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René Guénon et le sort de l'Occident

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René Guénon et le sort de l'Occident Empty René Guénon et le sort de l'Occident

Message par Ligeia Sam 10 Oct - 11:41

Ce sujet reprendra non seulement les trois hypothèses émises par Guénon sur le sort de l'Occident, mais aussi des textes de Charles-André Gilis et de Michel Vâlsan.


  • "Nous ne pouvons que redire que le seul remède véritable consiste dans une restauration de la pure intellectualité ; malheureusement, de ce point de vue, les chances d’une réaction venant de l’Occident lui-même semblent diminuer chaque jour davantage, car ce qui subsiste comme tradition en Occident est de plus en plus affecté par la mentalité moderne, et par conséquent d’autant moins capable de servir de base solide à une telle restauration, si bien que, sans écarter aucune des possibilités qui peuvent encore exister, il paraît plus vraisemblable que jamais que l’Orient ait à intervenir plus ou moins directement, de la façon que nous avons expliquée, si cette restauration doit se réaliser quelque jour."  Orient et Occident, René Guénon.

 

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René Guénon et le sort de l'Occident Citation%2Benvahissement


René Guénon : Les trois hypothèses relatives à l'avenir de l'Occident


Texte issu du livre "Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues", chapitre Conclusion.

1ère partie :


Si quelques Occidentaux pouvaient, par la lecture du précédent exposé, prendre conscience de ce qui leur manque intellectuellement, s’ils pouvaient, nous ne dirons pas même le comprendre, mais seulement l’entrevoir et le pressentir, ce travail n’aurait pas été fait en vain.
En cela, nous n’entendons pas parler uniquement des avantages inappréciables que pourraient obtenir directement, pour eux-mêmes, ceux qui seraient ainsi amenés à étudier les doctrines orientales, où ils trouveraient, pour peu qu’ils eussent les aptitudes requises, des connaissances auxquelles il n’est rien de comparable en Occident, et auprès desquelles les philosophies qui passent pour géniales et sublimes ne sont que des amusements d’enfants ; il n’y a pas de commune mesure entre la vérité pleinement assentie, par une conception de possibilités illimitées, et dans une réalisation adéquate à cette conception, et les hypothèses quelconques imaginées par des fantaisies individuelles à la mesure de leur capacité essentiellement bornée.

Il est encore d’autres résultats, d’un intérêt plus général, et qui sont d’ailleurs liés à ceux-là à titre de conséquences plus ou moins lointaines ; nous voulons faire allusion à la préparation, sans doute à longue échéance, mais néanmoins effective, d’un rapprochement intellectuel entre l’Orient et l’Occident.

En parlant de la divergence de l’Occident par rapport à l’Orient, qui est allée en s’accentuant plus que jamais dans l’époque moderne, nous avons dit que nous ne pensions pas, malgré les apparences, que cette divergence pût continuer ainsi indéfiniment. En d’autres termes, il nous paraît difficile que l’Occident, par sa mentalité et par l’ensemble de ses tendances, s’éloigne toujours de plus en plus de l’Orient, comme il le fait actuellement, et qu’il ne se produise pas tôt ou tard une réaction qui pourrait, sous certaines conditions, avoir les plus heureux effets ; cela nous paraît même d’autant plus difficile que le domaine dans lequel se développe la civilisation occidentale moderne est, par sa nature propre, le plus limité de tous.
De plus, le caractère changeant et instable qui est particulier à la mentalité de l’Occident permet de ne pas désespérer de lui voir prendre, le cas échéant, une direction toute différente et même opposée, de sorte que le remède se trouverait alors dans ce qui est, à nos yeux, la marque même de l’infériorité ; mais ce ne serait vraiment un remède, nous le répétons, que sous certaines conditions, hors desquelles ce pourrait être au contraire un plus grand mal encore en comparaison de l’état actuel.
Ceci peut paraître fort obscur, et il y a, nous le reconnaissons, quelque difficulté à le rendre aussi complètement intelligible qu’il serait souhaitable, même en se plaçant au point de vue de l’Occident et en s’efforçant de parler son langage ; nous l’essaierons cependant, mais en avertissant que les explications que nous allons donner ne sauraient correspondre à notre pensée tout entière.

Tout d’abord, la mentalité spéciale qui est celle de certains Occidentaux nous oblige à déclarer expressément que nous n’entendons formuler ici rien qui ressemble de près ou de loin à des « prophéties » ; il n’est peut-être pas très difficile d’en donner l’illusion en exposant sous une forme appropriée les résultats de certaines déductions, mais cela ne va pas sans quelque charlatanisme, à moins d’être soi-même dans un état d’esprit qui prédispose à une sorte d’autosuggestion : des deux termes de cette alternative, le premier nous inspire une répugnance invincible, et le second représente un cas qui n’est heureusement pas le nôtre.
Nous éviterons donc les précisions que nous ne pourrions justifier, pour quelque raison que ce soit, et qui d’ailleurs, si elles n’étaient hasardeuses, seraient tout au moins inutiles ; nous ne sommes pas de ceux qui pensent qu’une connaissance détaillée de l’avenir pourrait être avantageuse à l’homme, et nous estimons parfaitement légitime le discrédit qui atteint, en Orient, la pratique des arts divinatoires. Il y aurait déjà là un motif suffisant de condamner l’occultisme et les autres spéculations similaires, qui attribuent tant d’importance à ces sortes de choses, même s’il n’y avait pas, dans l’ordre doctrinal, d’autres considérations encore plus graves et plus décisives pour faire rejeter absolument des conceptions qui sont à la fois chimériques et dangereuses.
Nous admettrons qu’il ne soit pas possible de prévoir actuellement les circonstances qui pourront déterminer un changement de direction dans le développement de l’Occident ; mais la possibilité d’un tel changement n’est contestable que pour ceux qui croient que ce développement, dans son sens actuel, constitue un « progrès » absolu. Pour nous, cette idée d’un « progrès » absolu est dépourvue de signification, et nous avons déjà indiqué l’incompatibilité de certains développements, dont la conséquence est qu’un progrès relatif dans un domaine déterminé amène dans un autre une régression correspondante ; nous ne disons pas équivalente, car on ne peut parler d’équivalence entre des choses qui ne sont ni de même nature ni de même ordre.
C’est ce qui est arrivé pour la civilisation occidentale : les recherches faites uniquement en vue des applications pratiques et du progrès matériel ont entraîné, comme elles le devaient nécessairement, une régression dans l’ordre purement spéculatif et intellectuel ; et, comme il n’y a aucune commune mesure entre ces deux domaines, ce qu’on perdait ainsi d’un côté valait incomparablement plus que ce qu’on gagnait de l’autre ; il faut toute la déformation mentale de la très grande majorité des Occidentaux modernes pour apprécier les choses autrement.

Quoi qu’il en soit, si l’on considère seulement qu’un développement unilinéaire est forcément soumis à certaines conditions limitatives, qui sont plus étroites lorsque ce développement s’accomplit dans l’ordre matériel qu’en tout autre cas, on peut bien dire que le changement de direction dont nous venons de parler devra, presque sûrement, se produire à un moment donné.
Quant à la nature des événements qui y contribueront, il est possible qu’on finisse par s’apercevoir que les choses auxquelles on attache présentement une importance exclusive sont impuissantes à donner les résultats qu’on en attend ; mais cela même supposerait déjà une certaine modification de la mentalité commune, encore que la déception puisse être surtout sentimentale et porter, par exemple, sur la constatation de l’inexistence d’un « progrès moral » parallèle au progrès dit scientifique. En effet, les moyens du changement, s’ils ne viennent d’ailleurs, devront être d’une médiocrité proportionnée à celle de la mentalité sur laquelle ils auront à agir ; mais cette médiocrité ferait plutôt mal augurer de ce qui en résultera.
On peut encore supposer que les inventions mécaniques, poussées toujours plus loin, arriveront à un degré où elles apparaîtront comme tellement dangereuses qu’on se verra contraint d’y renoncer, soit par la terreur qu’engendreront peu à peu certains de leurs effets, soit même à la suite d’un cataclysme que nous laisserons à chacun la possibilité de se représenter à son gré. Dans ce cas encore, le mobile du changement serait d’ordre sentimental, mais de cette sentimentalité qui tient de très près au physiologique ; et nous ferons remarquer, sans y insister autrement, que des symptômes se rapportant à l’une et à l’autre des deux possibilités que nous venons d’indiquer se sont déjà produits, bien que dans une faible mesure, du fait des récents événements qui ont troublé l’Europe, mais qui ne sont pas encore assez considérables, quoi qu’on en puisse penser, pour déterminer à cet égard des résultats profonds et durables.
D’ailleurs, des changements comme ceux que nous envisageons peuvent s’opérer lentement et graduellement, et demander quelques siècles pour s’accomplir, comme ils peuvent aussi sortir tout à coup de bouleversements rapides et imprévus ; cependant, même dans le premier cas, il est vraisemblable qu’il doit arriver un moment où il y a une rupture plus ou moins brusque, une véritable solution de continuité par rapport à l’état antérieur.

De toutes façons, nous admettrons encore qu’il soit impossible de fixer à l’avance, même approximativement, la date d’un tel changement ; pourtant, nous devons à la vérité de dire que ceux qui ont quelque connaissance des lois cycliques et de leur application aux périodes historiques pourraient se permettre au moins quelques prévisions et déterminer des époques comprises entre certaines limites ; mais nous nous abstiendrons entièrement ici de ce genre de considérations, d’autant plus qu’elles ont été parfois simulées par des gens qui n’avaient aucune connaissance réelle des lois auxquelles nous venons de faire allusion, et pour qui il était d’autant plus facile de parler de ces choses qu’ils les ignoraient plus complètement : cette dernière réflexion ne doit pas être prise pour un paradoxe, mais ce qu’elle exprime est littéralement exact.

La question qui se pose maintenant est celle-ci : à supposer qu’une réaction vienne à se produire en Occident à une époque indéterminée, et à la suite d’événements quelconques, et qu’elle provoque l’abandon de ce en quoi consiste entièrement la civilisation européenne actuelle, qu’en résultera-t-il ultérieurement ?

Plusieurs cas sont possibles, et il y a lieu d’envisager les diverses hypothèses qui y correspondent : la plus défavorable est celle où rien ne viendrait remplacer cette civilisation, et où, celle-ci disparaissant, l’Occident, livré d’ailleurs à lui-même, se trouverait plongé dans la pire barbarie.
Pour comprendre cette possibilité, il suffit de réfléchir que, sans même remonter au delà des temps dits historiques, on trouve bien des exemples de civilisations qui ont entièrement disparu ; parfois, elles étaient celles de peuples qui se sont également éteints, mais cette supposition n’est guère réalisable que pour des civilisations assez étroitement localisées, et, pour celles qui ont une plus grande extension, il est plus vraisemblable que l’on voie les peuples leur survivre en se trouvant réduits à un état de dégénérescence plus ou moins comparable à celui que représentent, comme nous l’avons dit précédemment, les sauvages actuels ; il n’est pas utile d’y insister plus longuement pour qu’on se rende compte de tout ce qu’a d’inquiétant cette première hypothèse.

Le second cas serait celui où les représentants d’autres civilisations, c’est-à-dire les peuples orientaux, pour sauver le monde occidental de cette déchéance irrémédiable, se l’assimileraient de gré ou de force, à supposer que la chose fût possible, et que d’ailleurs l’Orient y consentît, dans sa totalité ou dans quelqu’une de ses parties composantes. Nous espérons que nul ne sera assez aveuglé par les préjugés occidentaux pour ne pas reconnaître combien cette hypothèse serait préférable à la précédente : il y aurait assurément, dans de telles circonstances, une période transitoire occupée par des révolutions ethniques fort pénibles, dont il est difficile de se faire une idée, mais le résultat final serait de nature à compenser les dommages causés fatalement par une semblable catastrophe ; seulement, l’Occident devrait renoncer à ses caractéristiques propres et se trouverait absorbé purement et simplement.

C’est pourquoi il convient d’envisager un troisième cas comme bien plus favorable au point de vue occidental, quoique équivalent, à vrai dire, au point de vue de l’ensemble de l’humanité terrestre, puisque, s’il venait à se réaliser, l’effet en serait de faire disparaître l’anomalie occidentale, non par suppression comme dans la première hypothèse, mais, comme dans la seconde, par retour à l’intellectualité vraie et normale ; mais ce retour, au lieu d’être imposé et contraint, ou tout au plus accepté et subi du dehors, serait effectué alors volontairement et comme spontanément.
On voit ce qu’implique, pour être réalisable, cette dernière possibilité : il faudrait que l’Occident, au moment même où son développement dans le sens actuel toucherait à sa fin, trouvât en lui-même les principes d’un développement dans un autre sens, qu’il pourrait dès lors accomplir d’une façon toute naturelle ; et ce nouveau développement, en rendant sa civilisation comparable à celles de l’Orient, lui permettrait de conserver dans le monde, non pas une prépondérance à laquelle il n’a aucun titre et qu’il ne doit qu’à l’emploi de la force brutale, mais du moins la place qu’il peut légitimement occuper comme représentant une civilisation parmi d’autres, et une civilisation qui, dans ces conditions, ne serait plus un élément de déséquilibre et d’oppression pour le reste des hommes.

Il ne faut pas croire, en effet, que la domination occidentale puisse être appréciée autrement par les peuples de civilisations différentes sur qui elle s’exerce présentement ; nous ne parlons pas, bien entendu, de certaines peuplades dégénérées, et encore, même à celles-là, elle est peut-être plus nuisible qu’utile, parce qu’elles ne prennent à leurs conquérants que ce qu’ils ont de plus mauvais.
Pour les Orientaux, nous avons déjà indiqué, à diverses reprises, combien nous paraît justifié leur mépris de l’Occident, d’autant plus que la race européenne met plus d’insistance à affirmer son odieuse et ridicule prétention à une supériorité mentale inexistante, et à vouloir imposer à tous les hommes une assimilation que, en raison de ses caractères instables et mal définis, elle est heureusement incapable de réaliser. Il faut toute l’illusion et tout l’aveuglement qu’engendre le plus absurde parti pris pour croire que la mentalité occidentale gagnera jamais l’Orient, et que des hommes pour qui il n’est de vraie supériorité que celle de l’intellectualité arriveront à se laisser séduire par des inventions mécaniques, pour lesquelles ils éprouvent beaucoup de répugnance, mais non la moindre admiration.
Sans doute, il peut se faire que les Orientaux acceptent ou plutôt subissent certaines nécessités de l’époque actuelle, mais en les regardant comme purement transitoires et comme bien plus gênantes qu’avantageuses, et en n’aspirant au fond qu’à se débarrasser de tout ce « progrès » matériel, auquel ils ne s’intéresseront jamais véritablement, à part certaines exceptions individuelles dues à une éducation tout occidentale ; d’une façon générale, les modifications en ce sens restent beaucoup plus superficielles que certaines apparences ne pourraient le faire croire parfois aux observateurs du dehors, et cela malgré tous les efforts du prosélytisme occidental le plus ardent et le plus intempestif. Les Orientaux ont tout intérêt, intellectuellement, à ne pas changer aujourd’hui plus qu’ils n’ont changé au cours des siècles antérieurs ; tout ce que nous avons dit ici est pour le prouver, et c’est une des raisons pour lesquelles un rapprochement vrai et profond ne peut venir, ainsi qu’il est logique et normal, que d’un changement accompli du côté occidental. »



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Message par Ligeia Lun 12 Oct - 15:37

Un exemple révélateur de l'incompréhension générale qui règne actuellement (extrait de la correspondance de René Guénon) :


  • « Pour ce qui est des "prophéties occidentales" (j’aimerais mieux ne les appeler que "prédictions") qui parlent d’une futur "lutte de la Croix et du Croissant", j’avoue que je ne leur accorde qu’une valeur des plus relatives. D’abord, je ne vois pas du tout, dans l’état actuel du monde, quels peuples pourraient bien être qualifiés pour représenter la Croix; ensuite le Croissant n’a jamais symbolisé l’Islam que dans l’imagination des Occidentaux, il ne lui appartient ni exclusivement ni essentiellement, et il y est uniquement un symbole de "majesté", rien de plus.

    René Guénon et le sort de l'Occident Embleme-henri-II-croissant-de-lune

    Je vous signalerai à ce propos que le roi de France Henri II que je ne crois pas avoir été musulman, en avait fait son emblème personnel, et aussi qu’on voit ici sur beaucoup de boutiques Coptes donc chrétiennes, la Croix entre les cornes du croissant (ce qui reproduit d’ailleurs exactement un ancien symbole phénicien, bien antérieur à l’islam et au christianisme).
    Mais il y a des "clichés" que l’ignorance se plait à répéter indéfiniment: c’est ainsi, pour prendre encore un autre exemple qu’il est convenu en Europe que l’étendard du Prophète était vert; or il y en avait deux, un blanc pour la paix et un noir pour la guerre; le vert n’est venu que beaucoup plus tard, sous je ne sais quel Khalife. »



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René Guénon : Les trois hypothèses relatives à l'avenir de l'Occident


Texte issu du livre "Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues", chapitre Conclusion.

2nde et dernière partie :

« Il nous faut encore revenir sur les trois hypothèses que nous avons décrites, pour marquer plus précisément les conditions qui détermineraient la réalisation de l’une ou de l’autre d’entre elles ; tout dépend évidemment, à cet égard, de l’état mental dans lequel se trouverait le monde occidental au moment où il atteindrait le point d’arrêt de sa civilisation actuelle.
Si cet état mental était alors tel qu’il est aujourd’hui, c’est la première hypothèse qui devrait nécessairement se réaliser, puisqu’il n’y aurait rien qui pût remplacer ce à quoi l’on renoncerait, et que, d’autre part, l’assimilation par d’autres civilisations serait impossible, la différence des mentalités allant jusqu’à l’opposition.
Cette assimilation, qui répond à notre seconde hypothèse, supposerait, comme minimum de conditions, l’existence en Occident d’un noyau intellectuel, même formé seulement d’une élite peu nombreuse, mais assez fortement constitué pour fournir l’intermédiaire indispensable pour ramener la mentalité générale, en lui imprimant une direction qui n’aurait d’ailleurs nullement besoin d’être consciente pour la masse, vers les sources de l’intellectualité véritable.
Dès que l’on considère comme possible la supposition d’un arrêt de civilisation, la constitution préalable de cette élite apparaît donc comme seule capable de sauver l’Occident, au moment voulu, du chaos et de la dissolution ; et, du reste, pour intéresser au sort de l’Occident les détenteurs des traditions orientales, il serait essentiel de leur montrer que, si leurs appréciations les plus sévères ne sont pas injustes envers l’intellectualité occidentale prise dans son ensemble, il peut y avoir du moins d’honorables exceptions, indiquant que la déchéance de cette intellectualité n’est pas absolument irrémédiable.

Nous avons dit que la réalisation de la seconde hypothèse ne serait pas exempte, transitoirement tout au moins, de certains côtés fâcheux, dès lors que le rôle de l’élite s’y réduirait à servir de point d’appui à une action dont l’Occident n’aurait pas l’initiative ; mais ce rôle serait tout autre si les événements lui laissaient le temps d’exercer une telle action directement et par elle-même, ce qui correspondrait à la possibilité de la troisième hypothèse.
On peut en effet concevoir que l’élite intellectuelle, une fois constituée, agisse en quelque sorte à la façon d’un « ferment » dans le monde occidental, pour préparer la transformation qui, en devenant effective, lui permettrait de traiter, sinon d’égal à égal, du moins comme une puissance autonome, avec les représentants autorisés des civilisations orientales.
Dans ce cas, la transformation aurait une apparence de spontanéité, d’autant plus qu’elle pourrait s’opérer sans heurt, pour peu que l’élite eût acquis à temps une influence suffisante pour diriger réellement la mentalité générale ; et d’ailleurs l’appui des Orientaux ne lui ferait pas défaut dans cette tâche, car ils seront toujours favorables, ainsi qu’il est naturel, à un rapprochement s’accomplissant sur de telles bases, d’autant plus qu’ils y auraient également un intérêt qui, pour être d’un tout autre ordre que celui qu’y trouveraient les Occidentaux, ne serait nullement négligeable, mais qu’il serait peut-être assez difficile, et d’ailleurs inutile, de chercher à définir ici.

Quoi qu’il en soit, ce sur quoi nous insistons, c’est que, pour préparer le changement dont il s’agit, il n’est aucunement nécessaire que la masse occidentale, même en se bornant à la masse soi-disant intellectuelle, y prenne part tout d’abord ; si même cela n’était tout à fait impossible, ce serait plutôt nuisible à certains égards ; il suffit donc, pour commencer, que quelques individualités comprennent la nécessité d’un tel changement, mais à la condition, bien entendu, qu’elles la comprennent vraiment et profondément.

Nous avons montré le caractère essentiellement traditionnel de toutes les civilisations orientales ; le défaut de rattachement effectif à une tradition est, au fond, la racine même de la déviation occidentale. Le retour à une civilisation traditionnelle, dans ses principes et dans tout l’ensemble de ses institutions, apparaît donc comme la condition fondamentale de la transformation dont nous venons de parler, ou plutôt comme identique à cette transformation même, qui serait accomplie dès que ce retour serait pleinement effectué, et dans des conditions qui permettraient même de garder ce que la civilisation occidentale actuelle peut contenir de vraiment avantageux sous quelques rapports, pourvu seulement que les choses n’allassent pas antérieurement jusqu’au point où une renonciation totale s’imposerait.
Ce retour à la tradition se présente donc comme le plus essentiel des buts que l’élite intellectuelle devrait assigner à son activité ; la difficulté est de réaliser intégralement tout ce qu’il implique dans des ordres divers, et aussi d’en déterminer exactement les modalités. Nous dirons seulement que le moyen âge nous offre l’exemple d’un développement traditionnel proprement occidental ; il s’agirait en somme, non pas de copier ou de reconstituer purement et simplement ce qui exista alors, mais de s’en inspirer pour l’adaptation nécessitée par les circonstances.
S’il y a une « tradition occidentale », c’est là qu’elle se trouve, et non dans les fantaisies des occultistes et des pseudo-ésotéristes ; cette tradition était alors conçue en mode religieux, mais nous ne voyons pas que l’Occident soit apte à la concevoir autrement, aujourd’hui moins que jamais ; il suffirait que quelques esprits eussent conscience de l’unité essentielle de toutes les doctrines traditionnelles dans leur principe, ainsi que cela dut avoir lieu aussi à cette époque, car il y a bien des indices qui permettent de le penser, à défaut de preuves tangibles et écrites dont l’absence est fort naturelle, en dépit de la « méthode historique » dont ces choses ne relèvent à aucun titre.

Nous avons indiqué, suivant que l’occasion s’en offrait au cours de notre exposé, les caractères principaux de la civilisation du moyen âge, en tant qu’elle présente des analogies, très réelles bien qu’incomplètes, avec les civilisations orientales, et nous n’y reviendrons pas ; tout ce que nous voulons dire maintenant, c’est que l’Occident, se trouvant en possession de la tradition la mieux appropriée à ses conditions particulières, et d’ailleurs suffisante pour la généralité des individus, serait dispensé par là de s’adapter plus ou moins péniblement à d’autres formes traditionnelles qui n’ont pas été faites pour cette partie de l’humanité ; on voit assez combien cet avantage serait appréciable.

Le travail à accomplir devrait, au début, s’en tenir au point de vue purement intellectuel, qui est le plus essentiel de tous, puisque c’est celui des principes, dont tout le reste dépend ; il est évident que les conséquences s’en étendraient ensuite, plus ou moins rapidement, à tous les autres domaines, par une répercussion toute naturelle ; modifier la mentalité d’un milieu est le seul moyen d’y produire, même socialement, un changement profond et durable, et vouloir commencer par les conséquences est une méthode éminemment illogique, qui n’est digne que de l’agitation impatiente et stérile des Occidentaux actuels.
D’ailleurs, le point de vue intellectuel est le seul qui soit immédiatement abordable, parce que l’universalité des principes les rend assimilables pour tout homme, à quelque race qu’il appartienne, sous la seule condition d’une capacité de compréhension suffisante ; il peut paraître singulier que ce qui est le plus facilement saisissable dans une tradition soit précisément ce qu’elle a de plus élevé, mais cela se comprend pourtant sans peine, puisque c’est ce qui est dégagé de toutes les contingences. C’est là aussi ce qui explique que les sciences traditionnelles secondaires, qui ne sont que des applications contingentes, ne soient pas, sous leur forme orientale, entièrement assimilables pour les Occidentaux ; quant à en constituer ou à en restituer l’équivalent dans un mode qui convienne à la mentalité occidentale, c’est là une tâche dont la réalisation ne peut apparaître que comme une possibilité fort éloignée, et dont l’importance, d’ailleurs, bien que très grande encore, n’est en somme qu’accessoire. Si nous nous bornons à envisager le point de vue intellectuel, c’est donc parce qu’il est bien, de toutes façons, le premier qu’il y ait lieu d’envisager en effet ; mais nous rappelons qu’il faut l’entendre de telle sorte que les possibilités qu’il comporte soient vraiment illimitées, ainsi que nous l’avons expliqué en caractérisant la pensée métaphysique.

C’est de métaphysique qu’il s’agit essentiellement, puisqu’il n’y a que cela qui puisse être dit proprement et purement intellectuel ; et ceci nous amène à préciser que, pour l’élite dont nous avons parlé, la tradition, dans son essence profonde, n’a pas à être conçue sous le mode spécifiquement religieux, qui n’est, après tout, qu’une affaire d’adaptation aux conditions de la mentalité générale et moyenne.

D’autre part, cette élite, avant même d’avoir réalisé une modification appréciable dans l’orientation de la pensée commune, pourrait déjà, par son influence, obtenir dans l’ordre des contingences quelques avantages assez importants, comme de faire disparaître les difficultés et les malentendus qui sont autrement inévitables dans les relations avec les peuples orientaux ; mais, nous le répétons, ce ne sont là que des conséquences secondaires de la seule réalisation primordialement indispensable, et celle-ci, qui conditionne tout le reste et n’est elle-même conditionnée par rien d’autre, est d’un ordre tout intérieur.
Ce qui doit jouer le premier rôle, c’est donc la compréhension des questions de principes dont nous avons essayé d’indiquer ici la vraie nature, et cette compréhension implique, au fond, l’assimilation des modes essentiels de la pensée orientale ; d’ailleurs, tant que l’on pense en des modes différents, et surtout sans que, d’un côté, on ait conscience de la différence, aucune entente n’est évidemment possible, pas plus que si l’on parlait des langues différentes, un des interlocuteurs ignorant celle de l’autre.
C’est pourquoi les travaux des orientalistes ne peuvent être d’aucun secours pour ce dont il s’agit, quand ils ne sont pas un obstacle pour les raisons que nous avons données ; c’est aussi pourquoi, ayant jugé utile d’écrire ces choses, nous nous proposons en outre de préciser et de développer certains points dans une série d’études métaphysiques, soit en exposant directement quelques aspects des doctrines orientales, de celles de l’Inde en particulier, soit en adaptant ces mêmes doctrines de la façon qui nous paraîtra la plus intelligible, lorsque nous estimerons une telle adaptation préférable à l’exposition pure et simple ; dans tous les cas, ce que nous présenterons ainsi sera toujours, dans l’esprit, sinon dans la lettre, une interprétation aussi scrupuleusement exacte et fidèle que possible des doctrines traditionnelles, et ce que nous y mettrons du nôtre, ce seront surtout les imperfections fatales de l’expression.

En cherchant à faire comprendre la nécessité d’un rapprochement avec l’Orient, nous nous en sommes tenu, à part la question du bénéfice intellectuel qui en serait le résultat immédiat, à un point de vue qui est encore tout contingent, ou du moins qui semble l’être quand on ne le rattache pas à certaines autres considérations qu’il ne nous était pas possible d’aborder, et qui tiennent surtout au sens profond de ces lois cycliques dont nous nous sommes borné à mentionner l’existence ; il n’empêche que ce point de vue, même tel que nous l’avons exposé, nous paraît très propre à retenir l’attention des esprits sérieux et à les faire réfléchir, à la seule condition qu’ils ne soient pas entièrement aveuglés par les préjugés communs de l’Occident moderne.
Ces préjugés sont portés à leur plus haut degré chez les peuples germaniques et anglo-saxons, qui sont ainsi, mentalement plus encore que physiquement, les plus éloignés des Orientaux ; comme les Slaves n’ont qu’une intellectualité réduite en quelque sorte au minimum, et comme le Celtisme n’existe plus guère qu’à l’état de souvenir historique, il ne reste que les peuples dits latins, et qui le sont en effet par les langues qu’ils parlent et par les modalités spéciales de leur civilisation, sinon par leurs origines ethniques, chez lesquels la réalisation d’un plan comme celui que nous venons d’indiquer pourrait, avec quelques chances de succès, prendre son point de départ.

Ce plan comporte en somme deux phases principales, qui sont la constitution de l’élite intellectuelle et son action sur le milieu occidental ; mais, sur les moyens de l’une et de l’autre, on ne peut rien dire actuellement, car ce serait prématuré à tous égards ; nous n’avons voulu envisager là, nous le répétons, que des possibilités sans doute très lointaines, mais qui n’en sont pas moins des possibilités, ce qui est suffisant pour qu’on doive les envisager.

Parmi les choses qui précèdent, il en est quelques-unes que nous eussions peut-être hésité à écrire avant les derniers événements, qui semblent avoir rapproché quelque peu ces possibilités, ou qui, tout au moins, peuvent permettre de les mieux comprendre ; sans attacher une importance excessive aux contingences historiques, qui n’affectent en rien la vérité, il ne faut pas oublier qu’il y a une question d’opportunité qui doit souvent intervenir dans la formulation extérieure de cette vérité.

Il manque encore bien des choses à cette conclusion pour être complète, et ces choses sont même celles qui concernent les aspects les plus profonds, donc les plus vraiment essentiels, des doctrines orientales et des résultats qu’on peut attendre de leur étude pour ceux qui sont capables de la mener assez loin ; ce dont il s’agit peut être pressenti, dans une certaine mesure, par le peu que nous avons dit au sujet de la réalisation métaphysique, mais nous avons indiqué en même temps les raisons pour lesquelles il ne nous était pas possible d’y insister davantage, surtout dans un exposé préliminaire comme celui-ci ; peut-être y reviendrons-nous ailleurs, mais c’est là surtout qu’il faut toujours se souvenir que, suivant une formule extrême-orientale, « celui qui sait dix ne doit enseigner que neuf ».

Quoi qu’il en soit, tout ce qui peut être développé sans réserves, c’est-à-dire tout ce qu’il y a d’exprimable dans le côté purement théorique de la métaphysique, est encore plus que suffisant pour que, à ceux qui peuvent le comprendre, même s’ils ne vont pas au delà, les spéculations analytiques et fragmentaires de l’Occident moderne apparaissent telles qu’elles sont en réalité, c’est-à-dire comme une recherche vaine et illusoire, sans principe et sans but final, et dont les médiocres résultats ne valent ni le temps ni les efforts de quiconque a un horizon intellectuel assez étendu pour n’y point borner son activité. »


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René Guénon et le sort de l'Occident Empty CA GILIS : René Guénon et le sort de l'Occident

Message par Ligeia Jeu 15 Oct - 20:18

Charles-André Gilis, « René Guénon 1907-1961 »
Chapitre 5 : Les fondements de l’œuvre

Ce chapitre est extrait de l'ouvrage de Charles-André Gilis : « René Guénon 1907-1961 ».

Il n'est pas, à ma connaissance et à ce jour, disponible sur internet.
Vous pouvez vous le procurer sur ce site :  https://www.leturbannoir.com/produit/rene-guenon-1907-1961/


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Les fondements de l’œuvre


"L’œuvre de René Guénon procède de l’ésotérisme, traite de l’ésotérisme et c’est en mode ésotérique qu’il convient de la lire."


Si difficiles qu’elles auront à être admises par les Occidentaux qui s’en tiennent à une interprétation littérale de l’œuvre de René Guénon, la signification et les conséquences de ce constat d’échec [la restauration d’une autorité traditionnelle en Occident] doivent être clairement et complètement établies.
Tout d’abord, on relève qu’à aucun moment la fonction dont il fut investi ne s’est appuyée sur une organisation existante : seule une revivification de l’ancienne tradition occidentale fut envisagée.

L’Eglise catholique et la Franc-Maçonnerie furent écartées dés le départ, et sans appel. Toutefois, si cette tentative avait réussi, la première aurait certainement été appelée à jouer un rôle dans l’ordre exotérique. Même si l’Ordre du Temple n’était pas, à proprement parlé, une modalité de l’ésotérisme chrétien, on ne voit pas comment il aurait exercé son influence, et éventuellement son action, autrement qu’en s’appuyant sur le Catholicisme.
Quant à la Franc-Maçonnerie, les limitations inhérentes à la nature de son initiation et à la dérive spéculative la disqualifiaient pour opérer l’œuvre qu’il convenait d’entreprendre. Jusqu’à nos jours, elle n’a jamais accepté cette mise à l’écart dont les raisons sont pourtant évidentes.
Les moyens puissants dont elle dispose, et qu’elle utilise pour tenter de récupérer à son profit la doctrine exposée par René Guénon en lui imposant des restrictions arbitraires, peuvent expliquer la difficulté qu’elle éprouve à renoncer à ses prétentions illusoires.

Dés 1910, plus aucun redressement de l’Occident n’était envisageable par le développement de ses possibilités propres s’effectuant dans le sens d’un « retour à l’intellectualité vraie et normale » (1). René Guénon le savait mieux que personne ; et pourtant, jusqu’à son départ pour l’Orient, il va s’adresser aux Occidentaux comme si ce redressement était encore possible ; et cela à trois reprises : dans l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues qui paraît en 1921, dans Orient et Occident trois ans plus tard, et dans La Crise du Monde moderne qui paraît en 1927.
Il faut donc essayer de déterminer, autant que faire se peut, les motifs pour lesquels il a agi de la sorte, sous peine de ne rien comprendre à la signification véritable de ce qu’il écrit.

1 – Introduction générale, Conclusions.

L’œuvre de René Guénon procède de l’ésotérisme, traite de l’ésotérisme et c’est en mode ésotérique qu’il convient de la lire.

Deuxième constat décisif pour l’avenir : à partir du moment où aucun redressement proprement « occidental » n’était plus envisageable, le recours à la tradition islamique, seule forme traditionnelle réunissant le double avantage d’être de type religieux et de disposer d’une doctrine complète, s’imposait. Cet aspect apparaît comme la face complémentaire du premier.
René Guénon s’en est-il immédiatement rendu compte ?
Il est certain que la question islamique était étrangère (du moins extérieurement) à son rattachement initial et à la rénovation templière, mais pour la suite on ne peut naturellement avancer quoi que ce soit.
A la question posée, nous serions tenté de répondre par l’affirmative, si l’on considère que le degré initiatique qui était le sien comportait la connaissance de nombreux secrets relatifs au moment cyclique où il l’avait acquis.
Ce qui est  en tous cas vérifiable est que, dès 1910, il reçoit de multiples rattachements islamiques, culminant (2), au plus tard dans les premiers mois de 1911, avec une transmission de la baraka akbarienne par l’intermédiaire d’Abd al-Hâdî, muqaddam du Cheikh Abd ar-Rahman Elîsh al-Kabîr.

2 – Sur ce point, on se référera aux remarquables écrits de M. Jean Foucaud sur Abd al-Hâdî.

Tout se sera donc joué en quatre ans, selon un développement traditionnel cohérent et harmonieux : initiation aux doctrines hindoues en 1907, rénovation de l’Ordre du Temple de 1908 à 1910, bénédiction akbarienne en 1911.
Cependant, ce dernier aspect n’apparaîtra dans ses écrits que bien plus tard et René Guénon s’emploiera constamment jusqu’à son départ en Orient, et même par la suite, à en minimiser l’importance.

Les raisons de sa réticence sont évoquées dans les trois ouvrages que nous avons cités, mais elles n’y apparaissent que de manière incidente de sorte que ses lecteurs n’y prêtèrent point attention et prirent pour de l’argent comptant ce qui relevait, en réalité, d’un plan divin à long terme.

Déjà dans son premier ouvrage, commentant la « seconde hypothèse » (3) où les peuples Orientaux « pour sauver le monde occidental de cette déchéance irrémédiable, se l’assimileraient de gré ou de force », il lançait cet avertissement :

  • « Il y aurait assurément, dans de telles circonstances, une période transitoire occupée par des révolutions ethniques fort pénibles, dont il est difficile de se faire une idée, mais le résultat final serait de nature à compenser les dommages causés fatalement par une semblable catastrophe ».


Et comme, dans son esprit, il y avait là tout autre chose qu’une simple hypothèse, il ajoutait :

  • « Nous espérons que nul ne sera assez aveuglé par les préjugés occidentaux pour ne pas reconnaître combien cette hypothèse serait préférable à la précédente (celle où l’Occident, livré à lui-même, se trouverait dans la pire barbarie) ».


Trois ans plus tard, dans Orient et Occident, il ne se borne plus à envisager l’intervention « des peuples orientaux » d’une façon générale et précise sa pensée à l’égard de la civilisation islamique en particulier (4).

3 – Rappelons que l’Introduction générale mentionnait en conclusion trois hypothèses relatives à l’avenir de l’Occident ; elles sont suffisamment connues.
4 -   Cf. Le dernier chapitre, intitulé : Entente et non fusion.


Nous reproduisons ce passage dans son intégralité, car il nous parait capital pour la bonne compréhension de l’attitude qu’il adopte dans la phase initiale de son œuvre. Il commence à expliquer pourquoi la référence aux doctrines hindoues lui paraît préférable pour l’exposé de la métaphysique traditionnelle : « elles sont relativement plus assimilables, et elles  réservent de plus larges possibilités d’adaptation ».
Pour justifier cette préférence, il ajoute que « l’Inde occupe une position moyenne dans l’ensemble oriental » et qu’elle n’est « ni trop loin ni trop près de l’Occident » alors qu’« il y aurait à se baser sur ce qui est plus rapproché, des inconvénients.... assez graves » ; et il achève ainsi sa justification :

  • « peut-être n’y aurait-il pas beaucoup d’avantages réels pour les compenser [ces inconvénients], car la civilisation islamique est à peu près aussi mal connue des Occidentaux que les civilisations plus orientales, et surtout sa partie métaphysique, qui est celle qui nous intéresse ici, leur échappe entièrement. »


Les doctrines ésotériques de l’islâm sont donc écartées à ce stade uniquement pour des questions d’opportunité, sans que cela entraîne le moindre jugement engageant l’avenir.
René Guénon termine son examen de l’« hypothèse islamique » par quelques lignes qui n’ont rien perdu, on en conviendra aisément, de leur vérité et de leur actualité :


  • « Il est vrai que cette civilisation islamique, avec ses deux faces ésotérique et exotérique, et avec la forme religieuse que revêt cette dernière, est ce qui ressemble le plus à ce que serait une civilisation traditionnelle occidentale ; mais la présence même de cette forme religieuse, par laquelle l’Islam tient en quelque sorte de l’Occident, risque d’éveiller certaines susceptibilités qui, si peu justifiées qu’elles soient au fond, ne seraient pas sans danger : ceux qui sont incapables de distinguer entre les différents domaines croiraient faussement à une concurrence sur le terrain religieux (5) ; et il y a certainement, dans la masse occidentale (où nous comprenons la plupart des pseudo-intellectuels), beaucoup plus de haine à l’égard de tout ce qui est islamique qu’en ce qui concerne le reste de l’Orient.
    La peur entre pour une bonne part dans les mobiles de cette haine, et cet état d’esprit n’est dû qu’à l’incompréhension, mais, tant qu’il existe, la plus élémentaire prudence exige qu’on en tienne compte dans une certaine mesure »

.

5 – C’est nous qui soulignons.

La considération de l’opportunité s’explique donc par l’ignorance occidentale et celle de la prudence par les manifestations d’une haine engendrée par la peur.
Nous sommes sans doute mieux placés que quiconque pour savoir à quelles rancœurs peut conduire l’incompréhension « des pseudos-intellectuels ». Et si René Guénon indique, pour finir, que le devoir de prudence ne doit être pris en  compte que « dans une certaine mesure », c’est parce qu’il sait que, tôt ou tard, tout devra être dit sans qu’il y ait à se préoccuper exagérément, ni de la fureur des uns, ni de la sotte hostilité des autres.

Un autre élément essentiel pour la compréhension des conditions, littéralement extraordinaires, dans lesquelles René Guénon fut amené à exercer sa fonction doctrinale réside dans la difficulté qu’il y avait pour lui à exprimer un enseignement procédant d’une autorité universelle dont les Occidentaux ne connaissaient aucun équivalent et dont ils ne pouvaient avoir aucune idée.
Il lui fallait donc procéder d’une manière en quelque sorte « négative » et tenter de leur faire entrevoir qu’en dépit de leurs prétentions ils ignoraient l’essence profonde des doctrines orientales.

Dans la Conclusion de son premier ouvrage on trouve une déclaration qui précise clairement ce point :

  • « Si quelques Occidentaux pouvaient, par la lecture du précédent exposé, prendre conscience de ce qui leur manque intellectuellement, s’ils pouvaient, nous ne dirons pas même le comprendre, mais seulement l’entrevoir et le pressentir, ce travail n’aurait pas été fait en vain. »


Cette difficulté explique pour une grande part les continuels changements et retournements dans les langages qu’il tient, dans ses attitudes, dans ce qu’il cache aux uns et déclare aux autres, car il lui faut constamment adapter ses exposés aux dispositions particulières, aux connaissances partielles et à l’ignorance généralisée de ses interlocuteurs, tout en évitant, dans la mesure du possible, toute confrontation directe.

Ceux qui, plus tard, étudieront cette période en s’en tenant aux apparences seront tentés de ne voir dans ces revirements que des astuces d’ordre tactique, voire des tromperies délibérées ; ce qui fut notamment le cas de Marie-France James.
Du reste, il faut bien reconnaître qu’il y avait souvent de quoi être déconcerté. Sa préoccupation essentielle, à ce moment, est de ne pas trahir l’autorité qu’il représente et de préparer les esprits à ce qui sera la révélation majeure de son œuvre avant son départ pour l’Orient : la doctrine du Roi du Monde.
Après la fermeture de l’Ordre du Temple Rénové, il ne lui était plus possible d’assumer cette autorité en mettant lui-même en œuvre le double pouvoir spirituel et temporel détenu par le Centre suprême.
Sa fonction relève toujours du « gouvernement ésotérique du monde », désigné en islâm par le terme tasarruf, mais elle ne peut plus s’exercer désormais que dans le domaine intellectuel.
L’œuvre doctrinale de René Guénon est à ce point magistrale que beaucoup admettent difficilement  qu’elle ne correspond nullement à son intention première et qu’elle n’est pas le fruit d’un choix délibéré. Elle fut conçue et accomplie comme étant « de second ordre », à un moment où aucune alternative ne demeurait ouverte pour lui.
On ne peut la comprendre telle qu’elle est en réalité, si l’on ne voit pas qu’elle est la conséquence d’un échec, mais aussi, à l’égard de l’Occident, la manifestation conjointe d’une sanction et d’une miséricorde divines.

Toujours dans la Conclusion de son Introduction générale, il indique :


  • « Le travail à accomplir devrait, au début, s’en tenir au point de vue purement intellectuel (6), qui est le plus essentiel de tous, puisque c’est celui des principes, dont tout le reste dépend ; il est évident que les conséquences s’en étendraient ensuite, plus ou moins rapidement, à tous les autres domaines, par une répercussion toute naturelle ; modifier la mentalité d’un milieu est le seul moyen d’y produire, même socialement, un changement profond et durable (7), et vouloir commencer par les conséquences est une méthode éminemment illogique, qui n’est digne que de l’agitation impatiente et stérile des Occidentaux actuels. »


6 – Sous-entendu : la réalisation d’un ordre traditionnel intégram demeure le but final, mais il ne pourra être accompli que dans un deuxième temps.
7- C’est nous qui soulignons.


En stigmatisant l’impatience occidentale, René Guénon laisse entrevoir qu’il entame un processus de longue haleine, appelé à se dérouler avec lenteur, et qui, de fait, n’aboutira que quarante ans plus tard avec la publication par Michel Vâlsan de la figure du Triangle de l’Androgyne.

Quant aux « conséquences » qui pourraient en découler, et qui concerneraient, dans un premier temps la guidance spirituelle, puis, dans une phase ultérieure, l’exercice effectif du pouvoir temporel, René Guénon s’en désintéresse dans les écrits qu’il publie.
Le « gouvernement ésotérique » ne lui assigne à ce moment d’autre but qu’une « modification de la mentalité du milieu » et il entend se consacrer exclusivement à cette tâche.
Dans un texte intitulé Réflexions sur le pouvoir occulte et qui paraît, à la veille de la guerre, dans La France chrétienne antimaçonnique (8 ), il apporte sur ce sujet quelques précisions décisives :

8 – Sous la signature du Sphinx.


  • « Les chefs (du pouvoir occulte) ne s’intéressent pas aux questions politiques et sociales en tant que telles ; ils pourront même n’avoir qu’une fort médiocre considération pour ceux qui se consacrent à ce genre de travaux » ; et encore :
    « Les Supérieurs Inconnus, de quelque sorte qu’ils soient, et quel que soit le domaine où ils veulent agir, ne cherchent jamais à créer des « mouvements »... ils créent seulement des « états d’esprits », ce qui est beaucoup plus efficace, mais peut-être un peu moins à la portée de tout le monde... la mentalité des individus et des collectivités peut être modifiée par un ensemble systématisé de suggestions appropriées ; au fond l’éducation elle-même n’est guère autre chose que cela... un état d’esprit déterminé requiert des conditions favorable pour s’établir, et il faut savoir,  ou profiter de ces conditions si elles existent déjà, ou en provoquer soi-même la réalisation. »


Ce texte se rapporte de toute évidence à s propre fonction et c’est à l’élaboration de conditions nouvelles qu’il s’emploie manifestement. En tant qu’il est le représentant du Centre suprême, René Guénon est lui-même un « Supérieur Inconnu » en ce sens que la source et la nature de son autorité sont ignorées de ceux auxquels il s’adresse (9).
Selon Michel Vâlsan, la croyance en leur présence agissante et secrète est une des conditions essentielles de l’orthodoxie maçonniques puisqu’elle implique la reconnaissance d’une subordination de la Franc-Maçonnerie au Centre primordial et universel. La couleur symbolique des Supérieurs Inconnus est le noir qui représente la non-manifestation du principe suprême (10).

9 – Il est à tout le moins curieux qu’il ait porté ce titre dans le milieu occultiste. Selon Jean-Pierre Laurant : « L’Ecole hermétique couvrait diverses organisations dont l’Ordre Martiniste où Guénon fut reçu « Supérieur Inconnu » (il fit, d’ailleurs, dans l’Initiation deux comptes-rendus signés R.G.S.I.) » ; cf. p. 44.
10 – Cf. Les « têtes noires », chap. XVI des Symboles fondamentaux.


Dans l’ésotérisme islamique, ils sont appelés rijâl al-ghayb (les « hommes du mystère »). On les désigne aussi sous le nom de malâmatî, les « hommes du blâme » qui, en toutes circonstances, cachent soigneusement leur fonction et leur état.
En cette qualité, René Guénon était détenteur d’une autorité majeure au sein du tasawwuf. Le nom divin correspondant  aux Supérieurs Inconnus est Huwa. Celui-ci est le secret du Nom de Majesté Allâh (11), le secret de la sourate al-Ikhlâs (qul Huwa Allâh), le secret du Coran tout entier qui est destiné à ceux qui « croient au Mystère » (alladhîna yu’minûna bi-l-ghayb ; Cor. 2, 3).
Toute manifestation de cette autorité suprême suscite inévitablement, en islâm comme ailleurs, l’incompréhension, voire le rejet et l’hostilité, et cela aussi bien de la part des exotéristes que des maîtres qui envisagent la direction spirituelle de façon unilatérale.

11 - Cf. Ibn Arabî, Le Livre du Nom de Majesté, p. 18-19.

La publication du Roi du Monde en 1927, l’année où il fait paraître aussi La crise du Monde moderne, apparaît comme l’aboutissement du travail préparatoire entrepris depuis six ans et comme la révélation majeure de cette première période de sa carrière de docteur.
De prime abord on peut s’étonner qu’il ait décidé, en parfaite connaissance de cause et conscient des risques encourus, d’aborder une question qui le concernait d’une manière aussi directe. Toutefois, on observe que si, dans les trois ouvrages où il traite du sort de l’Occident, il parle abondamment de lui-même, précisant ses intentions et indiquant ce qu’il conviendrait de faire, le Roi du Monde est écrit de manière beaucoup plus impersonnelle.
Seul fait exception le chapitre premier où il rapporte la circonstance anecdotique qui fut à l’origine de l’ouvrage, et qui s’est révélée déterminante : la publication en 1924 de l’ouvrage de Ferdinand Ossendowski : Bêtes, Hommes et Dieux qu’il qualifie lui-même de « fait nouveau et quelque peu inattendu » ; il ajoute : « le bruit qui a été fait autour de ce livre fournit, croyons-nous, une occasion favorable pour rompre enfin le silence sur cette question de l’Agarttha. »

L’ « occasion « favorable » est considérée comme la réponse à une demande d’istikhâra (12) implicite, tandis que l’adverbe « enfin » indique à quel point une étude sur cette question lui tenait à cœur, ce qu’un lecteur averti, attentif et acquis à son enseignement, n’aura aucune peine à comprendre.

12 – Rite qui consiste en islâm à rechercher ce qu’il convient de faire en accord avec les dispositions de la sagesse divine.

Pour le reste, l’auteur s’efface explicitement devant son sujet : « Si nous citons M. Ossendowski et même Saint-Yves, c’est uniquement parce que ce qu’ils ont dit peut servir de point de départ à des considérations qui n’ont rien à voir avec ce qu’on pourra penser de l’un et de l’autre, et dont la portée dépasse singulièrement leurs individualités, aussi bien que la nôtre, qui, en ce domaine, ne doit pas compter davantage (13). »
En revanche, l’autorité souveraine qu’il représente transparaît discrètement dans certains passages ; et c’est là un point essentiel dans la perspective de la présente étude.

D’une part, il indique que ses connaissances proviennent « de tout autres sources » que les témoignages recueillis par Ossendowski, sources dont il précise indirectement la nature : il ne s’agit sûrement pas de sources écrites, mais bien plutôt d’une inspiration directe liée au degré initiatique atteint et ne comportant aucune référence vérifiable.
Ses adversaires ne s’y sont pas trompés, qui n’ont voulu voir dans cet ouvrage que le produit de son imagination.
Le Roi du Monde est issu d’une évidence : sa signification ne peut être saisie que par l’évidence et son autorité ne peut s’imposer que par l’évidence.

13 – C’est nous qui soulignons. Ajoutons à cette occasion que ces considérations présentent un rapport direct avec ce qu’Ibn Arabî a mis au jour huit siècles auparavant dans la partie initiale du chapitre 73 des Futûhât. Les différences d’ordre individuel ne doivent pas ici « compter davantage » : il s’agit bel et bien d’un seul et même enseignement.

D’autre part, il déclare dans ses conclusions :

  • « Nous en avons dit (sur ce sujet) certainement bien plus qu’on ne l’avait fait jusqu’ici, et quelques uns seront peut-être tentés de nous le reprocher. Cependant, nous ne pensons pas que ce soit trop, et nous sommes même persuadé qu’il n’y a là rien qui ne doive être dit ».


René Guénon juge souverainement de ce qui doit être dit et de ce qui ne doit pas l’être ; ainsi que des questions d’opportunité qui l’obligent à le dire.
A l’égard de l’Occident et de ce qui convient à son redressement traditionnel, il est, et n’a jamais cessé d’être le « Souverain Commandeur du Temple ».


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René Guénon et le sort de l'Occident Empty Y a-t-il encore des possibilités initiatiques dans les formes traditionnelles occidentales ?

Message par Ligeia Jeu 22 Oct - 18:07

Cet article de René Guénon a été publié dans les Etudes Traditionnelles, janvier-février 1973.

Note de Michel Vâlsan :


  • Ce texte fut écrit en 1935 pour la revue roumaine Memra, mais il est resté jusqu'ici complètement inédit, car il ne put être publié ni en sa traduction roumaine, du fait de la cessation de la dite revue (laquelle n'avait eu d'ailleurs que deux livraisons, le n° 1 de décembre 1934 et les n°2-5 de janvier-avril 1935), ni en son original français. En le publiant maintenant, après 38 ans, nous mettons en bas de page, entre crochets, quelques précisions devenues utiles surtout aux lecteurs français.


Dans ses "Correspondances", Guénon précisera un peu plus tard (1936) :

  • "La restauration initiatique en mode occidental me paraît bien improbable, et même de plus en plus comme vous le dites ; au fond, du reste, je n’y ai jamais beaucoup compté, mais naturellement je ne pouvais pas trop le montrer dans mes livres, ne serait-ce que pour ne pas sembler écarter « a priori » la possibilité la plus favorable. Pour y suppléer, il n’y a pas d’autre moyen que de recourir à une autre forme traditionnelle, et la forme islamique est la seule qui se prête à faire quelque chose en Europe même, ce qui réduit les difficultés au minimum."


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René Guénon et le sort de l'Occident Centre10

René Guénon : Y a-t-il encore des possibilités initiatiques dans les formes traditionnelles occidentales ?


On peut dire que chaque forme traditionnelle particulière est une adaptation de la Tradition primordiale, dont toutes sont dérivées plus ou moins directement, à certaines circonstances spéciales de temps et de lieu ; aussi ce qui change de l'une à l'autre n'est-il point l'essence même de la doctrine, qui est au-delà de ces contingences, mais seulement les aspects extérieurs dont elle se revêt et à travers lesquels elle s'exprime.

Il résulte de là, d'une part, que toutes ces formes sont nécessairement équivalentes en principe, et, d'autre part, qu'il y a généralement avantage, pour les êtres humains, à se rattacher, autant que possible, à celle qui est propre au milieu dans lequel ils vivent, puisque c'est celle-là qui doit normalement convenir le mieux à leur nature individuelle.
C'est là ce que faisait remarquer à juste raison notre collaborateur J.-H. Probst-Biraben à la fin de son article sur le Dhikr (1) ; mais l'application qu'il tirait de ces vérités incontestables nous paraît demander quelques précisions supplémentaires, afin d'éviter toute confusion entre différents domaines qui, tout en relevant également de l'ordre traditionnel, n'en sont pas moins profondément distincts (2).
Il est facile de comprendre qu'il s'agit ici de la distinction fondamentale, sur laquelle nous avons déjà bien souvent insisté ailleurs, entre les deux domaines que l'on peut, si l'on veut, désigner respectivement comme « exotérique » et « ésotérique », en donnant à ces termes leur acception la plus large. Nous pouvons aussi identifier l'un au domaine religieux et l'autre au domaine initiatique ; pour le second, cette assimilation est rigoureusement exacte dans tous les cas; et, quant au premier, s'il ne prend l'aspect proprement religieux que dans certaines formes traditionnelles, celles-ci sont les seules dont nous ayons à nous occuper présentement, de sorte que cette restriction ne saurait présenter aucun inconvénient pour ce que nous nous proposons.

Cela dit, voici la question qu'il y a lieu d'envisager : lorsqu'une forme traditionnelle est complète, sous le double rapport exotérique et ésotérique, il est évidemment possible à tous d'y adhérer pareillement, soit qu'ils entendent se limiter au seul point de vue religieux, soit qu'ils veuillent suivre en outre la voie initiatique, puisque les deux domaines leur seront ainsi ouverts l'un et l'autre.
Il doit d'ailleurs être bien entendu que, en pareil cas, l'ordre initiatique prend toujours son appui et son support dans l'ordre religieux, auquel il se superpose sans s'y opposer en aucune façon ; et, par conséquent, il n'est jamais possible de laisser de côté les règles relevant de l'ordre religieux, et plus spécialement en ce qui concerne les rites, car ce sont ceux-ci qui ont la plus grande importance à ce point de vue, et qui peuvent établir effectivement le lien entre les deux ordres.
Donc, quand il en est ainsi, il n'y a aucune difficulté à ce que chacun suive la tradition qui est celle de son milieu; il n'y a de réserve à faire que pour les exceptions, toujours possibles, auxquelles faisait allusion notre collaborateur, c'est-à-dire pour le cas d'un être qui se trouve accidentellement dans un milieu auquel il est véritablement étranger par sa nature, et qui, par suite, pourra trouver ailleurs une forme mieux adaptée à celle-ci. Nous ajouterons que de telles exceptions doivent, à une époque comme la nôtre, où la confusion est extrême en toutes choses, se rencontrer plus fréquemment qu'à d'autres époques où les conditions sont plus normales; mais nous n'en dirons rien de plus, puisque ce cas, en somme, peut toujours être résolu par un retour de l'être à son milieu réel, c'est-à-dire à celui auquel répondent en fait ses affinités naturelles.

Maintenant, si nous revenons au cas habituel, une difficulté se présente lorsqu'on a affaire, dans un milieu donné, à une forme traditionnelle où il n'existe plus effectivement que le seul aspect religieux. Il va de soi qu'il s'agit là d'une sorte de dégénérescence partielle, car cette forme a dû, aussi bien que les autres, être complète à son origine ; mais, par suite de circonstances qu'il n'importe pas ici de préciser, il est arrivé que, à partir d'un certain moment, sa partie initiatique a disparu, et parfois même à tel point qu'il n'en reste plus aucun souvenir conscient chez ses adhérents, en dépit des traces qu'on peut en retrouver dans les écrits ou les monuments anciens.
On se trouve alors, pour ce qui est du point de vue initiatique, dans un cas exactement semblable à celui d'une tradition éteinte : même en supposant qu'on puisse arriver à une reconstitution complète, celle-ci n'aurait qu'un intérêt en quelque sorte « archéologique », puisque la transmission régulière ferait toujours défaut, et que cette transmission est, comme nous l'avons exposé en d'autres occasions, la condition absolument indispensable de toute initiation. Naturellement, ceux qui bornent leurs vues au domaine religieux, et qui seront toujours les plus nombreux, n'ont aucunement à se préoccuper de cette difficulté, qui n'existe pas pour eux ; mais ceux qui se proposent un but d'ordre initiatique ne sauraient, à cet égard, attendre aucun résultat de leur rattachement à la forme traditionnelle en question.

La question ainsi posée est malheureusement bien loin de n'avoir qu'un intérêt purement théorique, car, en fait, il y a lieu de l'envisager précisément en ce qui concerne les formes traditionnelles qui existent dans le monde occidental: dans l'état présent des choses, s'y trouve-t-il encore des organisations assurant une transmission initiatique, ou, au contraire, tout n'y est-il pas irrémédiablement limité au seul domaine religieux ?

Disons tout d'abord qu'il faudrait bien se garder de se laisser illusionner par la présence de choses telles que le « mysticisme », à propos duquel se produisent trop souvent, et actuellement plus que jamais, les plus étranges confusions. Nous ne pouvons songer à répéter ici tout ce que nous avons eu déjà l'occasion de dire ailleurs à ce sujet ; nous rappellerons seulement que le mysticisme n'a absolument rien d'initiatique, qu'il appartient tout entier à l'ordre religieux, dont il ne dépasse en aucune façon les limitations spéciales, et que même beaucoup de ses caractères sont exactement opposés à ceux de l'initiation.
L'erreur serait plus excusable, du moins chez ceux qui n'ont pas une notion nette de la distinction des deux domaines, s'ils considéraient, dans la religion, ce qui présente un caractère non point mystique, mais « ascétique », parce que, là du moins, il y a une méthode de réalisation active comme dans l'initiation, tandis que le mysticisme implique toujours la passivité et, par suite, l'absence de méthode, aussi bien d'ailleurs que d'une transmission quelconque. On pourrait même parler à la fois d'une « ascèse » religieuse et d'une « ascèse » initiatique, si ce rapprochement ne devait suggérer rien de plus que cette idée d'une méthode qui constitue en effet une similitude réelle ; mais, bien entendu, l'intention et le but ne sont nullement les mêmes dans les deux cas.

Si maintenant nous posons la question d'une façon précise pour les formes traditionnelles de l'Occident, nous serons amené à envisager les cas que mentionnait notre collaborateur dans les dernières lignes de son article, c'est-à-dire celui du Judaïsme et celui du Christianisme ; mais c'est ici que nous serons obligé de formuler quelques réserves au sujet du résultat qu'on peut obtenir de certaines pratiques.

Pour le Judaïsme, les choses, en tout cas, se présentent plus simplement que pour le Christianisme : il possède en effet une doctrine ésotérique et initiatique, qui est la Qabbale, et celle-ci se transmet toujours de façon régulière, quoique sans doute plus rarement et plus difficilement qu'autrefois, ce qui, d'ailleurs, ne représente certes pas un fait unique en ce genre, et ce qui se justifie assez par les caractères particuliers de notre époque.
Seulement, pour ce qui est du « Hassidisme », s'il semble bien que des influences qabbalistiques se soient exercées réellement à ses origines, il n'en est pas moins vrai qu'il ne constitue proprement qu'un groupement religieux, et même à tendances mystiques ; c'est du reste probablement le seul exemple de mysticisme qu'on puisse trouver dans le Judaïsme ; et, à part cette exception, le mysticisme est surtout quelque chose de spécifiquement chrétien.

Quant au Christianisme, un ésotérisme comme celui qui existait très certainement au moyen âge, avec les organisations nécessaires à sa transmission, y est-il encore vivant de nos jours ? Pour l'Eglise orthodoxe, nous ne pouvons nous prononcer d'une façon certaine, faute d'avoir des indications suffisamment nettes, et nous serions même heureux si cette question pouvait provoquer quelques éclaircissements à cet égard (3) ; mais, même s'il y subsiste réellement une initiation quelconque, ce ne peut être en tout cas qu'à l'intérieur des monastères exclusivement, de sorte que, en dehors de ceux-ci, il n'y a aucune possibilité d'y accéder (4).

D'autre part, pour le Catholicisme, tout semble indiquer qu'il ne s'y trouve plus rien de cet ordre ; et d'ailleurs, puisque ses représentants les plus autorisés le nient expressément, nous devons les en croire, tout au moins tant que nous n'avons pas de preuves du contraire.
Il est inutile de parler du Protestantisme, puisqu'il n'est qu'une déviation produite par l'esprit antitraditionnel des temps modernes, ce qui exclut qu'il ait jamais pu renfermer le moindre ésotérisme et servir de base à quelque initiation que ce soit.

Quoi qu'il en soit, même en réservant la possibilité de la survivance de quelque organisation initiatique très cachée (5), ce que nous pouvons dire en toute certitude, c'est que les pratiques religieuses du Christianisme, pas plus que celles d'autres formes traditionnelles d'ailleurs, ne peuvent être substituées à des pratiques initiatiques et produire des effets du même ordre que celles-ci, puisque ce n'est pas là ce à quoi elles sont destinées. Cela est strictement vrai même lorsqu'il y a, entre les unes et les autres, quelque similitude extérieure : ainsi, le rosaire chrétien rappelle manifestement le wird des turuq islamiques, et il se peut même qu'il y ait là quelque parenté historique ; mais, en fait, il n'est utilisé que pour des fins uniquement religieuses, et il serait vain d'en attendre un bénéfice d'un autre ordre, puisqu'aucune influence spirituelle agissant dans le domaine initiatique n'y est attachée, contrairement à ce qui a lieu pour le wird.
Quant aux « exercices spirituels » de saint Ignace de Loyola, nous devons avouer que nous avons été quelque peu étonné de les voir cités à ce propos : ils constituent bien une « ascèse » au sens que nous indiquions plus haut, mais leur caractère exclusivement religieux est tout à fait évident ; de plus, nous devons ajouter que leur pratique est loin d'être sans danger, car nous avons connu plusieurs cas de déséquilibre mental provoqué par elle ; et nous pensons que ce danger doit toujours exister quand ils sont ainsi pratiqués en dehors de l'organisation religieuse pour laquelle ils ont été formulés et dont ils constituent en somme la méthode spéciale ; on ne peut donc que les déconseiller formellement à quiconque n'est pas rattaché à cette organisation.

Nous devons encore insister spécialement sur ceci, que les pratiques initiatiques elles-mêmes, pour avoir une efficacité, présupposent nécessairement le rattachement à une organisation du même ordre ; on pourra répéter indéfiniment des formules telles que celles du dhikr ou du wird, ou les mantras de la tradition hindoue, sans en obtenir le moindre résultat, tant qu'on ne les aura pas reçues par une transmission régulière, parce qu'elles ne sont alors « vivifiées » par aucune influence spirituelle.
Dès lors, la question de savoir quelles formules il convient de choisir n'a jamais à se poser d'une façon indépendante, car ce n'est pas là quelque chose qui relève de la fantaisie individuelle ; cette question est subordonnée à celle de l'adhésion effective à une organisation initiatique, adhésion à la suite de laquelle il n'y a naturellement plus qu'à suivre les méthodes qui sont celles de cette organisation, à quelque forme traditionnelle que celle-ci appartienne.

Enfin, nous ajouterons que les seules organisations initiatiques qui aient encore une existence certaine en Occident sont, dans leur état actuel, complètement séparées des formes traditionnelles religieuses, ce qui, à vrai dire, est quelque chose d'anormal ; et, en outre, elles sont tellement amoindries, sinon même déviées, qu'on ne peut guère, dans la plupart des cas, en espérer plus qu'une initiation virtuelle (6).
Les Occidentaux doivent cependant forcément prendre leur parti de ces imperfections, ou bien s'adresser à d'autres formes traditionnelles qui ont l'inconvénient de n'être pas faites pour eux ; mais il resterait à savoir si ceux qui ont la volonté bien arrêtée de se décider pour cette dernière solution ne prouvent pas par là même qu'ils sont du nombre de ces exceptions dont nous avons parlé.

(2) [Prost-Biraben avait effectivement écrit (nous traduisons du roumain) : « J'ai connu aussi bien des Chrétiens que des Juifs d'origine, passés par conviction à l'Islam, vivant une vie strictement traditionnelle, et pratiquant — avec des résultats — la discipline des ordres musulmans. Ce sont des exceptions, préparées presque toujours par un puissant atavisme oriental. En général cependant il est plus recommandable de diriger les Juifs vers les Hassidim ou les Qabbalistes, les Catholiques vers les exercices de St-Ignace de Loyola, et les Orthodoxes de l'Orient vers les méthodes athonites »].

(3) [On sait que depuis l'époque de cet article Guénon a fait mention de l’hésychasme comme voie initiatique du christianisme orthodoxe, et montrait à l'occasion encore l'intérêt d'avoir de ce côté-là des éclaircissements. — Voir à ce sujet l'article Christianisme et Initiation, E.T. de sept., d'oct.-nov. et de déc. 1949, repris dans le recueil posthume Aperçus sur l’Esotérisme chrétien, chap. II. — Effectivement quelques données intéressantes à ce sujet venant du monde orthodoxe furent présentées ultérieurement dans les articles de M. Vâlsan, L'initiation chrétienne, des E.T. de mai-juin et juillet-août 1965, et Mise au point ainsi que Etudes et documents d'Hésychasme de mars-avril, mai-juin et juillet-août 1968].


(4) [Telle était de fait, semble-t-il, la situation avant la dernière guerre, dans le monde orthodoxe. En tout cas, actuellement, à la suite des troubles et des changements de tout ordre survenus dans les pays respectifs, et affectant plus particulièrement les conditions de vie monastique, on atteste qu'il y a aussi des rattachements de laïcs].

(5) [En revenant sur ce point dans l'article Christianisme et Initiation, rappelé par nous dans la note 1, Guénon précisait qu'il avait des raisons de penser que certaines formes d'initiation chrétienne subsistaient encore, mais dans des milieux tellement restreints que, en fait, on peut les considérer comme pratiquement inaccessibles, ou bien... dans des branches du christianisme autres que l'Eglise latine].

(6) [Cette mention vise certainement la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage].



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Source : http://esprit-universel.over-blog.com/article-rene-guenon-y-a-t-il-encore-des-possibilites-initiatiques-dans-les-formes-traditionnelles-occident-83503432.html
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Message par Ligeia Lun 26 Oct - 11:53

En complément, on pourra se reporter au texte de Michel Vâlsan : L'Islam et la fonction de René Guénon


En cours de reproduction ici :
https://lagrandeparodie.forumactif.com/t1296-michel-valsan-lislam-et-la-fonction-de-rene-guenon
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