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Pierre Ponsoye : L’Islam et le Graal

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Pierre Ponsoye : L’Islam et le Graal Empty Pierre Ponsoye : L’Islam et le Graal

Message par Ligeia Jeu 11 Juin - 14:12

Bien que cet ouvrage soit attribué "officiellement" à Pierre Ponsoye, je mets ce texte dans la rubrique consacrée à Michel Vâlsan qui fut en réalité l'auteur principal.


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Pierre Ponsoye : L’Islam et le Graal Graal_10


AVANT- PROPOS

L’énigme du Graal est de celles qui ne cesseront jamais d’éveiller l’intérêt profond de l’homme qui médite parce que son « lieu » est au-delà de tous les problèmes secondaires de l’esprit, dans la retraite très intérieure de ce mystère d’intellection qui, pour tous les grands spirituels, est une mémoire, la mémoire spontanée des choses divines. C’est au cœur de cette mémoire, de cette information essentielle de Dieu que son secret veut être cherché.

Encore n’est-ce là qu’un seuil de prescience :


  • Tant sainte chose est li graaus
    Et tant par est esperiteus


qu’il y a entre cette prescience de la Vision ineffable toute la distance spirituelle, toute la longueur de Quête qu’évoque la parole de Job ; « Mes oreilles avaient entendu parler de toi, mais maintenant mon œil t’a vu. »

Certains ont cru le définir en disant qu’il est le symbole de la grâce. Il suffit d’avoir pénétré quelque peu, et surtout sans idée préconçue, dans l’intimité de sa légende, pour apercevoir qu’une telle interprétation, sans être évidemment fausse, est beaucoup trop imprécise pour rendre compte d’un mystère si hautement qualifié. Ceux qui ont eu mission de parler du Graal se sont gardés d’en donner une définition théologique particulière, d’ailleurs impossible. Mais ils l’ont assez décrit, comme signe et comme vertu, comme moyen d’approche et de participation du Divin, pour que l’on ne puisse méconnaître sa nature : la « vérité du Graal » est la visio Dei, la θεωπία véritable ; non pas la vision de Dieu par l’homme, mais la vision de Dieu par Lui-même dans l’homme, sa rencontre avec Lui-même dans l’homme, au cœur de l’Instant éternel et du « divin Silence » où « l’Esprit sonde tout, même les profondeurs de Dieu » (I Cor., II, 10).

Albert Pauphilet avait perçu ce caractère foncièrement intellectuel de la Quête, où il voyait l’accession au « secret de la Vie universelle ». Dans sa belle étude sur la Queste du Saint-Graal, du pseudo Map, Mme Myrrha Lot-Borodine élargit et dépasse cette exégèse en montrant que le « Saint Vaisseau est une réalité divine, au sens plein du mot (et) désigne une vivante et permanente Présence (1) ».

1 Myrrah Lot-Borodine, Les grands secrets du Saint Graal, in Lumière du Graal, éd. spéciale des Cahiers du Sud, 1951.

A travers l’histoire de Galaad, l’éminent médiéviste discerne en filigrane la doctrine de l’imago Dei, reprise et développée en Occident par Guillaume de Saint-Thierry et une partie de l’école cistercienne, à partir des Pères grecs des IIIe et IVe siècles.
Selon cette doctrine, dit Mme Mot-Borodine, « la cognition caritative… crée - ou recrée - cet organe de la vie divine chez l’homme, rédimé post peccatum, qu’est le cœur intelligent, centre ou tréfonds de notre être. D’après l’anthropologie patristique, adoptée par le maître cistercien, il existe dans l’âme haute qui aspire à sa fin béatifiante un sens interne, « œil qui voit Dieu », par lequel elle recueille et enregistre ce que nous percevons de Dieu selon l’Esprit de Vie. Mais ceci n’est possible que grâce à l’Imago Dei incrustée dans notre tissu vivant ab initio, en l’acte créateur du septième jour…
Cette conception, qui remonte à l’Écriture et qui a pris tant d’ampleur dans l’Orient chrétien, est à la base même de la déification participée des créatures-images, à laquelle adhère spontanément la pensée de notre Docteur. Inlassablement, il répètera, d’accord avec tous les spirituels anciens, que voir et connaître Dieu, c’est être semblable à Dieu. Or, à cette cime de l’Esprit où s’effectue l’illumination caritative, la créature est mue directement, personnellement, par le Saint-Esprit, non seulement mutuel amour du Père et du Fils, mais encore leur mutuelle et parfaite connaissance. D’où l’union transformante de la créature avec son modèle divin ».

La notion centrale sur laquelle repose cette doctrine, est celle que les Grecs désignent du mot θέωζιρ et qui, dit E. Vansteenberghe, « n’est autre chose que la connaissance directe de Dieu et de son Verbe (2) ».
Elle est à la base de la théologie mystique du pseudo-Denys et de ses successeurs, et notamment de la conception de la Filiation divine chez Eckhart et Nicolas de Cuse (3). Son fondement métaphysique est l’Intellect transcendant.

2 E. Vansteenberghe, Autour de la Docte Ignorance, in Beiträge zur Geschichte des Philosophie und Theologie des Mittelalters, vol. XIV, cahiers 2-4.
3 Cf. Denys : « La manière de connaître Dieu qui est la plus digne de Lui, c’est de le connaître par mode d’inconnaissance, dans une union qui dépasse toute intelligence, lorsque l’intelligence, détachée d’abord de tous les êtres, puis sortie d’elle-même, s’unit aux rayons plus lumineux que la lumière même et, grâce à ces rayons, resplendit Là-Haut dans l’insondable profondeur de la Sagesse », Noms divins, VII, 3, p. 145 des Œuvres complètes du pseudo-Denys l’Aréopagite, traduites et présentées par Maurice de Gandillac, Aubier, Paris, 1943.
Eckhart : « J’ai aussi parlé d’une lumière dans l’âme, lumière qui est incréée et incréable… Et cette lumière reçoit Dieu immédiatement, sans voile, nu, comme Il est en Lui-même : Il la reçoit dans l’opération de la mise au monde de Dieu », Œuvre de Maître Eckhart, trad. par Paul Petit, Gallimard, Paris, 1942, De l’unité dans l’opération, p. 121.
Ailleurs : « Il a engendré (le Fils) dans mon âme. Elle n’est pas seulement auprès de lui et lui auprès d’elle, comme étant semblable à lui, mais il est en elle. Et le Père engendre son Fils dans l’âme exactement comme dans l’Éternité et pas autrement », ibid., Des justes, p. 108.
Nicolas de Cuse : Non aliud filiationem Dei quam Deificationem, quae et θέωζιρ graece dicitur, aestimandum judico. Theosin vero tu ipse nosti ultimitatem perfectionis exsistere… Filiatio… est ablatio alteritatis et diversitatis et resolutio omnium in unum quae est et transfusio unius in omnia. Et haec θέωζιρ ipsa… Tunc recte deificamur, quando ad hoc exaltamur, ut in uno simus ipsum (De filiationem Dei, 1445).


Quand on parle ici de théologie « mystique », ce mot ne doit donc pas être pris dans le sens subjectif et affectif qui a prévalu à l’époque moderne, mais dans le sens primitif d’ « indicible » (la racine μς représente la bouche fermée, le silence ; μύω : se taire ; μςέω : instruire sans paroles, initier). Maurice de Gandillac le définit assez bien en disant qu’il désigne « un savoir qui vient de Dieu », et conclut justement : « C’est pourquoi (cette théologie) apparaît moins… comme une discussion systématique à la façon des Sommes médiévales ou des Manuels modernes, que comme une « initiation », une ‘révélation’ (4) ».

On peut en dire autant de l’anthropologie « mystique » à laquelle fait allusion Mme Lot-Borodine. Là non plus il ne s’agit pas de « discussion systématique » ou de toute autre forme de spéculation sur les données de la foi, mais d’un « savoir qui vient de Dieu ». Elle est fondée sur l’analogie constitutive de l’être individuel humain et de l’Être total et inconditionné, et son objet est la réalisation de cet Être, appelé Homme par une transposition métaphysique normale (en Islam El Insân el-Kâmil, l’ « Homme universel » ; dans la Qabbale hébraïque Adam Qadmôn ; dans le Taoïsme Wang ou Roi), à partir de l’être relatif et contingent qui en est le symbole et la virtualité. Le Christ en a donné l’Exemplaire parfait, et la doctrine en transparaît clairement dans ses nombreux enseignements, directs ou paraboliques, sur l’ontologie du Royaume de Dieu. Le germe de cet Homme est le « grain de sénevé » de l’Imago Dei caché dans la Caverne du Cœur (5).
C’est par la nativité de ce germe, sous l’action de l’Esprit-Saint, que le Cœur devient l’ « organe de la Vie divine », car il est alors, réellement, le réceptacle du Regnum Dei. C’est à cet Homme, né et grandit de ce germe comme un Arbre saint (Matt., XIII, 31-32), que les promesses de grâce ont été faites. C’est lui, et non l’homme ancien appelé à mourir, qui verra les « privetez de Dieu », le « commencement et la cause des choses », et qui « connaîtra comme il a été connu », c’est-à-dire selon le mode divin de connaissance : par voie d’identité.

La θέωζιρ est donc, dès ici-bas, une possibilité de la Révélation, le mot « possibilité » devant, bien entendu, se prendre au sens métaphysique, c’est-à-dire comme une réalité d’essence. Or, si toute réalité de la Révélation veut être participée, la θέωζιρ, par son caractère immédiat et central, parce qu’elle est « sans énigmes ni figures » postule une doctrine et une voie qui lui soient propres, et c’est là, en peu de mots, ce qui fonde à la fois la nécessité et l’orthodoxie de l’ésotérisme.

4 Maurice Gandillac, Œuvre complètes du pseudo-Denys l’Aréopagite, op. cit., introd., p. 31.
5 Cf. Maître Eckhart : « L’homme intérieur est Adam : l’homme dans l’âme. Il est le bon arbre qui produit sans cesse de bons fruits, le champ où Dieu a placé Son image et ressemblance ; et Il y sème la « bonne semence », … semence de nature divine, laquelle semence est le Fils de Dieu, le Verbe de Dieu », ibid., De l’homme noble, p. 236.


Qu’il y ait eu en effet un ésotérisme chrétien, comparable aux ésotérismes hébraïque, islamique ou autre, la chose n’est pas contestable, et la légende du Graal n’en est pas la moindre preuve. Disons d’abord que les considérations qui précèdent ne visent pas seulement la Queste du pseudo Map. Œuvre relativement tardive et très élaborée, elle n’en reste pas moins tributaire de la tradition du Graal, qui s’était déjà imposée dans les textes antérieurs comme un enseignement majeur, multiple, sans doute, dans ses interprétations d’école, mais unique dans son objet essentiel et les fondements de sa doctrine.
La conception de Perceval chez Chrétien et Wolfram, du « nice jouvanceau » qui parvient par étapes initiatiques successives à la Royauté du Graal, paraît d’ailleurs plus proche de cet enseignement primitif que celle de Galaad, où l’idée messianique se trouve accentuée au détriment de celle de la réalisation spirituelle, dont elle n’est que conséquente.
Quant à la nature véritable de cet enseignement, la confrontation des principales données fournies par le contexte général du cycle permet de conclure sans équivoque :

Il s’agit, en effet, d’une doctrine définie (symbolisée par un livre chez Robert de Boron et dans le Grand Saint-Graal, exposée par un Maître chez Chrétien de Troyes et Wolfram von Eschenbach), reçue par tradition et hautement secrète (le « grand Secret qu’on nomme le Graal », dit Robert). Cette doctrine concerne un Mystère présent sur terre avec la plénitude de sa vertu céleste, auquel l’on n’accède que par voie de qualification et en péril de mort. Notion capitale, unanimement affirmée par les différentes versions dont elle est le fondement commun. Dans ce Mystère, dont le support et le signe et un Objet très saint (la Coupe ayant contenu le Sang du Christ, ou la Pierre descendue du Ciel), l’essence même de la Révélation se communique « apertement ». Il est Verbe (les « saintismes paroles »), Lumière (il est vu et il éclaire) et Vie (offerte aux élus en une Cène primordiale, archétype paradisiaque de la communion eucharistique). Il peut être pressenti à partir d’un certain degré d’avancement dans la voie (dans la Queste, il se montre aux Chevaliers de la Table Ronde ; chez Chrétien et Wolfram, il se laisse voir de Perceval lors de son premier séjour au Château du Graal, etc.), et certains moyens techniques permettent d’en approcher (l’ « oraison secrète » de Chrétien, avec l’invocation des noms redoutables du Seigneur). Il est gardé dans un Centre caché, accessible seulement à de rares élus (chez Chrétien, le Château du Graal ; chez Robert, la résidence inconnue des descendants de Bron « devers Occident » ; chez Wolfram, Montsalvage ; dans la Queste, Corbenic puis Sarraz). Il est célébré dans une liturgie spéciale (le « service du Graal ») à laquelle on a attribué à tort un caractère « magique », alors que, dans toutes les œuvres, son efficience miraculeuse est clairement rapportée à la Présence divine elle-même (symbolisée chez Wolfram, par exemple, par l’hostie descendue du Ciel sur la Pierre tous les Vendredis Saints). Cette liturgie est assurée par une communauté sainte de caractère sacerdotal - sans qu’il s’agisse toutefois d’un clergé - qui demeure inconnue du monde, de même que son dépôt sacré, dont la voie de transmission est distincte dès l’origine de la succession apostolique (chez Robert et ses continuateurs, révélation personnelle du Christ à Joseph d’Arimathie ; chez Wolfram et Albrecht, investiture céleste de Titurel et de sa lignée).

Si l’on ajoute que la Quête est, par définition, une voie active d’accession au Divin ; que cette voie est réservée aux seuls Chevaliers de la Table Ronde, institution centrale de la Chevalerie « terrestre », dont le caractère initiatique ne saurait être contesté ; que les initiés de la Table Ronde eux-mêmes n’y entrent que par choix et sur leur propre initiative ; qu’elle n’a, enfin, rien de hasardeux ni d’individuel, mais conduit le héro élu, à travers des épreuves prédestinées, typiques et surnaturelles, jusqu’au degré suprême, à la fois sacerdotal et royal, de la Chevalerie céleste, on jugera peut-être qu’il y a là plus de preuves qu’il n’en faut : l’enseignement du Graal est bien un magistère ésotérique. C’est cette qualité qui le pose légitimement comme distinct de celui de l’Église, sans pour autant le contredire, ni que celle-ci en ai jamais discuté l’orthodoxie. C’est elle, d’autre part, qui rend compte de l’universalité du Graal et de sources non chrétiennes à l’origine de sa légende.

Parmi tous les problèmes que pose cette dernière constatation, l’un de ceux qui ont le moins retenu l’attention des romanistes est celui de l’influence islamique décelable sur l’une au moins des branches majeures et primitives du cycle : le Parzival de Wolfram von Eschenbach. S’ils y ont vu la marque d’une origine orientale de la légende, et si certains ont admis volontiers le rôle des Arabes dans sa transmission à l’Occident, ils n’ont généralement pas cherché à donner une explication en profondeur de la présence, insolite au premier abord, de ces éléments islamiques, et leur cohérence avec le symbolisme d’une voie spirituelle d’apparence spécifiquement chrétienne. C’est qu’en fait cette explication ne pouvait se trouver qu’à la lumière des doctrines ésotériques traditionnelles, qui, par la pure intellectualité de leur contenu et le caractère transcendantal de leur « preuve » même, échappent à la méthode inductive et analytique de la critique dite scientifique, comme aux critères purement rationnels de l’exégèse philosophique et même religieuse.

C’est cette explication que nous nous sommes efforcé de chercher dans le présent travail, en nous appuyant, autant que nous l’avons pu, sur ces doctrines, et sur ce Livre scellé que, seules, elles permettent d’ouvrir : le symbolisme universel, où se trouve caché, avec le secret de la généalogie du Graal, celui de cette Tradition sacrée, multiple dans ses formes et une en son essence, où, depuis l’origine des temps, le Verbe s’est manifesté comme en son hypostase nécessaire.

On sait davantage aujourd’hui que le Christianisme et l’Islam, au Moyen-Age, ne se sont pas seulement affrontés, et que, s’affrontant, ils ne se sont pas seulement combattus. Des signes concordants et sûrs attestent qu’il y eut, entre leurs élites responsables, par-delà l’anathème et le combat, non pas seulement des échanges de 9 surface ou de rencontre, mais une conjonction spirituelle véritable où l’intellectualité islamique joua, pendant des siècles, le rôle d’inspirateur et de guide (6).

6 « La première illusion à dissiper, a écrit Étienne Gilson, est celle qui nous représente la pensée chrétienne et la pensée musulmane comme deux mondes dont on pourrait connaître l’un et ignorer l’autre » (Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen-Age, II, 1927, p. 92). Cette remarque ne perd tout son sens que si on la rapproche de la suivante, faite ailleurs par le même auteur : « C’est un fait d’une importance considérable pour l’histoire de la philosophie médiévale en Occident que son évolution ait retardé d’environ un siècle sur celle des philosophies arabe et juive correspondantes » (La philosophie au Moyen-Age,, Payot, Paris, 1944, p. 344).
Le R. P. M.-D. Chenu constate de son côté que « les synthèses d’un Albert le Grand, d’un Thomas d’Aquin, d’un Scot, impliquent une référence substantielle, historiquement et doctrinalement aux œuvres d’Al Kindi (+ 873), d’Alfarabi (+ 949), d’Avicenne (+ 1073), d’Algazel (+ 1111), d’Averröes (+ 1198) » (Les Études de philosophie médiévale, Hermann, Paris, 1939). Cet apport intellectuel a d’ailleurs été bien loin de se limiter à la scolastique ; mais, en dehors de rares érudits comme Fauriel, il a fallu attendre notre époque pour que quelques historiens impartiaux commencent à en reconnaître la profondeur de l’étendue. V. par exemple Joseph Calmette, Histoire de l’Espagne, Flammarion, Paris, 1947, pp. 121-122 : « Il aurait pu paraître a priori que l’opposition des religions dresserait un obstacle insurmontable à l’influence réciproque des cultures. Pas plus qu’ne Syrie, l’obstacle n’a joué sur le sol ibérique. Le phénomène que l’on constate, c’est celui d’une action mutuelle continue, pénétrante, des civilisations au contact… Action mutuelle, disons-nous, mais où l’élément musulman a été de beaucoup le plus efficient… C’est l’Islam qui a fourni les éléments actifs, et c’est le monde chrétien qui a subi l’influence. »

Ces « éléments actifs » ont intéressé tous les ordres de la connaissance, depuis la théologie mystique, au sens employé ci-dessus (Miguel Asin Palacios a mis notamment en évidence le rayonnement en profondeur des écoles çufies d’Espagne, et d’œuvres comme celles d’Al Ghazzâli, d’Ibn Masarra, de Mohyiddîn Ibn Arabî) jusqu’aux sciences (Médecine, Astrologie venue de Chaldée, Géométrie transmise des Grecs, Algèbre - Al Gebriâ - transmise des Hindous, etc.) et aux arts ; de sorte que, comme le dit M. Rodinson, « la science occidentale de cette époque est une science tout arabe » (Revue de l’histoire des Religions, octobre-décembre 1951, p. 226).
Citons encore à propos des arts ces paroles d’André Chastel, au sujet du fameux album de Villard de Honnecourt, maître d’œuvre du XIIIe siècle : « Les études de Villard suffisent à attester l’énorme travail qui a déjà été fait au milieu du XIIIe siècle pour adapter aux arts et aux techniques ces connaissances qui avaient longtemps fait la supériorité de la culture arabe, en leur donnant une vitalité, une ampleur étrangères à l’abstraction musulmane (notons au passage cet hommage involontaire au dépouillement intellectuel propre au génie de l’Islam). C’est bien de l’arabe que par l’Espagne, par la Sicile, par l’Égypte, furent transmis au XIIIe siècle les traités fondamentaux de Ptolémée (l’ « Optique ») et d’Euclide (les « Éléments » de géométrie) qui stimulèrent tant de spéculations sur la nature du monde physique à Chartes et à Oxford ; il en résultait avant tout que lignes, angles et figures valent in toto universo. L’œuvre de Villard… illustre intégralement sur le plan artistique ces emprunts et ces réponses à la civilisation islamique dont le développement des Templiers est, dans un ordre tout différent, un autre exemple mémorable » (in Le procès des Templiers, près. par Raymond Oursel, Club français du meilleur Livre, Paris, 1955).

On touche ici, avec les confréries de constructeurs et l’Ordre du Temple, au plan véritable où se situa cette conjonction spirituelle dont nous parlons, le seul d’ailleurs où elle fût « organiquement » possible : le plan ésotérique. Nous aurons à reparler de l’Ordre du Temple. Quant aux confréries de constructeurs, elles étaient comme lui, on le sait, des organisations initiatiques dont les moyens comme les buts n’étaient pas ceux d’une quelconque « esthétique » religieuse, mais d’un Art sacré au plein sens métaphysique du mot. Si donc l’on constate chez elles des traces d’influence islamique, il est exclu que celles-ci aient agi par des voies profanes, et ailleurs que sur le plan du partage intellectuel le plus profond. C’est pourquoi leur « réponse à la civilisation islamique » n’est pas d’un ordre aussi différent de celle des Templiers qu’André Chastel le pense. Or, ces traces sont bien visibles, non seulement dans le domaine théorique auquel celui-ci fait allusion, mais dans les modes d’expression symbolique (architecture romano-mauresque, croisée d’ogive, pendentif, arcs tréflés ou quadrilobés, etc.) et jusque dans tels motifs ornementaux transcrivant en coufique des passages du Coran (à Moissac, au Puy, à Saint-Lizier, dans l’Ariège, à Saint-Guilhem-le-Désert, dans l’Héraut, etc.). - La « gaie science » des Troubadours en est une autre preuve, car son inspiration ésotérique n’est pas moins certaine que ses rapports directs avec son correspondant et prédécesseur islamique.

Mais il est un fait qui, à lui seul, suffirait à attester cette conjonction : c’est la transmission par la voie islamique et l’incorporation à l’ésotérisme chrétien de la tradition hermétique et de sa méthode opérative principale, l’Alchimie. La simple lecture des œuvres des alchimistes musulmans et chrétiens, si elle ne permet évidemment pas de pénétrer le secret de leur Magistère, suffit pour constater qu’il est le même dans les deux cas, et qu’il y a entre eux une continuité de tradition et une identité de doctrine et de méthode qui ignorent entièrement les différences extérieures des dogmes. Cette continuité er cette identité s’affirment d’ailleurs dans la terminologie technique (Alchimie, Elixir, Alkahest, Alambic, Aludel, etc., sont des mots simplement transcrits de l’arabe), sans parler du témoignage des alchimistes chrétiens eux-mêmes qui ne faisaient pas de difficulté pour reconnaître l’autorité des maîtres musulmans, tel Roger Bacon qui appelait Geber (Abou Moussa Jaafar el Sufi, le premier auteur connu d’œuvres alchimiques) le « Maître des maîtres ».



Si surprenante qu’elle puisse paraître a priori, cette conjonction, qu’il ne faut pas confondre avec un vulgaire syncrétisme, n’est pas différente, ni même, à vrai dire, distincte de celle qui unissait déjà l’ésotérisme islamique et l’ésotérisme juif fondé sur la Thorah et la Qabbale. Elle n’est que la manifestation normale, quoique nécessairement cachée, du Mystère d’unité qui lie métaphysiquement et eschatologiquement toutes les révélations authentiques, et spécialement le Judaïsme le Christianisme et l’Islam, héritiers communs de la grande tradition abrahamique.

Coupe prophétique des Celtes, Vaisseau chargé du sang divin, ou Pierre de Révélation descendue dans le Ciel oriental, le Graal est le signe de ce mystère, transmis en secret du fond des âges, et porteur de cette même Lumière primordiale, de cette Luce intelletual piena d’Amore que Dante considéra au Paradis, et qu’en un moment élu l’Occident s’étonna de voir briller en son propre cœur.


Nous avons été grandement aidé dans notre tâche par M. Michel Vâlsan, traducteur et commentateur du grand Maître du Taçawwuf, Mohyid-dîn Ibn Arabî, qui a bien voulu revoir notre travail, nous donner nombre d’indications précieuses et nous communiquer plusieurs textes inédits, ainsi que par Mme Hélène Bernard Merle, agrégée de l’Université, attachée au Centre National de la Recherche Scientifique, et le docteur Henri Hélot, qui nous ont apporté un inappréciable concours dans l’établissement et le contrôle des données bibliographiques. Nous leur en exprimons ici toute notre reconnaissance.


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Pierre Ponsoye : L’Islam et le Graal Empty Chapitre I : Kyot

Message par Ligeia Lun 15 Juin - 13:20

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Chapitre I : Kyot



La légende du Graal, la plus prestigieuse, peut-être, qui se soit jamais offerte à la pensée orante, est apparue à la fin du XIIe siècle d’une façon soudaine, tout en revendiquant une longue et secrète tradition. Trois romans en forment la première floraison, et, à bien des égards, la plus belle. Ce sont le Perceval li Gallois ou Conte del Graal, de Chrétien de Troyes, l’Estoire dou Graal de Robert de Boron, et le Parzival de Wolfram von Eschenbach. Leurs dates respectives d’apparition sont toujours matière à débat ; toutefois la plupart des commentateurs s’accordent sur l’antériorité du Perceval, qui serait ainsi, vers 1180, la première expression publique de la légende. L’œuvre de Robert se situerait quelques années après, et celle de Wolfram entre 1200 et 1205.

De ces trois romans, l’un, celui de Chrétien, est demeuré inachevé et se tait sur les origines du Graal ; l’autre, celui de Robert, met en scène, sous le nom de Graal, le Vaisseau qui servit à l’institution de la Cène et où Joseph d’Arimathie recueillit le sang du Christ. Quant à Wolfram, voici ce qu’il rapporte :

« Kyot, le maître bien connu, trouva à Tolède, parmi les manuscrits abandonnés, la matière de cette aventure, notée en écriture arabe (in heidenischer schrifte dirre aventure gestifte). Il fallut d’abord qu’il apprît à discerner les caractères a, b, c (mais il n’essaya point de s’initier à la magie noire). Ce fut grand avantage pour lui d’avoir reçu le baptême, car autrement cette histoire fut demeurée inconnue. Il n’y a point en effet de païen assez sage pour nous révéler la nature du Graal et ses vertus secrètes.

« Un païen (« arabe », heiden), Flégétânis, avait acquis haut renom par son savoir. Ce grand physicien (physiôn, savant en sciences cosmologiques) était de la lignée de Salomon : ses parents appartenaient à une famille d’Israël en des temps très anciens où les hommes n’étaient pas encore protégés par le baptême contre les feux de l’enfer. C’est lui qui écrivit l’aventure du Graal. Flégétânis était né de père arabe. Il adorait un veau, en qui il voyait un dieu. Comment le diable peut-il se faire un jouet de personnes si sages ? Pourquoi Celui qui commande toutes choses et connaît toutes les merveilles n’a-t-il point délivré leur esprit de ces erreurs ?

« Le païen Flégétânis savait prédire le déclin de chaque étoile et le moment de son retour. Il savait combien de temps il faut à chacune d’elles pour revenir à son point de départ. C’est par la ronde des astres que sont réglées toutes choses sur terre. Le païen Flégétânis découvrit, en examinant les constellations, de profonds mystères dont il ne parlait qu’en tremblant. Il était, disait-il, un objet qui s’appelait le Graal. Il en avait clairement lu le nom dans les étoiles. Une troupe d’anges l’avait déposé sur terre puis s’était envolée bien au-delà des astres. Ces anges étaient trop purs pour demeurer ici-bas. Depuis lors, c’étaient des hommes devenus chrétiens par le baptême, et aussi purs que des anges, qui devaient en prendre soin. C’étaient toujours des hommes de haut mérite que l’on appelait à garder le Graal.

« Ainsi s’exprima Flégétânis. Kyot, le maître sage, chercha alors dans les livres latins où avait pu vivre un peuple assez pur et assez enclin à une vie de renoncement pour devenir le gardien du Graal. Il lut les chroniques des royaumes de Bretagne, de France et d’Irlande et de beaucoup d’autres encore, jusqu’à ce qu’il trouvât en Anjou ce qu’il cherchait. Il lut en des livres véridiques l’histoire de Mazadan. Il trouva notée toute la suite de ses descendants : il vit en un autre endroit comment Triturel et son fils Frimutel avaient transmis par héritage le Graal à Anfortas, qui avait pour sœur Herzloïde, et c’est avec celle-ci que Gahmuret avait engendré un fils qui est le héros de ce conte (7). »

L’existence du Graal, son origine céleste et sa présence sur terre à la garde de chrétiens « aussi purs que des anges », a donc été révélée, selon Wolfram, par un sage païen, c’est-à-dire musulman, car c’est sous ce vocable qu’étaient désignés communément les Musulmans au Moyen-Age, par opposition aux Chrétiens et aux Juifs. Cette qualité, confirmée par le fait qu’il était né de père arabe, donne un caractère particulier à l’ascendance israélite qui lui est reconnue d’autre part : le rattachement de celle-ci à la lignée de Salomon en fait en réalité une filiation de sagesse prophétique, c’est-à-dire ici ésotérique. Salomon est en effet vénéré en Islam comme un grand prophète, et l’ésotérisme islamique le considère comme le type exemplaire d’une certaine voie spirituelle, à laquelle se rattachent spécialement les sciences du domaine cosmique, celles précisément qu’évoque, dans l’acception médiévale, le mot de « physicien » employé à propos de Flégétânis (8 ).

7 Parzival, trad. E. Tonnelat, Aubier, Paris, 1934, t. II, pp. 23-25. Nous suivrons généralement la traduction de Tonnelat. Notons dès à présent que heiden, heidenisch, se traduit indifféremment par « païen » ou « arabe ». Que la leçon « arabe » correspond bien au sens voulu par Wolfram est prouvé par les passages où le terme est mis en rapport avec des mots transcris littéralement de l’arabe, notamment celui où Cundrie donne en transcription les noms arabes des planètes : Alkamer, Alkiter, Zval, etc. Cf. Tonnelat, t. II, pp. 248-249.
8 V. par exemple le chapitre consacré à Salomon par Mohyiddîn Ibn Arabî dans ses Fuçûç el-Hikam, éd. partielle en français par T. Burckhardt sous le titre La Sagesse des Prophètes, Albin Michel, Paris, 1955, pp. 146-147.


Il est, d’autre part, le constructeur du Temple, auquel se rattachent les deux grands courants traditionnels occidentaux des confréries de bâtisseurs et des milites Templi Salomonis, ou Templiers. En Flégétânis se trouvent donc attestés expressément, à la fois la source islamique de la notion du Graal, ou plutôt, peut-être, de sa prise de conscience, et le lien de cette source avec la tradition ésotérique dont se réclamait d’autre part l’Ordre du Temple. L’imputation d’idolâtrie, ne doit pas, à cet égard, donner le change : elle se juge par le contexte, et Wolfram souligne d’ailleurs lui-même la contradiction qu’elle comporte : Flégétânis ne pouvait, à la fois, adorer un veau et être parvenu à un degré de connaissance spirituelle, qui lui permît, à lui seul entre tous, « païens » ou chrétiens, de sonder les mystères célestes pour y lire le nom du Graal, c’est-à-dire de découvrir et de reconnaître, au ciel de la contemplation, une pure essence métaphysique.
On sait d’ailleurs que les Musulmans étaient, dans leur ensemble, et contre l’évidence, l’objet d’accusations semblables. Qu’il ne s’agisse là, de la part de Wolfram, que d’une précaution - à vrai dire assez apparente - pour protéger contre l’incompréhension hostile du vulgaire le secret de transmission qu’il avait à révéler, on en jugera d’après le passage suivant du Zohar, où l’on pourra voir en outre que, par la bouche de Flégétânis, c’étaient bien les deux sagesses ésotériques fraternelles du Judaïsme et de l’Islam qui s’exprimaient :

« Dans toute l’étendue du ciel dont la circonférence entoure le monde, il y a des figures et des signes au moyen desquels nous pouvons découvrir les secrets et les mystères les plus profonds. Ces figures sont formées par les constellations et les étoiles, qui sont pour le Sage un sujet de contemplation, une source de mystérieuses jouissances. Ces formes brillantes sont celles des lettres avec lesquelles Dieu a créé le Ciel et la Terre ; elles forment son Nom mystérieux et saint (9). »

Mais si cette imputation est dénuée de substance, elle n’est peut-être pas dépourvue d’explication. Elle semble, en effet, pouvoir être mise en rapport avec le symbolisme du Trône divin et avec l’histoire de l’adoration du Veau par le peuple d’Israël. Le Veau (Ijl) est une figuration du Taureau (Thawr), lequel est, avec l’Homme, le Lion, et l’Aigle, l’un des quatre « animaux » porteurs du Trône, qui sont en réalité des « anges » (Mala’ïkah). Mohyiddin dit à son sujet que « c’est celui qu’avait vu le Sâmiri (Samaritain), et il s’imagine que c’était le dieu de Moïse, et en conséquence il fabriqua pour son peuple le Veau en disant : « Ceci est votre dieu et celui de Moïse » (Cor., XX, 90).

Il est admis, depuis Hagen, que Flégétânis est en réalité le titre d’un livre arabe, Felek-Thâni. S’agissant d’un enseignement traditionnel secret, le mot peut, à la vérité, désigner un livre et un homme, ou, plus vraisemblablement, l’organisation dont ce livre ou cet homme était l’interprète. On remarquera d’ailleurs que, bien qu’ayant fait allusion à un manuscrit, Wolfram parle de Flégétânis comme d’un homme vivant, et rapporte ses paroles comme un enseignement oral.

9 Cité par Schütz, L’Esprit de Moïse, Nancy, 1860.

L’important n’est donc pas de savoir s’il s’agit d’un livre ou d’un homme, mais bien de savoir si Flégétânis est, authentiquement, la transcription de l’arabe Felek-Thâni, qui se traduit par « deuxième sphère » ou « deuxième ciel planétaire ». La chose est, en tout cas, admise aujourd’hui par la plupart des commentateurs. Les considérations qui vont suivre feront apparaître la portée de cette identification.

L’une des plus hautes catégories initiatiques se l’Islam est constituée par les Abdâl (« Solitaires », sing. Badal). « Les Abdâl, dit Moyiddîn Ibn Arabî, sont sept, jamais plus ni moins. Par eux, Allâh veille sur les sept climats terrestres. Dans chaque climat il y a un Badal qui le gouverne (10). » Chacun de ces climats correspond respectivement à l’un des sept cieux planétaires, et le Badal qui le gouverne est le représentant sur terre du Pôle (Qutb) du ciel correspondant.

La deuxième sphère planétaire est le ciel de Mercure. Le pôle de ce ciel étant Seyidnâ Aïssa (Jésus), son représentant sur terre (dans le sixième climat) aura, dans le cadre de l’Islam, une fonction plus particulièrement christique, et en affinité spéciale avec le Christianisme.

Il est dit d’autre part que le Badal représentant le Pôle du ciel de Mercure possède en propre, parmi d’autres sciences, celle de l’art d’écrire (ilmu-l-Kitâbah), car c’est du ciel de Mercure (El-Katib) que vient l’inspiration aux prédicateurs et aux écrivains, tandis que les poètes, eux, puisent aux influences spirituelles du ciel de Vénus (Zahrah). Remarquons à ce propos qu’au sens arabe du terme un ouvrage comme le Parzival n’est pas un poème, mais un récit.

Il est dit enfin que les Abdâl sont « connaisseurs de ce qu’Allâh a déposé dans les Planètes comme ordre des choses et secrets, à savoir dans leurs mouvements et leurs positions dans les demeures célestes ».

On retrouve là les trois caractéristiques principales de Flégétânis, qui peuvent expliquer pourquoi Wolfram le considère comme un être vivant : ses qualités d’astronome, de narrateur, et l’orientation « christique » de son activité intellectuelle. Ajoutons encore que, si, comme on l’a vu plus haut, Flégétânis était plus particulièrement consacré au Taureau, l’un des quatre porteurs du Trône, on pourrait voir là, finalement, sa mise en correspondance avec l’un des quatre Piliers du Monde (Awtâd) qui constituent une catégorie initiatique supérieure à celle des Abdâl, parmi lesquels ils sont choisis. Sa caractéristique « christique » ne s’en trouverait pas éliminée, mais au contraire confirmée d’une façon spéciale au contraire confirmée d’une façon spéciale par le fait que l’un des Awtâd reposant sur le cœur de Aïssa, les trois autres reposant sur le cœur d’Adam, d’Ibrahîm et de Mohammed.

10 Mohyddîn Ibn Arabî, Futuhât el-Mekkiyah, ch. LXXIII. Cf. du même La parure des Abdâl, trad. par M. Vâlsan, Études Traditionnelles, Paris, 1951, p. 25.

Pour bien comprendre la signification de ces données, il est nécessaire de les situer dans la conception générale de l’Islam comme synthèse de la Prophétie universelle, du fait qu’il est la dernière des prophéties légiférantes avant la fin des temps. Le prophète Mohammed est lui-même le « Sceau de la Prophétie », et il a reçu de Dieu les Sommes des Paroles (Jawâmi’u-l-Kalim), c’est-à-dire, « selon une acception de cette expression, dit Michel Vâlsan, les essences des Verbes prophétiques révélés antérieurement (11) ».
C’est à ce titre, et de par cette disposition providentielle, que l’Islam, comme on a pu le voir, comporte dans son économie une typologie et des moyens spirituels en correspondance spéciale avec les autres formes traditionnelles, qui entrent ainsi, avec leurs fondateurs dans un Ordre islamique transcendant et total couvrant tout le cycle humain. Et c’est là ce qui, entre toutes ces formes, le qualifie légitimement comme médiateur universel.

Cette doctrine a été particulièrement illustrée par Mohyiddîn Ibn Arabî dans Fuçuç el-Hikam (les « Chatons de la Sagesse »). Dans ce livre, offert en louange à « Celui qui fait descendre les Sagesses sur les Cœurs des Verbes » (autrement dit des Prophètes), le Sheikh el-Akbar (« le plus grand des Maîtres ») représente chacune de ces Sagesses spécifiques par un chaton ou pierre précieuse portant gravé le Sceau divin et descendant du Ciel pour s’enchâsser dans son réceptacle prédestiné, le Cœur du Prophète considéré : « Le chaton de chaque Sagesse est, dit-il, le Verbe même qui est attaché à celle-ci. »
Commentant ce passage Michel Vâlsan dit que « les différents Verbes (personnifiés par les Prophètes) sont ainsi, au fond, eux-mêmes ces chatons, ces Pierres célestes gravées des Empreintes des la Royauté divine, et descendues pour être enchâssées dans la condition humaine et pour marquer ainsi les caractères particuliers des cycles qui leur correspondent ». Il va sans dire que leur participation à l’Ordre transcendant islamique n’exclut nullement leur universalité ni le caractère de totalité prophétique qu’elles gardent dans leurs perspectives propres.

Parmi ces Pierres, il en est une qui nous intéresse particulièrement ici: c'est la Pierre de Celui qui est connu en Islam comme le « Sceau de la Sainteté universelle » (Khatamu-l-Wilâyati-l-Ammah), ou comme le « Sceau de la Sainteté des Envoyés et des Prophètes », et qui est Seyidnâ Aïssa, Jésus. Peut-on douter que ce soit là cette Pierre dont Flégétânis avait « clairement lu le nom dans les étoiles »? S'il l'y avait lu, c'est parce que ce Nom fait partie intégrante du Ciel spirituel de l'Islam.

11 Commentaire inédit sur les Fuçûç el-Hikam.

Mais Flégétânis savait aussi, et apprit à Kyot, l'existence actuelle de cette Pierre sur terre, à la garde d'une Chevalerie « célestielle », inconnue de l'Occident, bien que chrétienne, ce qui est une première indication de rapports secrets sur le plan ésotérique dont on verra d'autres exemples, à commencer par le voyage du sage Maître de Tolède.

Il est permis de voir dans ce rapprochement symbolique une véritable solution de cette question spéciale, car il rend compte de tous les traits principaux de l'épisode de Tolède: d'abord le fait que Flégétânis fournit le principe de l'Aventure et la notion de la présence terrestre du Graal, mais non pas la Voie technique pour l'atteindre, car, étant une Voie chrétienne, c'est à un Maître chrétien qu'il appartient de la retracer. Ensuite le fait que Kyot reconnaît, dans sa réalité transcendantale, et au delà des différences des formes religieuses, l'Objet même de sa propre Quête. Enfin ce fait majeur, et selon nous décisif, que sous sa forme de Pierre céleste, le Graal de Wolfram trouve un correspondant islamique direct, avec une doctrine exactement parallèle - dont on trouvera plus loin d'autres aspects - et, dans le même temps, offre un contraste, autrement inexplicable, avec le symbolisme du Saint Vaisseau.

Quant à Kyot, dont la personnalité énigmatique a donné lieu à tant de controverses, les données traditionnelles permettent, semble-t-il, de se faire de lui et de son rôle une idée assez précise. On sait d'abord que son existence même a été contestée, du fait, surtout, que l'on n'a retrouvé aucun texte ni aucune mention d'un poète provençal de ce nom, et que, d'autre part, le thème du Parzival est si étroitement apparenté à celui du Perceval li Gallois que certains commentateurs ont voulu considérer le premier comme simplement repris et développé du second. On s'est étonné aussi que ce Provençal portât un nom français du Nord et parlât en français.

Ces arguments ne tiennent guère, à notre avis, contre les éléments de preuve inverses. Le nom de Kyot est vraisemblablement un pseudonyme, et son origine nordique n'a pas empêché Wolfram de le donner à un roi de Catalogne. Quant à l'emploi du français, il n'est pas plus étonnant de la part d'un Provençal lettré que, par exemple, de celle du poète italien Brunetto Latini, qui s'en est expliqué dans un texte célèbre. S'il est exact, d'autre part, que les deux œuvres offrent d'étroites similitudes jusque dans les détails, elles montrent seulement que Wolfram a connu le texte de Chrétien et l'a utilisé sur le plan littéraire, car elles accompagnent des différences de forme et de fond suffisantes pour exclure que celui-ci ait été sa seule ou même sa principale source.
Ainsi des lieux ou des personnages de première importance, que Chrétien désigne sans les nommer, ont un nom chez Wolfram, et le plus souvent d'origine française ou provençale, tels le Château du Graal (Montsalvage), l'ermite (Trévrizent), le Roi pêcheur (Anfortas), la Vierge du Graal (Repanse de Joye); d'autres portent un nom différent (Condwiramour au lieu de Blauchefleur) et d'autres n'existent pas chez Chrétien (Feirefiz, Gahmurel). La langue même du Parzival présente, outre 17 un immense vocabulaire d'origine latine et française qui déborde largement celui, plus élégant et plus sobre, mais moins riche, du Champenois, des traces philologiques certaines d'attaches provençales, relevées il y a déjà longtemps, auxquelles, il faut ajouter des notions de terminologie scientifique arabe, les unes et les autres parfaitement étrangères au texte de Chrétien (12).

Quant au fond, il existe d'importantes différences d'expression, de mise en valeur et d'intention symbolique dont nous aurons à reparler; rappelons ici que la concordance entre les deux ouvrages ne couvre qu'une partie du Parzival: ses deux premiers et ses quatre derniers livres ne doivent rien à son confrère français, sans que le développement général du récit montre pour autant la moindre discontinuité ou la moindre rupture de niveau. Telles sont les principales données d'ordre littéraire qui inclinent aujourd'hui la plupart des commentateurs à admettre l'existence d'une source française et provençale distincte de Chrétien, conformément d'ailleurs au témoignage réitéré de l'auteur. Mais ce qui, pour nous, est plus décisif encore, c'est que, si la question de source peut se poser du point de vue de la mise en œuvre littéraire, elle ne se pose pas du point de vue doctrinal. Comme on le verra, le Parzival offre, dans son ensemble et de façon homogène, l'exposé en mode symbolique d'une doctrine métaphysique et initiatique que Wolfram ne devait évidemment pas à Chrétien et que pourtant, il ne pouvait qu'avoir reçue. Cela seul suffit à prouver, à la fois sa liberté intellectuelle à l'égard de ce dernier, et sa dépendance envers un maître dont la personnalité et la fonction se situaient sur un tout autre plan. Ajoutons que, pour nous, le libre et fervent aveu de cette dépendance n'est pas la moindre preuve de sa véracité.

Pour ce qui est de l'anonymat de ce maître, voilà sous le pseudonyme de Kyot, il ne peut étonner que ceux qui ne voient dans la légende du Graal qu'une fiction d'invention individuelle et d'intention « édifiante ». Ceux-là devront s'étonner aussi que le Moyen-Âge ait vu fleurir tant de traditions, orales ou écrites, d'auteurs inconnus ou rapportées à des éponymes symboliques tels que Merlin, et de constater, pour le Graal comme pour tous les autres thèmes légendaires, qu'aucun des « éditeurs » connus n'en ait revendiqué la paternité, mais que tous, au contraire, se soient expressément référés à une tradition antécédente, sur laquelle ils restent d'ailleurs extrêmement discrets quand ils ne disent pas l'avoir reçue par des voies plus ou moins miraculeuses.

12 V. notamment les travaux de Suchier et Wechssler. Résumé dans W. Staerk, Neber den Ursprung der Gral-legende (Tübingen, 1902), pp. 2 à 6. Le mot Graal est originaire du Midi. Cf. Littré: vieux français graalz, forme particulière du provençal grazal; ancien catalan grésal; ancien espagnol gréal, garral; bas-latin gradalis, gradalus, sorte de vase. - Certains noms propres ont été reconnus d'origine provençale: Montsalvage, Anfortas, Prienlascors, Libeals, etc. –
A part une quantité de termes empruntés au vieux français et dérivés généralement du latin, on en relève un assez grand nombre d'origine spécifiquement provençale: agraz (prov. agras), galander (calandra), plialt (blial), ribbalt (ribalt), samît (samit), mâze (mezura), etc.


A une époque pour qui il n'y avait de valeur que dans la vérité, et pour qui il n'y avait de vérité que divine, donc révélée et transmise, une prétention à l'originalité eût été le meilleur moyen de ruiner son propre crédit. Wolfram ne se targue que d'être fidèle au « droit récit » (die rehten maere), et Chrétien, le premier en date de ces éditeurs, loin de se flatter de la moindre invention, ne prétend à rien d'autre qu'à

rimoyer le meilleur conte
Qui soit conté en cour royal.
C'est le grand Conte del Graal
Dont le comte bailla le Livre.

De ce Livre mystérieux, Hélinand, dès 1205, disait n'avoir pu trouver trace. On n'a pas trouvé trace non plus du « grand Livre » où, selon Robert de Boron,

... les estoires sont escrites,
Par les granz clerz faites et dites.
Là sont li grant secré escrit
Qu'on nomme le Graal et dit (13).

Quant à celui du Grand Saint-Graal, du cycle dit de Map, son auteur anonyme dit l'avoir reçu du Ciel, des mains d'un ange.

On aperçoit dès lors qu'il n'est pas nécessaire que Kyot ait écrit pour être invoqué comme une autorité - le contraire serait plus vrai, peut-être -, et que cette autorité n'est pas en réalité celle d'un homme en tant que tel, si grand qu'il soit, mais celle d'une tradition véridique.

Faute de pouvoir comprendre l'esprit traditionnel et de concevoir la nature de ces moyens et la portée de ses intentions, la critique moderne reste perplexe devant des faits dont la signification s'impose dès que l'on a reconnu, d'une part l'origine supra-humaine et par là l'universalité, le caractère sacré et la vertu opérative du symbolisme transmis par toutes les Traditions révélées, d'autre part l'existence, au centre de celles-ci, pour autant qu'elles sont intactes, d'un Mystère de Connaissance qui n'est autre que celui, métaphysiquement nécessaire, de la Présence divine en leur cœur même.
C'est ce Mystère, conservé et transmis par voie initiatique, qui s'est manifesté avec le Graal de façon soudaine à la fin du XIIe siècle. La doctrine du Graal n'est que la doctrine de ce Mystère en termes chrétiens. Que l'on considère l'unité fondamentale du thème malgré la diversité d'origine et de nature des éléments qu'il intègre, la fertilité indéfinie de ses expressions symboliques, l'accord profond et la cohérence organique des multiples versions dispersées dans l'espace et dans le temps, et l'on reconnaîtra qu'un principe d'identité et de rectitude se cache au centre de cette floraison prodigieuse et s'y affirme avec l'autorité d'une révélation.

13 Robert de Boron, Le Roman de l'Estoire dou Graal, éd. W. A. Nitze, Paris, 1927, vv. 932-935.

Pour en discerner la véritable nature, il fallait d'autres clefs que celles dont dispose l'exégèse littéraire ou religieuse. Si l'on possède, de nos jours, à ce sujet quelque lumière, c'est à une œuvre admirable de science doctrinale, de puissance et de pureté intellectuelles qu'on le doit: celle du regretté René Guénon. Nous aurons fréquemment, au cours de cette étude, à nous référer à ses travaux, qui ont renouvelé la question du Graal parmi bien d'autres.
Mais nous renverrons, dès à présent, à ceux qui, d'une façon générale, traitent des questions touchant à notre propos, notamment celle de l'initiation et de la transmission initiatique, celle des Centres spirituels, celle de la nature du Graal (14). Les paroles de Robert de Boron sont, au demeurant, assez claires pour qui a la moindre notion de l'ésotérisme traditionnel: le Livre « où sont les grands secrets écrits » est un corps d'enseignements sacré et réservé à la garde de « grands clercs », qui jusqu'alors n'avait fait l'objet que d'une transmission orale comme Robert le précise ailleurs:

Unques retreite esté n'avait
La grant Estoire dou Graal
Par nul homme qui fust mortal (15).

Pour revenir à Kyot, celui-ci, dit Wolfram, était provençal et parlait en français. Le mot Provence désignait au Moyen-Âge l'ancienne Provincia romaine. Elle comprenait la Septimanie et s'étendait jusqu'à Toulouse, couvrant une région qui fut longtemps sous la dépendance de l'Espagne musulmane et reçut fortement l'empreint de sa civilisation. Cette empreinte garda longtemps dans le peuple un caractère prestigieux. On attribuait aux Arabes, dit Fauriel, « tout ce qui offrait quelque chose de merveilleux, on supposait une industrie supérieure »: forteresses, tours, souterrains plus ou moins légendaires, armes, orfèvreries, étoffes, chevaux, etc.
Ce caractère se retrouve, comme nous le verrons, fortement marqué dans le Parzival, et ce n'est pas en faveur de ses attaches provençales directes. Mais l'influence de l'Islam ne se limitait pas là. On la retrouve notamment dans le grand mouvement de l'Amour courtois, que l'on ne peut réellement comprendre si l'on en méconnaît la source ésotérique.

14 Citons particulièrement Aperçus sur l'Initiation, Chacornac, Paris, 1946; Le Roi du Monde, ibid., 1950, 3e éd.; L'ésotérisme de Dante, ibid., 1949, 3e éd.; Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, Véga, Paris, 1947, 2e éd., L'ésotérisme du Graal, in Lumière du Graal, op. cit.; Aperçus sur l'ésotérisme chrétien, Chacornac, Paris, 1954.
15 Robert de Boron, op. cit., vv. 3.492 à 3.494. Cette notion d'un enseignement secret transmis par voie orale et mis secondairement par écrit sous forme légendaire, est la seule qui rende compte des faits et donne l'explication de la contradiction apparente, qui a si fort étonné les commentateurs, entre les deux passages de l'Estoire dou Graal que nous avons cotés. L'emploi du mot « retraite » (retrahere) ne peut que la confirmer, de même que l'expression « nul homme qui fust mortal ». Celle-ci peut apparaître au lecteur non averti comme une sorte de pléonasme, alors qu'elle réfère, de façon tacite mais certaine, à des hommes (les « grands clercs ») qui échapperaient à cette condition. Or, précisément, les initiés à l'ésotérisme chrétien étaient appelés les « vivants », par opposition aux mortels profanes.


S'il présente quelques différences avec son correspondant islamique, - différences sur lesquelles on a voulu s'appuyer pour contester leur communauté de nature et d'inspiration -, c'est d'abord parce que le second avait beaucoup moins besoin de cacher son caractère initiatique, et ensuite parce que les affinités spirituelles et l'accord intellectuel n'excluent ni l'indépendance de l'esprit, ni la liberté du génie de race, mais postulent par contre l'unité de doctrine. Or, c'est bien là ce que l'on constate, comme l'a très bien montré Fauriel: des génies différents interprétant une même théorie, une même vision spirituelle et intellectuelle de l'Amour.

Les relations de la Provence avec les Musulmans ne cessèrent d'ailleurs pas avec le départ de ces derniers. Soit par l'intermédiaire des maîtres juifs des écoles de la Septimanie, qui continuaient à représenter leur culture et leur intellectualité, soit directement avec les principautés musulmanes d'Espagne, ces relations se poursuivirent en fait pendant tout le Moyen-Âge.

Les contacts pris par Kyot dans ce pays avec les Musulmans sont d'autant plus plausibles qu'il en est des exemples célèbres (Gerbert d'Aurillac, qui, sous le nom de Sylvestre II, devait être le pape du Millénaire, Raymond Lulle, Brunetto Latini, etc.), et c'est bien là que K. Bartsch, l'un des plus avertis des commentateurs du Parzival, voyait, l'origine immédiate de la légende, où elle aurait été apportée d'Orient par les Arabes. Certaines versions donnent d'ailleurs la race élue dont descend Titurel, ancêtre de Parzival, comme originaire d'Asie. L'aïeul de Titurel est dit être passé en Europe sous Vespasien après s'être converti au Christianisme, et s'être établi au nord-est de l'Espagne, dont il soumit divers royaumes avec l'aide des Provençaux. Il n'est pas indifférent de noter d'autre part que les marches de Portugal et d'Espagne, ainsi que le Languedoc, furent les premiers pays d'Europe où s'installèrent les Templiers (16).

On accordera peut-être que tout cela donne un poids singulier au dire de Wolfram sur l'existence d'une tradition provençale originale du Graal et sur sa liaison avec l'Islam. Quant à la filiation du Parzival avec cette tradition, qu'il affirme également de façon positive, elle est appuyée par un certain nombre de faits: d'abord, comme on l'a vu, par des indices philologiques qui semblent assez décisifs; ensuite par d'assez nombreuses allusions relevées chez les Troubadours aux situations les plus typiques du texte de Wolfram; enfin par les caractères intrinsèques de celui-ci.

16 Dès 1128 ils reçoivent la place de Source au Portugal; en 1130 celle de Graňena dans le comté de Barcelone. La première Maison en deçà des Pyrénées est fondée en 1136 dans les États du comte de Foix. Et c'est après l'Assemblée générale de 1147 seulement qu'ils se répandent dans le reste de l'Europe.
Pour les rapports des Troubadours avec les Arabes, v. Fauriel, Histoire de la Poésie provençale, Paris, 1846; plus récemment, A. J. Denomy, Concerning the accessibility of arabic influences to the earliest provençal Troubadours, in Mediaeval Studies, Toronto, XV (1953), pp. 147-158.


André Moret écrit à ce sujet dans l'Introduction à son édition du Parzival: « ... les dernières investigations ont prouvé que, dans ce domaine encore (celui de la langue), Wolfram subit l'influence de modèles français. M. Ehrismann, en particulier, a montré que la manière obscure et tourmentée du style de Wolfram, tant critiquée par Gottfried, remonte en fait à l'hermétisme provençal du « trobar clus. »
Plus loin, il ajoute: « Son style « obscur » n'est pas un signe d'impuissance, c'est la manifestation d'un art conscient... Le trobar clus est une poésie « fermée », une poésie d'initiés, qui part du principe que le lyrisme doit être un art réservé à un petit nombre d'adeptes » (17). En fait s'il est parfaitement juste de parler ici de « poésie d'initiés », mais au sens authentique du terme, il est trop évident qu'il ne s'agit pas seulement de « lyrisme », même dans l'acception la plus étendue que l'on voudra donner à ce mot. Le seul examen des œuvres en question, comme d'ailleurs des œuvres « littéraires » du Moyen-Âge en général, suffit à montrer que ce caractère « fermé » ne tient pas à la forme mais au fond, et plus spécialement à la nature symbolique que lui impose la qualité de transcendance et d'ineffabilité des réalités qu'il a pour objet de transmettre.

Ces quelques données vont permettre de se faire une idée plus précise du personnage de Kyot. Wolfram l'appelle « le maître bien connu » (der meister wol bekant), le « sage maître », « la schianture » (le chanteur ou plutôt l'enchanteur). Il se réfère à lui comme à une autorité irréfragable, la seule qu'il convient d'invoquer à propos du Graal: « Kyot, dit-il, c'est le nom de l'enchanteur qui, parce qu'il était homme de grand art, s'appliqua à chanter et à conter, et le fit si bien que beaucoup de gens aujourd'hui encore lui doivent de grandes joies. Kyot est un Provençal qui trouva en des écrits arabes (heidenisch) les aventures de Parzival. Tout ce qu'il a conté en langue française, je veux, si je ne suis pas d'esprit trop débile, vous le redire en allemand (18 ) . »
Dans un passage célèbre, à la fin du poème, il déclare: « Maître Chrétien de Troyes a conté cette histoire, mais en l'altérant; et Kyot, qui nous transmit le conte véritable (die rehten maere), s'en irrite à bon droit. Le Provençal nous dit, en conteur véridique, comment le fils d'Herzeloïde, héros prédestiné, devint roi du Graal après qu'Anfortas eut démérité. De Provence ce conte est venu, sous sa vraie forme, en pays allemand; il nous fait connaître le dénouement de l'aventure. Pour moi, Wolfram von Eschenbach, je ne veux rien rapporter de plus que ce que le maître provençal nous a conté. »

17 Parzival, Morceaux choisis, introd., notes et gloss. par A. Moret, Aubier, Paris, 1943.
18 Tonnelat, op. cit., t. I, p. 364. La leçon « enchanteur » est celle de Tonnelat (id. Wilmotte). Même si l'on voulait rendre la schainture par « le chanteur », le mot ne pourrait avoir ici qu'un sens fort et très précis, de même que le mot Aventiure ne désigne rien moins que la Quête elle-même. L'hypothèse selon laquelle Kyot ne serait autre que Guyot de Provins est aujourd'hui abandonnée.


Ainsi Kyot est le premier et le seul authentique révélateur d'une part de la notion du Graal, de son histoire et de son existence actuelle sur terre, recueillie par lui en Espagne dans une tradition arabe; d'autre part de celle d'une lignée chrétienne gardienne du mystère, demeurée inconnue jusqu'à ce qu'il découvrît la trace dans les anciennes chroniques d'Anjou. Son titre de maître en fait un clerc; la nature de son enseignement démontre le caractère ésotérique de cette cléricature, confirmé d'ailleurs par son autre titre d'enchanteur, qui doit être rapproché de celui de Merlin, dont, comme l'a montré René Guénon, le nom cachait l'autorité spirituelle celtique.
On doit noter que le mot "enchanteur" avait alors un sens technique que le mot savant équivalent « incantateur » ne fait que suggérer. L'allusion au refus de la Nigromanzi, à propos du « discernement des caractères », laisse entendre que celui-ci implique l'assimilation de sciences secrètes orthodoxes: il ne peut s'agir dès lors que de l'incantation initiatique véritable. Quant au baptême, qui permit à Kyot de pénétrer la nature du Graal et ses vertus secrètes, ce que nous dirons plus loin du baptême de Feirefiz permettra peut-être de comprendre de quoi il s'agit en réalité. Enfin, la distinction entre le « chant » et le « conte » paraît assez nettement évoquer la double fonction, sur le plan de la méthode et celui de la doctrine, du maître spirituel véritable, ce que semble confirmer la notion de « grand art », qui doit s'entendre dans un sens opératif et non pas « esthétique », et peut-être aussi ces « grandes joies » que beaucoup de gens lui devaient encore du temps de Wolfram.

Le vrai problème de Kyot n'est donc pas de savoir qui il était, mais quelle était l'autorité ésotérique à laquelle Wolfram attribue la découverte du Graal, d'après une source musulmane, l'indication de certains moyens techniques pour l'atteindre, voilés sous l'affabulation de la Quête, et, implicitement tout au moins, la jonction du thème du Graal à celui d'Arthur, avec tout ce que cela signifie quant à l'intégration chrétienne de l'héritage celtique.

Envers cette autorité, il ne perd aucune occasion de marquer sa dépendance et sa fidélité. Or Wolfram était chevalier, et très probablement affilié à l'Ordre du Temple, auquel il identifie ouvertement l'Ordre du Graal. Son œuvre étant bien autre chose, comme on peut déjà s'en rendre compte, qu'une simple composition romanesque à thème religieux, il n'est guère probable qu'il en eût ainsi disposé sans l'aveu de la « sainte Maison ». Un fait pourrait le confirmer: c'est que la Maître mystérieux et pourtant « bien connu », non seulement est vivant du temps de Wolfram, puisqu'il connaît l'œuvre de Chrétien et la juge, mais encore, comme en fait foi un autre passage (19), inspire et contrôle directement le travail de son disciple. Nous essaierons plus loin de discerner à quelles préoccupations pouvait répondre une telle publication.

19 Parzival, 452, 29 sq. : « C'est de lui que Parzival va maintenant apprendre l'histoire secrète du Graal. Si quelqu'un m'a questionné à ce sujet auparavant, et s'est disputé avec moi dans l'espoir que je lui dirais ce qu'il en est, il n'y a gagné qu'un honteux échec. Kyot m'a prié de n'en rien révéler » (trad. M. A. Hatto).

Constatons pour l'instant que, si Kyot ne représente pas simplement l'autorité spirituelle du Temple, il devait avoir avec elle des rapports bien étroits.


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Pierre Ponsoye : L’Islam et le Graal Empty Re: Pierre Ponsoye : L’Islam et le Graal

Message par Ligeia Dim 21 Juin - 10:50

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Chapitre II : Le Baruk





Maintenant, quelle peut-être la signification exacte de l'accusation portée contre Chrétien ? Ce n'est certainement pas sans motif grave qu'au terme de l'ouvrage, et alors que rien n'appelait spécialement une référence à l'auteur du Conte del Graal, Wolfram, appuyé de l'autorité de Kyot, tient à marquer un désaccord qui, pour n'être pas précisé, est clairement donné comme engageant le sens de l'œuvre. Un des récents commentateurs, M. Jean Fourquet, pense que « ce qui fait la différence entre le Conte del Graal et le Parzival, ce n'est pas l'objet de la présentation littéraire, mais c'est la manière dont il est présenté. Chrétien, dit-il, ne nous laisse pas oublier que son récit est un jeu, dont il reste le souverain maître. Wolfram joue le jeu avec tant de passion que son poème se présente à nous comme l'expression d'une foi (20) ».

Cette remarque a une part de justesse en ce qu'elle marque, en faveur de Wolfram, une différence en effet assez nette dans la profondeur et l'intensité de l'intention. Mais Chrétien n'était pas le « souverain maître » de son ouvrage et ne se donnait pas pour tel, comme on l'a vu, - et le poème de Wolfram n'offre pas l'expression d'une foi, mais d'une certitude. Non plus pour l'un que pour l'autre, la légende du Graal n'était un jeu, si l'on entend par là une fantaisie littéraire sans autre signification que celle d'un divertissement de cour. Ce serait leur prêter une mentalité mondaine et profane parfaitement étrangère à l'esprit traditionnel, et qui n'existait pas à cette époque.
Chrétien est, il le dit lui-même, l'éditeur et non pas l'auteur d'un thème dont il reste tributaire, faute de quoi d'ailleurs l'attaque de Wolfram ne se comprendrait pas. Qu'il ait pris son sujet au sérieux, on le voit assez dans le passage où il décrit le cortège du Graal, ou celui où l'ermite enseigne à Perceval l'invocation secrète :

Assez des noms Nostre Seigneur
Les plus puissants et les meilleurs
Que nommer ose bouche d'homme,
Si par peur de mort ne les nomme.
Quand l'oraison lui eut apprise
Il lui défend qu'en nulle guise
La dise sinon en péril.


20 Jean Fourquer, L'ancien et le nouveau Titurel, in Lumière du Graal, op. cit., p. 234.

On peut seulement, par comparaison avec les textes correspondants de Wolfram, reprocher leur laconisme à ces passages capitaux : Chrétien livre les données symboliques à l'état brut, telles, semble-t-il, qu'il les a reçues en canevas, et son art, qu'on ne discute pas, porte plutôt sur la mise en œuvre poétique que sur l'élaboration intellectuelle. Mais rien ne permet de dire qu'il n'en a pas pénétré le sens et qu'il n'ait pas voulu rester sur al réserve, s'il est vrai pourtant que, dans l'ensemble, son récit soit loin d'offrir les aperçus symboliques et l'ampleur intellectuelle de celui de Wolfram.
En tout cas il ne s'agirait là que d'une déficience, et non d'une altération. Quant aux différences de forme concernant le Graal lui-même, coupe chez l'un et pierre précieuse chez l'autre, elles sont le fait de perspectives symboliques distinctes mais étroitement liées. Elles ne sont, au surplus, que d'apparence : la coupe de Chrétien est sertie de pierres précieuses d'un caractère unique, comme celle de Wolfram :

Totes autres pierres passoient
Celles del Graal sans dotance.


La présence, dans les deux cas, d'une hostie miraculeuse affirme l'identité du symbolisme eucharistique. Sans doute, en tant que symbole, la Pierre a-t-elle un caractère plus universel que la Coupe, encore que celle-ci soit chargée de significations propres ; et l'on se souviendra ici des récits selon lesquels cette Coupe aurait été taillé dans l'émeraude tombée du front de Lucifer lors de sa chute. Mais il s'agit là d'une particularisation normal et non pas d'un amoindrissement, encore moins d'une altération.

M. Jean Frappier nous paraît assez proche de la vérité quand il remarque, dans son étude très détaillée sur le Cortège du Graal : « Le Conte del Graal, même augmenté d'une partie de ses Continuations... ne saurait rendre compte d'étrange particularités du poème allemand, comme, par exemple, tout son côté arabe et oriental, l'histoire de l'origine du Graal, l'identification des chevaliers de Montsalvage avec l'Ordre des Templiers, et surtout l'exaltation de la famille d'Anjou à laquelle Wolfram n'avait aucune raison de s'intéresser. L'hypothèse d'une seconde source française, qui s'ajouterait à celle de Chrétien, reste encore la plus plausible (21). »

C'est bien là, en effet, qu'il faut chercher, quant au fond, la différence spécifique des deux ouvrages, par ailleurs si étroitement semblables, et il est impossible de faire abstraction de ces « particularités » du Parzival sans en briser la trame ni en défigurer les intentions.

En l'absence de données traditionnelles précises, la question de la famille d'Anjou reste d'interprétation délicate. Il semble peu probable que Wolfram ait voulu honorer spécialement la dynastie historique. Que celle-ci ait emprunté à la légende, en se prétendant issue d'une fée, n'implique pas que la légende ait dû, elle aussi, emprunter à l'histoire.

21 Jean Frappier, Le cortège du Graal, ibid., p. 194.

Même si l'on concédait que Gahmuret puisse devoir quelque trait à tel ou tel membre de cette famille (on a invoqué à son propos la figure de Richard Cœur de Lion, et l'un au moins des ducs d'Anjou, le roi Foulques de Jérusalem, a été affilié à l'Ordre du Temple), il reste que la qualification d' « Angevin », pour Feirefiz comme pour Gahmuret, est manifestement celle d'une race spirituelle, « faée » au sens de prédestinée (fata), dont les lointaines origines celtiques sont les mêmes que celle de la race d'Arthur. Elle était inconnue au temps de Kyot, puisqu'il n'en trouve trace que dans les « anciennes chroniques », et nous rappellerons que, si Arthur figure en tête des Chroniques historiques d'Anjou, il s'agit là, en tout cas, d'une autre lignée que celle d'où devaient sortir les Plantagenets. L'Anjou de Wolfram est en fait un Anjou légendaire, comme sa capitale, Béalzenan, ce qui n'exclut d'ailleurs pas un lien géographique, sinon historique, avec la province de ce nom.

M. Bodo Mergell nous semble avoir apporté un commencement de solution à cette énigme : « Le nom d'Anschouwe, tout en étant dérivé de celui d'Anjou, dit-il, ne signifie ni les Angevins historiques, ni les Anschauer de Stîre, mais représente, par le nom même, une allusion à la vision (das schouwen, beschouwen) du Graal. Le caractère spirituel et chrétien de cette vison est mis en relief par Feirefiz, d'Anschouwe lui aussi, mais incapable de voir le Graal : an den grâl was er ze sehen blint : où le même jeu de mots Anschouwe-schouwen-an sehen sert d'introduction à son baptême... »
Plus loin, cet auteur apporte une contribution extrêmement intéressante à l'élucidation de ce problème en mettant en évidence une liaison entre la race de Gahmuret et la race primordiale :
« Mazadan et Terdelaschoye, aïeux de Gahmuret, sont un autre exemple de ce symbolisme des noms dont Wolfram se montre épris : l'évocation du Père des hommes et du Paradis terrestre (Terre de la Joie) est évidente dans ces noms vénérables qui font pressentir une première notion du wunsch von pardis qu'est le Graal (22). »

22 Bodo Mergell, in Les Romans du Graal aux XIIe et XIIIe siècles, éd. du C.N.R.S., Paris, 1956. Cet ouvrage collectif, groupant les travaux d'un Colloque international, présente l'état actuel de la problématique du Graal du point de vue de l'exégèse littéraire, que l'on confrontera utilement avec le point de vue traditionnel auquel nous nous plaçons ici. Le wunsch von pardis est le « désir du Paradis », l'une des qualifications du Graal par Wolfram.

Le lien avec l'Anjou géographique est peut-être fourni par ce passage de la Chronique d'Anjou de Jehan de Bourdigne, chanoine de l'église d'Angers (1529) : « En Gaule celtique nommé Egada (Anjou), plusieurs habitants bien nés, sous bénin horoscope et partie du ciel douce et tempérée, se adonnèrent aux lettres et études de la philosophie esquelles tant profitèrent que le bruyt fut incontinent que par toutes les Gaules n'avait plus doctes théologiens que les Égadiens. Sarron les appela, les trouva de trop plus savants que on avait rapporté et les congédia (autorisa) pour construire une ville. Ils allèrent dans la foret de Nyd d'Oiseau ou de Merle, cherchant le lieu où étaient le plus d'oysillons, et là construisirent leur ville qu'ils appelèrent Andes, l'an du monde 2000 et après le Déluge l'an 344. »
Andes devaient donner son nom aux peuples de la basse Loire, Andécavi ou Andegavi, d'où vient Anjou. Sarron est le troisième roi de la dynastie de Japhet, fils de Noé, qui régna, d'après la tradition, sur le Nord et l'Est de la Gaule. Peuple élu, fondation d'une « ville », symboles significatifs (le Nid est un équivalent symbolique du Cœur et de la Coupe ; les Oiseaux représentent les anges ou états supérieurs de l'Être), on a là, incontestablement, le récit de la fondation d'un Centre spirituel, donné comme remontant à trois siècle après le Déluge... Peut-être même faut-il voir entre le Merle et Merlin un de ces rapprochements non étymologiques, mais par assonance, qui sont communs dans le symbolisme traditionnel.
Pour en terminer avec cette question, nous citerons enfin les lignes suivantes du regretté L. Charbonneau-Lassay, particulièrement averti des traditions de cette région de la France :
« ... il y eut trois centres principaux où fut particulièrement intense le culte du Graal, si l'on peut ainsi parler : le centre d'Irlande et d'Angleterre, Somerset et Clamorgan ; le centre de la France occidental, Anjou, Poitou, Bretagne ; le centre franco-espagnol au nord et au midi des Pyrénées-Orientales (23). »

Mais ce qui fait la véritable singularité du Parzival, c'est, d'une part l'attribution aux Templiers de la garde du Graal, d'autre part, ce que M. Jean Frappier appelle son « coté arabe et oriental ». Celui-ci, dont nous nous occuperons d'abord, apparaît dans maint détail, dont nous donnerons seulement quelques exemples caractéristiques : les vêtements des vierges du Graal, le manteau de Repanse de Joye, le tissu d'achmardi (transcrption de l'arabe azzamradi, ou mieux az-zumurrud(ah), émeraude) sur lequel elle porte l'Objet très saint, le substitut en soie de la Table Ronde, sont en étoffe précieuse de « païennie » et cette origine fait partie intégrante de leur symbolisme. La preuve de qualité ou de vertu des armes, des chevaux, des métaux, des pierres, eux aussi chargés de significations symboliques, est constamment appuyée sur leur provenance arabes.
Les planètes dont la course délimite le royaume futur de Parzival sont désignées par leur nom arabe. Cundrie, messagère du Graal, connaît l'arabe et se dit au service de Secondille, raine « païenne » des Indes. Non seulement Arthur admet des « païens » (Ecuba, reine de Janfouse, Feirefiz) à prendre place à la Table Ronde, lieu réservé par excellence, mais encore Feirefiz est accepté à Montsalvage et dans l'intimité du Graal sans que sa qualité de musulman fasse aucunement problème.

23 L. Charbonneau-Lassay, Le Saint Graal, in Le Rayonnement intellectuel, mars 1938.

Par un contraste remarquable avec les autres ouvrages contemporains, on ne relève, à pat telle ou telle prise de position d'ordre purement théologique et visiblement de commande, aucune marque d'hostilité à l'égard de l'Islam, mais au contraire maint indice, et des plus apparents, d'admiration et de respect pour son esprit et sa civilisation.

Mais si étonnante que puisse paraître une telle attitude, si l'on songe que l'ouvrage a été écrit à l'époque de la Vème Croisade, l'intérêt pourrait n'en paraître que de curiosité, si l'auteur ne donnait sur sa véritable pensée des précisions d'une tout autre portée : on lit au livre Ier que Gahmuret, père de Parzival et frère cadet du roi d'Anjou, refuse l'apanage que celui-ci lui offre, et Wolfram en indique le motif :
« Pourtant ce héros si bien instruit de toute bienséance ne pensait pas qu'il y eût au monde de souverain couronné, roi, empereur ou impératrice, dont il dût être le serviteur. Il ne voulait servir que Celui qui exerce le pouvoir suprême sur tous les royaumes de la terre. Tel état le dessein qu'il portait dans son cœur. Or, il apprit qu'à Bagdad régnait un calife si puissant que son autorité s'étendait sur les deux tiers de la terre, ou même encore au delà. Les païens le vénéraient tant qu'ils l'appelaient dans leur langue le « baruk ». Il s'était rendu maître de tant de peuples qu'il comptait parmi ses vassaux des rois nombreux ; ces rois avaient beau porter couronne, ils ne lui en étaient pas moins soumis. Ce pouvoir et cette dignité de calife existent encore aujourd'hui. De même qu'à Rome on veille à l'observation des principes chrétiens que nous enseigne la religion de notre baptême, on obéit en ce pays à une loi païenne. A Bagdad, les habitants reçoivent de leur pape les bienfaits qu'ils sont en droit d'attendre de lui ; ... c'est le « baruk » qui leur accorde la rémission de leurs péchés... En ce temps-là arriva le jeune prince d'Anjou. Le calife le prit en grande affection et Gahmuret, le preux chevalier, lui offrit ses services et devint son soudoyer (24) ».

Ainsi Gahmuret (fils, comme Arthur, d'une race « faée », prédestinée, indique ailleurs Wolfram), pour accomplir son vœu de chevalerie céleste, se met au service de la plus haute autorité spirituelle connue, et cette autorité est islamique. Wolfram l'identifie au calife de Badgad, mais son titre de Baruk (le « Béni » en hébreu ; en arabe el-Mubârak ou Mabrûk) et la nature de ses pouvoirs font voir en lui une autorité d'un ordre beaucoup plus profond, et d'un caractère nettement polaire, dont la juridiction, qui s'étend aux « deux tiers de la terre et même au delà », semble d'ailleurs déborder le cadre de l'Islam.

24 Tonnelat, op. cit., t. I, pp. 13-14.

Le mot Calife (el-Khalifah) peut s'entendre à la fois dans le sens de « successeur du Prophète » et de « lieutenant d'Allâh ». Si Bagdad est le siège du Calife, elle est aussi symboliquement, pour Mohyiddîn Ibn Arabî, celui du « Pôle suprême, manifestation parfaite de la forme de la Divinité ». Le mot Bagdad signifie en iranien « don de Dieu ». Il a sept variantes, dont celle employé par le Sheikh el-Akbar, Bughdan, a la même signification. Un autre nom de Bagdad est Dar es-Salam, la « Maison de la Paix », qui est aussi une désignation du Centre spirituel suprême. Or voici ce que dit Mohyiddîn à ce propos :
« Le pays d'Allâh le plus aimé de moi après Taybah (la Médine), la Mekke et Jérusalem, c'est la ville de Bughdan. Qu'aurais-je à ne pas désirer la « Paix », alors que là se trouve l'Imam qui dirige ma religion, mon intelligence et ma foi » (Tarjuman el-Achwâq, ch. XXXVIII).
Cette dernière phrase pourrait, sans changement, être mise dans la bouche du père de Parzival. Et l'on pourra dès lors comprendre comment Gahmuret, bien que chrétien et le demeurant, a pu se mettre au service de l'autorité islamique suprême pour réaliser sa vocation spirituelle : c'est que celle-ci, bien que s'exerçant normalement dans le cadre et par le moyen de l'Islam, se situait par son degré et par tel aspect de sa fonction au delà de la distinction des formes traditionnelles.

Au nom de cette autorité, il combat victorieusement au Maroc, en Perse, en Syrie, en Arabie. Il délivre le royaume mauresque de Zazamane, met fin à tout un système de conflits où sont impliqués notamment des princes chrétiens, et épouse la reine Bélacâne, « noire comme la nuit », de qui il engendrera Feirefiz, le chevalier noir et blanc. Puis, quittant en secret Bélacâne et l'orient, il vient en Galles où il apporte également la paix en épousant la reine Herzeloïde, « claire comme la lumière du soleil », sœur du roi « méhaigné » du Graal, et de qui naîtra Parzival. Mais il doit bientôt répondre à un appel du Calife (preuve que dans tous ces travaux il demeurait son soudoyer) et meurt en Orient en combattant pour lui.

La tâche du « héros pur » aura été de pacification de l'Orient et de l'Occident, mais surtout de préparation d'une œuvre plus haute, symbolisée par la semence jetée dans chacune des deux régions traditionnelles rivales, en la personne des deux demifrère, d'un principe de restauration et de réconciliation apparemment double, mais qui se fera reconnaître pour un au dernier acte de l'Aventure, en amenant aussitôt le dénouement : après son premier échec au Château du Graal, condamné à une errance de cinq ans, Parzival disparaît du poème pendant plus de 6000 vers (25). A part une ou deux apparitions furtives et purement occasionnelles, il ne revient en scène que pour rencontrer, sans le connaître, son frère Feirefiz. C'est alors un combat « effrayant et prodigieux » où ils ne peuvent se vaincre, et où d'ailleurs Feirefiz semble bien l'emporter en sagesse et en générosité.

25 Cet intermède a pour objet la « voie indirecte » de Gauvain, où la solution finale est d'ailleurs apportée par Parzival en personne au livre XIV.

Ce combat ne prend fin que par leur reconnaissance comme fils d'un même père, et plus encore comme membre d'une triade spirituelle consciente d'elle-même : « Mon père et toi et moi-même, dit Feirefiz, nous n'étions qu'un même être en trois personnes. » Si l'on objecte que Feirefiz invoque à ce propos Jupiter et Junon, on redira ici ce qui a été dit de Flégétânis. Si d'ailleurs il ne s'agissait d'une couverture, l'attribution de divinités gréco-latines à Feirefiz serait contradictoire, non seulement avec sa qualité de chevalier musulman, mais encore avec le fait qu'il est un « héros pur et sans tache » : l'impureté spirituelle du polythéisme est en soi une disqualification qui, de par la nécessité du symbolisme même, ne pouvait lui permettre de tenir tête victorieusement au plus pur des héros chrétiens, ni de s'asseoir à la Table Ronde, ni d'entrer avec lui à Montsalvage, où seuls sont admis les élus. Wolfram, au reste, tient à ne laisser aucune équivoque sur sa véritable pensée quant au lien qui unit les deux héros et par suite quant à la signification de leur combat et de ses conséquences : « Ces deux, dit-il, ne font qu'un. Mon frère et moi ne sommes qu'un être unique. » Un peu plus loin, non seulement il les unit, mais il ne les distingue pas dans une invocation à Dieu : « Car, je vous le dis, ces deux ne font qu'un », c'est pourquoi « ce vœu (Dieu vienne au secours du fils de Gahmuret) je le forme pour tous les deux, pour le païen (heiden) comme pour le chrétien (26) ».

On sait la suite : aussitôt après le combat, Cundrie vient annoncer au camp d'Arthur que la Pierre a désigné Parzival comme roi du Graal. Parzival, qui n'a le droit d'emmener qu'un seul compagnon à Montsalvage, choisit son frère entre tous les chevaliers présents, y compris les initiés de la Table Ronde. C'est à l'intérieur seulement de Montalvage, au Centre même, que Feirefiz se soumettra au baptême afin d'épouser Repense de Joie, ce qui lui permettra de voir de ses yeux la Pierre sainte. Douze jour après, il rentre dans son royaume des Indes, près du Paradis terrestre, où Repanse de Joie mettra au monde un fils qui sera appelé le Prêtre Jean. Plus tard, d'après le Titurel d'Albrecht, continuateur de Wolfram, Parzival, avec les Templiers de Montsalvage, quittera l'Europe, de plus en plus livrée au péché, pour rejoindre Feirefiz aux Indes, et obtiendra de Dieu que Montsalvage et le Graal y fussent transportés. Il s'agit donc là, sans conteste, d'une résorption du Centre du Graal dans le Centre spirituel désigné sous le nom de « Royaume du Prêtre Jean », comme le confirme d'ailleurs le fait que Parzival assume dès lors le titre et la fonction du Prêtre Jean.

On ne saurait se méprendre sur le sens de ce combat : les deux héros intemporels sont les types exemplaires, l'essence des chevaleries chrétienne et arabe. Or l'exigence du symbolisme chevaleresque est que la victoire revienne à celui qui l'emporte en vérité et en vertu. S'ils ne peuvent se vaincre, n'est-ce pas que les forces qui les inspirent sont égales ? Et si le fruit de leur combat est l'unité, n'est-ce pas qu'elles sont les mêmes ? S'il n'en était pas ainsi, le Graal, que Wolfram invoque en faveur de Parzival (« Détourne ce péril, o noble et puissant Graal ! ») serait tenu en échec par autre chose que le Graal. Ce combat de reconnaissance est donc bien celui de deux principes qui, s'étant éprouvés égaux en vertu quand l'armure de leur forme extérieure était close, ne rompent cette forme que pour découvrir leur identité. C'est ce que Wolfram donne à entendre lorsqu'il dit, par la bouche de Gauvain : « Puisque vous vous êtes affrontés les armes à la main, vous savez mieux qu'auparavant quels hommes vous êtes. » On reconnaît là, appliquée au Christianisme et à l'Islam, la conception traditionnelle de la Guerre et de la Paix comme « résolution des oppositions ».

26 Tonnelat, op. cit., t. II, pp. 265 et 374 pour les trois dernières citations.

Mais il va sans dire que cette bataille d'archétype n'a pas lieu sur le plan terrestre. Il s'agit en réalité d'une pure opération spirituelle d'où Parzival sortira changé, et qui répond exactement, sous les deux aspects micro et macrocosmique, à cette « conjonction » que les alchimistes définissent comme la « réunion des natures répugnantes et contraires en unité parfaite ».

Ce combat, qui est la dernière des aventures de Parzival, est en lui-même un aboutissement, car il marque la fin de son errance « labyrinthique » et clôt le cycle de la Quête, au point que la suite apparaît comme un simple dénouement et presque comme une formalité. Il achève d'autre part la manifestation de cette triade où, dans un certain sens tout au moins, Wolfram a voulu, comme d'autres acteurs du Graal, évoquer la « benoîte Trinité ». On peut se demander si, dans cette triade, et compte tenu des traits « salomoniens » que, comme nous le verrons plus loin, certains ont reconnus à Gahmuret, Wolfram n'a pas voulu signifier aussi celle des trois traditions d'origine abrahamique. En tout cas, l'apparition de Feirefiz à la fin de l'Aventure, dont l'action vient « cristalliser » et sanctionner les résultats de la Quête, et permettre qu'ils apportent le fruit espéré, a quelque chose du rôle « paraclétique » reconnu à l'Islam par rapport aux deux traditions antécédentes. Ce fruit étant l'accès de Parzival au but ultime pour y poser la question libératrice, la prise de conscience effective de l'unité essentielle du Christianisme et de l'Islam (et, implicitement au moins, du Judaïsme) se trouve ainsi posée, de façon aussi apparente que possible, comme condition de la restauration de la souveraineté du Graal, c'est-à-dire de l'accomplissement de ce « mystère impérial » dont le Moyen-Age attendit pendant des siècles, et finalement en vain, le salut de l'Occident.

Cette conclusion étonnera peut-être. En voici pourtant une preuve qui semble d'autant plus décisive que l'auteur l'a très consciemment tissé lui-même sur la trame de son récit : la valeur symbolique du combat tend à ce qu'il réalise un binaire prototypique qui trouve dans son propre équilibre la révélation de son unité. Ceci répond à une notion métaphysique simple mais fondamentale, à savoir que l'équilibre d'un couple quelconque est le signe suffisant de l'unité transcendante à la distinction de ses termes. S'agissant de deux réalités et fonctions spirituelles, cette unité est celle du Principe lui-même, et le « lieu » réel de sa manifestation est ce point au centre et au delà de l'espace et du temps que les différentes traditions désignent sous les noms de « Centre du Monde », de « Pays de la Paix », d' « Invariable Milieu ». Ce « lieu » est aussi celui du Graal, qui se trouve dès lors virtuellement conquis par les deux partenaires du combat prodigieux, désormais indissociables.

Mais, d'autre part, ce binaire fait explicitement partie d'un ternaire, c'est-à-dire d'un autre système d'équilibre : celui de ce « même être en trois personnes » dont parle Feirefiz, et qui se présente sous la forme d'un triangle à pointe supérieure dont Gahmuret, père ou principe immédiat des deux autres, occupe le sommet. Cette figure est celle du triangle initiatique, qui est, dans le symbolisme universel, l'un des signes du Pôle.

Pierre Ponsoye : L’Islam et le Graal Mzodai10


Les symboliques chrétienne et maçonnique inscrivent en son centre le Tétragramme ou l'Iod hébraïque, le Nom divin par excellence, comme signe de la Présence divine (en hébreu Shekinah, correspondant au Messie comme Emmanuel ou « Dieu en nous »). L'Iod est alphabétiquement l'origine des lettres, et hiéroglyphiquement le principe de toutes choses. Son siège au centre du triangle est le point où l'Axe du Monde, vecteur de la « Volonté du Ciel », atteint le plan de l'existence considéré et s'y manifeste. Il est donc l'ouverture centrale sur le Manifesté et sur le Principe. C'est pourquoi on l'appelle aussi l' « Œil qui voit tout ».

Le triangle droit est un symbole du Principe en analogie directe. En analogie inverse, ou par reflet dans le Manifesté, sa pointe étant en bas, il donne une figure qui est, très généralement, le schéma géométrique du Cœur et de la Coupe. L'Iod s'y inscrit également, soit comme « germe d'immortalité », soit comme ouverture sur le Principe. Dans ce dernier cas, c'est l' « Œil du Cœur » qui voit Dieu directement, ou encore la Blessure divine dans le Cœur, que la symbolique médiévale a rapprochée de celle du Cœur du Christ par la lance de Longin, par où jaillirent l'Eau et le Sang, Fontaine de Vie dont Joseph d'Arimathie recueillit le flot dans le Saint Vessel. Ce symbolisme se rattache directement à celui du Graal selon les deux directions conceptuelles définies respectivement par la Coupe et par la Pierre : la première, plus spécialement christique, par la Blessure, représentée dans l'iconographie médiévale, en association avec le Vaisseau, comme un thème isolé de la contemplation ; la seconde, par les rapports intimes entre l'Iod et le lapsît exillis, l'Iod étant à la fois « descendu du Ciel » (comme présent dans le Manifesté), « germe d'immortalité » et « Œil qui voit tout » (lequel est, selon sa localisation, soit l' « œil frontal », ou « troisième œil », correspondant à l'émeraude tombée du front de Lucifer, soit l' « Œil du Cœur »).

Pierre Ponsoye : L’Islam et le Graal Coupe_10


On peut apercevoir déjà que la Blessure et la Coupe, si elles font partie intégrante du thème de la Passion, appartiennent à un symbolisme qui est loin d'être spécifiquement chrétien, et qui répond, au contraire, à une doctrine très précise dans les traditions hébraïque et islamique sur le Cœur comme habitacle de la Présence divine (en hébreu Shekinah, en arabe Sakînah). Dans cette dernière notamment on retrouve les notions du « Cœur ouvert » (el-qalbul-maftûh) et de l' « Œil du Cœur » (aynul-qalb), celui-ci à la fois comme organe de la Vision divine, et, par le second sens du mot ayn, comme « Fontaine d'immortalité (aynul-khuld). De même la Pierre, comme principe et germe d'immortalité, a des analogues médiats dans le luz hébraïque et islamique et dans la Pierre philosophale. Mais en outre, en ce qui concerne plus spécialement le lapsît exillis de Wolfram, on verra plus loin que toute la configuration du mystère telle qu'il la décrit, si insolite dans le contexte celtique et chrétien de la légende, trouve des répondants islamiques rigoureux dans le symbolisme du Pôle et celui de la hiérarchie des degrés de l'Existence universelle (27).

Tels sont, brièvement exposés, les liens organiques entre le triangle droit, le triangle inversé et leur centre commun, et les quelques considérations que l'on en peut tirer pour notre propos. Rappelons en passant que leur superposition donne la figure connue du sceau de Salomon, représentation de l'Homme Universel. Nous reviendrons maintenant au triangle droit pour signaler que le ternaire principiel dont il est le symbole s'exprime traditionnellement dans celui des fonctions initiatiques suprêmes, et secondairement comme type d'organisation hiérarchique des diverses traditions. C'est ainsi qu'il se retrouve en Islam avec le Qutb el-Gawth, ou Pôle suprême, assisté des deux Imams de la Droite et de la Gauche (28 ). Or la triade Gahmuret-Feirefiz-Parzival, ce « même être en trois personnes » centré sur le Graal, est, elle aussi, un ternaire initiatique. Et c'est là, finalement, ce qui donne tout son sens au lien spirituel contracté par Gahmuret envers le Pôle de son époque, expressément représenté comme islamique.

Voilà, pensons-nous, tout ce que, pour Wofram, Chrétien avait tu. Nous examinerons maintenant si les données symboliques centrales du poème viennent, en quelque mesure, à l'appui de ces conclusions.

27 Sur tout ceci, cf. René Gunénon, Le Roi du Monde, op. cit., ch. VII; L'Œil qui voit tout, in Études Traditionnelles, avril-mai 1948; Le Grain de Sénevé, ibid., janvier-février 1949. Sur la Blessure sacrée dans l'iconographie chrétienne, cf. L. Charbonneau-Lassay, loc. cit.
28 Sur les trois Fonctions suprêmes, cf. René Guénon, Le Roi du Monde, op. cit., ch. IV.



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Message par Ligeia Mer 24 Juin - 12:38

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III Correspondances symboliques



La première de ces données est celle de Montsalvage même, la Montagne du Salut, où, dit Wolfram, l'on trouve « des splendeurs qui n'ont pas leurs pareilles sur terre ». C'est là que le Graal réside, à la garde des chevaliers « aussi purs que des anges ». Les profanes n'y ont pas accès : « Qui met ses soins à la chercher ne la découvre malheureusement jamais... Il faut y parvenir sans en avoir formé le dessein. » Et « nul ne peut accomplir la Quête du Graal sans être en telle estime auprès du Ciel qu'on le désigne d'En-Haut pour être admis dans son voisinage ».

Montsalvage est le Lieu central, le medium mundi, la « Montagne polaire » dont parlent toutes les traditions. C'est, notamment, l'équivalent de la Tula hyperboréenne, de l'Avallon celtique, du Meru hindou, de l'Alborj mazdéen, de la Mshunia Kushta mandéenne, du Luz hébraïque, du Mont Garizim des Samaritains, de l'Olympe grec, de la « Montagne aux Pierre précieuses » mentionnée sur la stèle nestorienne de Si-nganfou, au sud de laquelle se trouve le Royaume de T'sin ou Syrie primordiale, le Pays de la Paix. En Islam, c'est la Montagne Qâf, qui est la « Montagne des Saints » (Jabalu-lAwlyia), la « Montagne Blanche » (el-Jabal el-Abiod) située dans l' « Ile Verte » (elJezirah el-Khadrah), et que l'on ne peut atteindre « ni par terre ni par mer » (lâ bi-lbarr wa lâ bi-l-bahr) (29).

Pour le Christianisme comme pour le Judaïsme, le medium mundi était identifié avec la Colline de Sion. Mais, dans le Judaïsme même, ce n'était là qu'une localisation secondaire, et certains textes hébraïques gardent la trace d'une tradition primitives concernant la situation polaire de l'Arbre de Vie et de la Montagne sainte (30).

29 Cf. René Guénon, Le Roi du Monde, op. cit., ch. VIII et IX. V. aussi Mircea Eliade, Traité d'histoire des Religions, Payot, Paris, 1953, ch. X; Images et Symboles, Gallimard, Paris, 1952, pp. 52 sq. Sur le Royaume de Ts'in, v. F. Nau, L'expansion nestorienne en Asie, in Annales du Musée Guimet (s. d.), Conf. de 1913.
30 V. I. Hénoch, XV, 7-8; ibid., XXV, 4-8 : « Il (l'Arbre de Vie) sera planté du côté du Nord, dans un lieu saint près de la demeure du Seigneur »; Isaïe, XIV, 13 : « ... Je m'assiérai sur la Montagne de l'Assemblée, dans les profondeurs du Septentrion »; Ézéchiel, XXVIII, 13, associe le symbolisme de l'Éden à celui de la Montagne polaire. V. à ce sujet l'intéressante étude du P. Jean Daniélou, Terre et Paradis chez les Pères de l'Église, Eranos Jahbruch, 1953, Band XXII, Rhein-Verlag, Zürich, 1954, à laquelle nous empruntons ces références.


Il semble, d'autre part, qu'il ait existé une tradition analogue dans le Christianisme médiéval, dont parait témoigner la mention du Mons victorialis dans le fragment du « Livre de Seth » conservé dans l'Opus imperfectum in Matthaeum (31). Le Mons victorialis est donné comme le lieu d'origine des Rois Mages, ce qui ne laisse aucun doute sur sa signification (32).
Mai c'est avec le cycle du Graal que cette notion s'incorpore, du moins visiblement, au symbolisme chrétien proprement dit. Or, dans ce cycle même, il n'est guère que deux œuvres dont on puisse dire qu'elles s'y réfèrent directement : celle de Chrétien et celle de Wolfram. Encore, chez Chrétien, la référence est-elle tout implicite, et ne peut être induite que par analogie avec le symbolisme général des centres spirituels, et par recoupement avec ce que Wolfram permet de déceler de la tradition dont ils étaient tous deux tributaires. En fait, Montsalvage, dans l'ensemble du symbolisme du Graal, représente à bien des égards, avec le Titurel qui continue le Parzival, un enseignement isolé en contraste évident avec les données de source chrétienne transmise par Robert de Boron. Il nous faut donc voir dans quelle mesure il s'apparente à l'enseignement correspondant de l'ésotérisme islamique, puisque c'est là, selon ce que laisse entendre Wolfram, la première source de Kyot sur ce point.

La doctrine à laquelle se rattache le symbolisme de la Montagne polaire est très répandue en Islam ; elle est restée, en particulier, très vivante dans le Çufisme iranien, de tradition shiïte, où elle a été reprise à l'époque moderne par les écoles Shaïkî et Ishrâqî. Comme l'a montré Henry Corbin, notamment dans sa pénétrante étude, Terre céleste et Corps de résurrection, à laquelle nous empruntons la plupart des renseignements qui suivent, cette doctrine a d'étroits rapports avec la doctrine mazdéenne de la « Terre transfigurée », au point que le géographe Yaqût pouvait dire que la Montagne Qâf s'était autrefois appelée Alborj.
Qâf est, comme l'Alborj, la Mère de toutes les montagnes. Elle entoure et domine l'univers. Pour certains elle est faite d'une seule émeraude, d'où provient l'azur céleste ; pour d'autres, cette couleur vient du rocher (sakhra) qui se trouve à sa base et qui forme la clef de la voûte céleste. C'est vers elle que tend le héros spirituel, car c'est d'elle que part la voie verticale vers Allâh (eç-çirât el-mustaqim). Auprès d'elle sont deux villes d'émeraude, bâties en mode quaternaire comme la Jérusalem céleste, Jâbalsa vers l'Orient et Jâbalqâ vers l'Occident. Au-dessus de celles-ci est une troisième ville, Hûrqaliyâ, qui a donné son nom à l'ensemble de cette Terre mystérieuse. Les habitants de ces villes ne connaissent pas Iblis (l'Adversaire) et sont semblables à des anges. C'est la lumière de Qâf qui les éclaire, car il n'y a ici « ni soleil, ni une ni étoile ». Pour y atteindre, il faut marcher quatre moi dans les Ténèbres, traverser mainte région au delà du monde sensible et passer par le point central, micro et macrocosmique, de la Source de Vie (à laquelle, disons-le en passant, correspond chez Wolfram la Fontaine Salvage).

31 Cf. Henry Corbin dans l'étude citée plus bas, Terre céleste et Corps de Résurrection, in Eranos Jahbruch 1953, op. cit., p. 125, note.
32 Pour justification des rapports des Rois-Mages avec le centre du Monde et Melki-Tsedeq, v. René Guénon, Le Roi du Monde, op. cit., ch. IV et VI.


Qâf est à la fois au centre et à l'extrémité du monde. Elle est la limite entre le visible et l'invisible, le lieu intermédiaire et médiateur (barzakh) entre le monde terrestre (mulk) et le monde angélique (malakût), celui où « s'incorporent les esprits et se spiritualisent les corps », celui des Similitudes divines, des Archétypes ou réalités essentielles des êtres et des choses d'ici-bas ('alam-l-mithâl, littéralement le « Monde du Modèle »). C'est pourquoi Mohyddîn Ibn Arabî l'appelle Ardu-l-Haqîqah, terre de la Réalité, car elle est le lieu des théophanies (tajallîyât ilâhîyah).

Cette terre, précise Mohyiddîn, est faite d'un restant de l'argile dont fut pétri Adam. Elle n'est autre que le Paradis terrestre subsistant nécessairement, quoique oblitéré aux yeux de l'homme déchu, puisqu'il est le principe immédiat et exemplaire de l'existence de ce monde, et le lieu réel, pour tout être de ce monde, de sa propre vérité. C'est pourquoi il est dit que « l'argile de chaque gnostique fidèle a été prélevée de la Terre de son Paradis ». Mais cette argile primordiale n'existe plus dans la nature propre (dans ce que saint Paul appelle « ce corps de mort »), si ce n'est à l'état de trace essentielle et de simple virtualité. Elle ne peut plus être désormais, pour la généralité des croyants, que le fruit longuement et durement cherché des transmutations spirituelles de cette nature, où il faut d'abord retrouver cette trace essentielle, cette mémoire ontologique, de la terre céleste, qui est une Pierre cachée dans les profondeurs de la terre naturelle. Cette Pierre, le Moyen initiatique (al-Iksîr), Dieu voulant, la rendra vivante, puis vivifiante, et puissante pour engendrer de la nature ce corps transfiguré ou corps de résurrection dont il est dit aussi : « Le Paradis du gnostique fidèle, c'est son corps même (33). »

Ce sommaire aperçu d'une vaste et complexe doctrine de géographie sacrée et d'alchimie spirituelle permet, non seulement de restituer par analogie celle que Montsalvage, par lui-même, suppose, mais aussi de placer dans son véritable jour toute l'eschatologie du Graal. Nous ne prétendons pas, pour autant, que la donnée de Montsalvage ait été empruntée telle quelle à l'ésotérisme islamique, à la façon dont peut l'être un thème littéraire ou un système philosophique. L'appareil symbolique d'un courant traditionnel authentique, comme l'était sans conteste le courant du Graal, répond à une doctrine originale, développée de soi-même et homogène à elle-même. Il est nécessairement approprié aux réalités spirituelles exprimées dans cette doctrine, dès lors qu'il en est le reflet et le support intelligible.
Organiquement lié à la vérité qu'il manifeste, et ne pouvant en être dissocié sans perdre toute raison d'être, un symbole véritable ne peut passer d'une forme traditionnelle à une autre que sur l'exigence spontanée de cette vérité même, connue comme telle de part et d'autre : il ne peut pas s'emprunter, mais seulement se transmettre.

33 Citations de Maîtres musulmans, d'après Henry Corbin, op. cit.

Cette transmission, rendue possible par l'universalité inhérente à la nature même du symbolisme, et d'observation courante dans le grand passé traditionnel, est donc, quand elle a lieu, la marque, à la fois d'un point d'appel qui en est la raison suffisante, et d'un « acte commun » réel entre les partenaires sur le plan intellectuel et spirituel. Encore la constatation des mêmes symboles dans deux traditions distinctes ne suffit-elle pas à affirmer la transmission de l'une à l'autre, chacune pouvant les avoir reçus séparément de la source commune de toutes les traditions. La certitude ne se fonde, éventuellement, que sur les caractéristiques particulières dont ils peuvent être affectés, ou sur celles du contexte où ils apparaissent.

Tel semble être le cas du Phénix, mentionné par Trévrizent à propos du lapsît exillis :
« C'est, dit-il, par la vertu de cette Pierre que le Phénix se consume et devient cendre ; mais de ces cendres renaît la vie ; c'est grâce à cette Pierre que le Phénix accomplit sa mue pour reparaître ensuite dans son éclat, aussi beau que jamais. »

Cette indication ne se retrouve dans aucun autre des romans du Graal, et n'est donnée par le saint ermite qu'en complément de celle du lapsît exillis, pour illustrer ses vertus singulières. Le Phénix ne jouant aucun rôle dans l'économie du mystère, il s'agit là, manifestement, d'une référence doctrinale précise, c'est-à-dire d'une sorte de cachet d'identification.

Le Phénix (de θοῖνιξ, Rouge) est un symbole solaire et cyclique très ancien, que l'on ne trouve jamais qu'en connexion avec le symbolisme du Centre du Monde. C'est ainsi que, dans les légendes arabes, il est dit ne se poser jamais sur terre qu'au sommet de la montagne Qâf.
D'après Hérodote (II, 73), sa patrie est l'Arabie. C'est de là que, tous les cinq cents ans, peu après sa naissance, il s'envole vers Héliopolis (la « Ville du Soleil »), où il ensevelit la dépouille de son père (de laquelle il est né) dans le Temple du Soleil. Pour Tacite également (Ann., XIV, 28) il est originaire d'Arabie ; ici la dépouille paternelle n'est pas ensevelie, mais brûlée sur l'autel du Soleil. D'autres récits le font résider en Syrie, aux Indes, en Ethiopie, mais il s'agit là, en fait, de localisations secondaires de la véritable « Syria » primitive, la terre primordiale du Soleil dont parle Josèphe, et où se trouve la première Héliopolis. C'est ce qui explique que l'Oiseau immortel n'ait jamais été donné comme habitant l'Egypte, et que l'on n'en ait trouvé aucune mention dans les textes hermétiques (34).
Quand à l'opinion du Moyen-Age, qui surtout compte ici, elle est donnée par Brunetto Latini dans son Trésor :

« Féniz est uns oisiaus en arrabe, dont il n'a plus que un sol en trestout le monde. »

34 Cf. R. P. Festugière, La Révélation d'Hermès Trismégiste, t. III, Gabalda, Paris, 1953, préf., p. XI.

Pierre Ponsoye : L’Islam et le Graal Grue_c10


Tout cela est de nature à confirmer la connexion du lapsît exillis avec le symbolisme oriental, et plus spécialement arabe, du Centre du Monde, mais ne suffit pas à établir que la mention du Phénix dans le Parzival est le fait d'une transmission islamique à proprement parler. C'est ici qu'interviennent les caractéristiques de contextes auxquelles nous faisions allusion plus haut. Le Phénix apparaît chez Wolfram en liaison avec une représentation du mystère du Graal qui n'a pas d'analogue dans le reste du cycle, ni de répondant précis dans aucun enseignement chrétien.
On se rappelle que ce mystère est évoqué sous les espèces d'une Pierre, venue du Ciel en Terre, lieu des théophanies, dont le lien avec son Origine et les vertus opératives sont maintenus et renouvelés une fois l'an, le Vendredi Saint, par une « petite hostie toute blanche » apportée du Ciel sur elle par une Colombe. Lors de sa présentation rituelle, cette Pierre est portée sur une étoffe en tissu d'achmardi, de couleur émeraude, et déposée devant le Roi du Graal sur une table de grânât Jachant (Hyacinthe rouge). Support et moyen de la Présence divine, elle se situe nécessairement au point ontologique central du Monde et de l'Homme, et l'on comprend pourquoi le Phénix a en elle le principe de la perpétuation cyclique ; pourquoi aussi, toute présente qu'elle soit sur terre, il y a, entre elle et le monde de la conscience ordinaire, cette limite métaphysique que l'on ne peut franchir que par décret particulier de Dieu et si l'on est devenu « aussi pur que les Anges ».

On aura déjà noté les rapports assez caractéristiques entre le lapsît exillis et le Rocher d'émeraude (sakhra) du pays de Qâf, rapports qui, du reste, apparaîtront mieux par la suite. Mais en outre, l'on trouve dans la cosmologie métaphysique islamique un symbolisme dont la similitude d'ordonnance et les correspondances de détails avec celui de Wolfram sont telles que l'on en saurait y voir de simples coïncidences. Sans vouloir développer ici cette doctrine fort complexe, nous préciserons, d'après Mohyiddîn Ibn Arabî, que la hiérarchie des degrés de l'Existence universelle comprend, en série descendante :


  • l'Intellect Premier (el-'Aql el-Awwal) ;
    l'Ame Universelle (en-Nafs el-Kullyiah) ;
    la Nature Universelle (et-Tabî'at el-Kulliyah) ;
    la Matière Primordiale ou Hylé (el-Hayulâ ou el-Habâ) ;
    le Corps Universel (el-Jism el-Kull).



Il s'agit là, bien entendu, de principes cosmologiques, et non d'états de manifestation. L'Intellect Premier, encore appelé er-Rûh (l'Esprit), est la première existenciation de l'Essence divine, le Principe immédiat de la Manifestation, et par suite le Médiateur universel, auquel s'identifie ésotériquement le Prophète. C'est par sa descente illuminante sur la Matière Primordiale que sont produits et ordonnés les autres principes ou degrés cosmologiques, et l'Ame Universelle est sa première manifestation, son réceptacle et son support.
La présence de la Matière Primordiale à l'intérieur de cette hiérarchie s'explique par sa relation causale directe à l'égard du Corps Universel. Mais en réalité, comme le précise d'ailleurs le Sheikh el-Akbar, en tant que principe plastique universel ou pôle substantiel de toute la Manifestation - dont la Nature Universelle est la détermination par rapport au cosmos - elle est en dehors de la succession des degrés cosmologiques. C'est en conformité avec ce dernier point de vue que les Rasâil Ikhwân eç-Çafa (Encyclopédie des Frère de la Pureté) définissent le quaternaire fondamental de la Manifestation en considérant l'Être pur (en tant que Créateur, El-Bâri) la Hylé Primordiale, et, entre eux, comme deuxième et troisième terme, l'Intellect Premier et l'Ame Universelle.

Quoi qu'il en soit, chacun de ces termes ou degrés est représenté, d'une façon très générale, par des symboles, Oiseaux, Pierre, Couleurs, qui sont, respectivement :


  • pour l'Intellect Premier, l'Aigle (Uqâb), la Perle Blanche (Durrah Baïdâ) ;
    pour l'Ame Universelle, la Colombe (Warqâ), l'Émeraude Verte (Zumurrudha Khadrah) ;
    pour la Matière Primordiale, le Phénix ('Anqâ) ;
    pour le Corps Universel, le Corbeau (Ghurâb), le Jais Noir (Sabajah Sawdâ).



En outre, l'Ame Universelle est souvent représentée par l'Hyacinthe Rouge (Yaqûtah Hamrâ), « en tant, dit Jurjâni, que sa luminosité est mélangée avec l'obscurité de l'attachement au Corps », ce qui correspond, en somme, à un degré cosmologique intermédiaire. C'est dans ce sens que Mohyiddîn, dans une « Prière sur le Prophète », désigne Seyidnâ Mohammed comme « la Perle Blanche qui descend sur l'Hyacinthe Rouge ».

On retrouve ici, non seulement le Phénix, avec ses caractères d'insaisissabilité, de permanence et de renouvellement cyclique à partir de ses propres « cendres » (le mot Habâ, qui désigne Ŕ avec le mot Hayulâ transcrit du grec ὒλη Ŕ la Matière Primordiale, signifie proprement « poussière impalpable ») sous l'action de l'Intellect divin, mais tous les autres éléments du schéma de Wolfram : la « petite hostie toute blanche », sous une figuration presque identique et dans une correspondance symbolique évidente, la Colombe et la Pierre, qui se révèlent ici comme deux aspects corrélatifs d'une même réalité spirituelle, à rapprocher d'un autre enseignement du même fonds doctrinal : celui de la Table d'Émeraude concernant les deux parties, l'une supérieure et « volatile », l'autre inférieure et « fixe », de la Pierre Philosophale (35).


35 Voici ce que dit Hortulain dans son commentaire sur la Table d'Émeraude: « Ensuite il (Hermès Trismégiste, Père des Philosophes) touche l'opération de la Pierre, disant, Que ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. Il est dit cela parce que la Pierre est divisée en deux parties principales par le Magistère; savoir en la partie supérieure qui monte en haut, et en la partie inférieure qui demeure en bas, fixe et claire. Et toutefois ces deux parties s'accordent en vertus. » La Partie non fixe ou volatile de la Pierre doit séparer la Partie fixe et l'élever, de façon que « toute la Pierre, par la vertu de l'Esprit, soit portée en haut, la sublimant et la faisant subtile ». Puis la Pierre, volatile, doit derechef être fixée. « Et ainsi elle reçoit la force des choses supérieures en sublimant, et des inférieures en descendant; c'est-à-dire que ce qui est corporel sera fait spirituel dans la Sublimation, et le spirituel sera fait corporel dans la Descension ou lorsque la Matière descend » (Bibliothèque des Philosophes chimiques, Paris, 1741, t. I).

Il n'est pas jusqu'à la Table de grânât Jachant dont le lien avec le lapsît exillis ne soit explicité par celui de l'Hyacinthe Rouge avec l'Émeraude Verte. On pourra faire encore une autre remarque : à savoir que le Phénix, bien qu'évoqué par Trévrizent pour illustrer les vertus et fonctions du Graal, reste en dehors de son système cosmologique, et de même que la Matière Primordiale, en tant que pôle inférieur de la Manifestation, est, en réalité, en dehors de la succession de ses degrés.

Ajoutons que l'on peut encore discerner une série de correspondances avec un autre symbolisme bien connu en Islam, connexe du précédent : celui qui représente l'Intellect Premier et l'Ame Universelle sous les espèces respectives de la Plume ou du Calame Suprême (el-Qalam el-A'lâ, autre désignation du Prophète) et de la Table Gardée (el-Lawh el-Mahfûz), d'après cette parole de Seydinâ Mohammed :

« La première chose que Dieu créa est le Calame ; Il créa la Table, et dit au Calame : Écris ! Celui-ci répondit : Qu'écrirai-je ? (Dieu) lui dit : Écris ma Science de la Création jusqu'au Jour de la Résurrection.
- Alors le Calame traça ce qui lui était ordonné. »

Les Paroles divines s'inscrivent de même sur le lapsît exillis : lui aussi, il est le Réceptacle de l'Écriture (Mahallu-t-Tadwînî wa-t-Tastîr). Si, en raison d'autres exigences symboliques, il ne reproduit pas formellement l'horizontalité de la Table, cet aspect, outre qu'il est impliqué dans sa passivité à l'égard du Principe, est évoqué par son support, e tissu d'achmardi (dont la couleur émeraude est précisément celle de l'Ame Universelle), et réalisé d'ailleurs par la Table de grânât Jachant, degré cosmologique immédiatement inférieur.

Signalons enfin que, dans l'Hermétisme islamique, selon une acception symbolique différente, le Phénix est une représentation du « Soufre Rouge » (el-Kebrît el-ahmar, ou de l'être qui est parvenu à l'achèvement de l'Œuvre, c'est à dire à la réalisation en lui-même de l' « Homme Universel » (el-Insân el-Kâmil) (36). Selon cette dernière ligne d'interprétation - non exclusive, bien entendu, de la première -, il faudrait voir, dans la mention de l'Oiseau sacré par Trévrizent, l'une des marques de l'appartenance du magistère du Graal à l'ordre des « Grand Mystères ».

36 Ce qualificatif de « Souffre Rouge » a été appliqué à Mohyiddîn Ibn Arabî.

Tout ceci nous amène à examiner de plus près la donnée du lapsît exillis en ellemême. On sait que la désignation du Graal sous cette forme n'a pas de référence celtique ni chrétienne ; elle constitue de plus un fait isolé dans le corpus légendaire du Graal, sur lequel la critique n'a pas fini de s'interroger (37). Les affinités qu'elle présente avec la « Pierre Noire » de la Kaaba en sont d'autant plus remarquables.

La Pierre du Graal a été apportée sur terre par des anges, et elle sera emportée plus tard aux Indes, où l'on situait alors le Paradis terrestre. Elle est le principe eucharistique dont se nourrissent exclusivement les élus. Elle guérit les maladies, conserve la jeunesse, préserve de la mort. Elle attire les hommes en grand nombre, mais nul ne la découvre en dehors des prédestinés. Elle désigne elle-même, par une inscription miraculeuse, les membres de la communauté sainte et les rois du Graal.

La Pierre de la Kaaba a été apportée du Ciel par Jibrâïl, l'Ange Gabriel. Elle est, d'après un hadîth, la Main droite de Dieu sur la terre. Elle retournera au Paradis au Jour du Jugement. Elle a un pouvoir de guérison, diminué toutefois par le contact des pécheurs. Elle est l' "aimant" des hommes Elle voit et elle parle, elle témoignera au Jour dernier. Ésotériquement, c'est elle qui nomme les Imans (38 ).

Il y a donc similitude, tant dans l'origine, la nature et la destination, que dans les vertus préservatrices et oraculaires. La seule différence, du point de vue qualitatif, concerne la vertu eucharistique qui spécifie naturellement le symbole chrétien. Il en est une autre, toutefois, et fort importante, du point de vue fonctionnel : alors que le Graal est purement ésotérique, la Pierre Noire assume en outre l'aspect et le rôle correspondants sur le plan exotérique. Leur relation est donc réelle mais indirecte, l'homologue du lapsît exillis étant plutôt, la Pierre de la Kaaba céleste, archétype de la Pierre Noire. Celle-ci fait aussi l'objet d'un pèlerinage initiatique, ou d'une Quête, et c'est à elle que les écoles ésotériques ismaéliennes identifient l'Iman. Henry Corbin cite à ce propos le passage suivant du Diwân de Nasire Khosraw dans son étude sur cet auteur :
« Tu me disais : en tel lieu il est une Noble Pierre ; quiconque y accomplit son pèlerinage est sanctifié d'expérience. Azar (père d'Abraham) appelait au culte des idoles, et toi au culte d'une Pierre. En vérité, tu es donc maintenant pour moi Azar. »

37 L'énigme posée par son nom même demeure entière. Entre toutes les hypothèses qui ont été avancées la plus probable semble celle qui en fait une contraction de lapis lapus ex coelis.
38 Gaudefroy-Demombynes, Le Pélerinage à la Mekke, Geuthner, Paris, 1922, pp. 41 à 47. Sur la nomination des Imâms, E. Blochet, Le Messianisme dans l'hétérodoxie musulmane, J. Maisonneuve, Paris, 1903, p. 9. L'auteur signale qu'il existe au-dessus de la Kaaba un double escalier montant au Ciel, semblable à l'échelle de Bethel.


Henry Corbin commente ainsi ce passage :
« La Quête de l'Imam est la Quête de la Pierre (comme le Graal), « Pierre » conservée en la Kaaba, non pas dans l'édifice cubique sis à la mekke en Arabie, mais dans la Mekke céleste des Anges, le Dâr elIbdâ (39). »

Les correspondances ne se bornent pas là. Ainsi la Pierre de la Kaaba est appelle communément al « Pierre de l'Angle » (Hajar er-Rukn). Mais il ne s'agit pas seulement de sa situation dans l'édifice sacré : dans son Pèlerinage à la Mekke, Gaudefroy Demombynes indique en effet que « quand Abraham construit la Maison d'Allâh, disparue au moment du Déluge, il trouve aisément toutes les pierres qui lui sont nécessaires, sauf une qu'il demande en vain à Ismaïl : c'est la pierre qui complétera l'édifice et qui en sera le point essentiel (40) ».
Cette Pierre, c'est Allâh lui-même qui la lui donne par l'intermédiaire de Jibrâïl pour faire l'« Angle » de sa Maison. Elle n'a pas toujours été noire : d'après un hadîth rapporté par Tha'lab, lorsque Allâh fit descendre Adam à l'endroit de la Kaaba, « Il y envoya également la Pierre noire, qui (à ce moment-là) brillait comme une Perle blanche. »

L'Angle en question est en réalité l' « Angle des angles » (Rukn el-Arkân), désignation qui, dans un édifice voûté, est appliqué à la clef de voûte, laquelle correspond également au principe de l'édifice, par rapport auquel celui-ci est ordonné. Ce symbolisme est rigoureusement parallèle à celui de la Pierre Angulaire des Écritures, qui est aussi la Clef de voûte (keystone dans la Maçonnerie anglaise) ou le Chef, l'achèvement de l'édifice (capstone). Or, comme l'a montré René Guénon, le lapsît exillis s'identifie symboliquement avec la Pierre Angulaire, descendue du Ciel comme lui. L'hostie qui descend sur lui chaque Vendredi Saint souligne son rapport immédiat avec le « Pain descendu du Ciel » comme aussi avec la « Main droite de Dieu (41) ».

Précisons d'autre part que le mot rukn a aussi le sens de « fondement ». C'est dans ce sens qu'on l'applique en général aux différents quaternaires, et Rukn el-arkân, qui, disons-le à ce propos, est l'une des désignations du Prophète, représente alors le cinquième, principe et réduction transcendante des quatre : ainsi, dans le domaine cosmologique, il est l'Ether (el-athîr) ou Quintessence. Dan la terminologie alchimique, il désigne la Pierre Philosophale, chef et achèvement de l'« opération secrète de l'Art » ('amal el-sanâ'at el-maklum).

39 Henry Corbin, Études préliminaires pour le Livre réunissant les deux Sagesses de Nâsir-e Khosraw, A. Maisonneuve, Paris, 1953. La première parenthèse est de nous, la seconde de l'auteur. Le Dâr elIbdâ est ce que Mohyiddîn appelle El-Mala'u-l-A'alâ, l' « Assemblée sublime » ou le « Plérôme suprême », désignation par laquelle il entend aussi bien le cercle supérieur de la hiérarchie initiatique que celui de la hiérarchie céleste.
40 Gaudefroy-Demombynes, op. cit., p. 48.
41 René Guénon, La Pierre angulaire, in Études Traditionnelles, 1940, p. 25. Cf. aussi Lapsit exillis, ibid., 1946, p. 331.


La cohérence de tout ce symbolisme avec celui du lapsît exillis apparaîtra clairement si l'on se souvient que les Hermétistes chrétiens ont souvent désigné le Christ aussi bien comme la véritable Pierre Philosophale que comme la véritable Pierre de l'Angle.

Signalons enfin un fait qui, s'il en était besoin, viendrait authentifier du point de vue documentaire tous ces rapprochements. On aura sans doute remarqué que le lapsît exillis se présente spontanément comme une projection verticale de la clef de voûte céleste, identique au Rocher d'émeraude (sakhra) qui forme le seuil du Pays de Qâf. Or voici ce que rapporte Clermont-Ganneau dans la Revue d'Histoire des Religions :

« Une relation anonyme, conservée par Paul Diacre, décrivant la Qoubbet es-Sakhra, devenue le Templum Domini des Croisés, dit qu'au milieu de l'édifice, au-dessus de la Roche (la Sakhra des Musulmans), est suspendue une candela en or dans laquelle se trouve du sang du Christ (super saxum in medio templi pendet candela aurea in qua sanguis Christi, ap. It. hierosol., p. 108). La légende vise ici clairement le vase du saint Graal... (42). »

Ce concours traditionnel se trouve complété par une autre indication du même auteur, à savoir qu'à l'époque des Croisades, c'est précisément en ce lieu du Templum Domini qu'était localisé l'épisode biblique du Songe de Jacob, c'est-à-dire, au témoignage de ce patriarche, « la Maison de Dieu et la Porte des Cieux (43) », et que, dans la Sakhra, l'on s'accordait à reconnaître Bethel. Cette croyance ne faisait que rejoindre la tradition musulmane qui vénérait en la Sakhra la Pierre de Jacob ellemême, et le point de départ terrestre de l'Échelle qui, lors du Voyage Nocturne, servit au Prophète, guidé par Jibraïl, pour son Ascension (Mirâj) à travers les Cieux.

42 Revue d'Histoire des Religions, 1920, p. 239.
43 Gen., XXVIII, 10-19.
« ... L'Écriture ajoute: « Et sur ce firmament qui était au-dessus de leurs têtes, on voyait comme un trône qui ressemblait au saphir » (Ézéchiel, I, 26). Ces paroles désignent la Pierre fondamentale (schethiyâ) qui forme le point central de tout le Monde et sur laquelle est basé le Saint des Saints (du Sanctuaire de Jérusalem). Et qu'est-ce que cette Pierre fondamentale? C'est le Trône sacré et céleste placé au-dessus des quatre figures gravées aux quatre côtés du char céleste. Ce trône est symbolisé par la Loi traditionnelle... »
« L'Écriture dit: « Et cette Pierre que j'ai dressé comme un monument s'appellera la Maison d'Elohim (Gen., XXVIII, 3). Ces paroles désignent la Pierre fondamentale qui servit de point de départ à la création du Monde, et sur laquelle a été édifié le Sanctuaire... »
« Il est écrit: « Mais pour moi, je paraîtrai devant Toi avec la Justice; je serai rassasié lorsque Tu auras fait paraître Ta Gloire » (Ps. XVIII, 15). Tout l'amour et tous les désirs du roi David n'avaient pour objet que cette Pierre fondamentale (qu'il désigne par le mot Justice); et c'est à cette Pierre que David fait allusion dans les paroles: "La Pierre que ceux qui bâtissaient avaient rejetée a été placée à la tête de l'Angle." Quand David souhaitait contempler de près la Gloire de son Maître, il prenait d'abord entre ses mains cette Pierre; et ce n'est qu'après qu'il pouvait pénétrer dans le Sanctuaire; car quiconque veut paraître devant son Maître ne peut y parvenir que par cette Pierre, ainsi qu'il est écrit: « C'est avec "cela » qu'Aaron pénétra dans le Sanctuaire. »
On observera que le texte identifie la Pierre fondamentale et la Pierre de l'Angle. Elles désignent en effet la même Réalité théophanique, mais en deux situations symboliques, c'est-à-dire en deux fonctions spirituelles différentes.


La Lance apparaît dans tous les romans du Graal, mais si son rôle a toujours un caractère surnaturel, il est d'importance très inégale suivant les versions, et aucune ne lui donne le développement qu'il reçoit chez Wolfram. Agent du châtiment divin, elle ne blesse pas seulement le roi du Graal dans son corps, mais dans sa fonction régissante et dans la vie de son royaume même qui est frappé d'un mal mystérieux. La blessure s'avive par l'influence des astres. Tous les remèdes sont essayés en vain, car « c'est Dieu lui-même qui les empêche d'agir ». Seul le fer qui l'a causée est capable de la soulager. De ce fer découlent sans cesse des gouttes de sang. Dans le cortège du Graal, elle apparaît la première et seule, portée par un valet qui parcourt avec elles les quatre côtés de la salle avant de l'emporter.

Pierre Ponsoye : L’Islam et le Graal Lance_10

Dans un symbolisme traditionnel très général, la lance est une représentation de l'Axe du Monde, analogue à la Montagne, à l'Arbre du Monde, ou encore au « pilier axial » du symbolisme architectural. Les quelques traits résumés ci-dessus soulignent ce rôle axial : la blessure surnaturelle causée au Roi pour s'être écarté de sa position centrale ; l'expiation cosmique qui l'accompagne, modulée par la rotation des astres ; l'ambiguïté de ses pouvoirs ; le sang qui découle de son fer analogue à la rosée qui découle de l'Arbre du Monde ; le rite de qualification de l'espace. Elle est l'aspect destructeur ou réducteur de la Loi divine, dont le Graal lui-même, Centre du Monde, est l'aspect dispensateur et conservateur. C'est pourquoi elle n'apparaît comme telle que comme sanction d'une déchéance ou jugement d'un cycle.

Or le porteur de cette lance, « celui qui bataillait contre lui (Anfortas)... était un païen né au pays d'Ethnise, qui est celui où le Tigre sort du Paradis. Ce païen se croyait sûr de conquérir le Graal par sa vaillance ; il en avait fait graver le nom sur sa lance. Il cherchait la chevalerie lointaine ; mû par rien si ce n'est la force du Graal (niht wan durch des grâles kraft), il parcourait les mers et les terres (44) ».

44 Tonnelat, op. cit., t. II, pp. 44-45.

Pierre Ponsoye : L’Islam et le Graal Lance_11

La Lance vient donc des confins du Paradis, c'est-à-dire du Centre suprême où la Tradition primordiale est conservée. Le nom du Graal gravé sur son fer indique leur identité essentielle. Et son détenteur, chargé de la sanction divine, et venu lui aussi de ses confins, est un chevalier « païen » mû uniquement par la force du Graal. Là encore on constate une intervention « païenne » à un moment crucial de l'Aventure ; intervention bénéfique, elle aussi, malgré les apparences car la mise en sommeil d'un Centre initiatique est toujours préférable à son égarement. Il serait vain, bien entendu, de chercher à savoir si cette circonstance correspond à quelque événement précis. Elle comporte toutefois un indice, dont l'importance apparaîtra plus loin, en ce que la lance, sous la forme du vexillum, était au Moyen-Age le symbole par excellence de l'Empire.

Il importe de noter que tout ce symbolisme n'a aucun rapport apparent, pas plus ici que chez Chrétien, avec le Calice de la Cène et la lance de Longin. Cette indépendance n'est pas la moindre des énigmes qui se posent à propos du Graal, si l'on tient compte des résonances profondes que venait d'éveiller en Chrétienté la légende du saint Vaisseau, et de celle qu'avaient suscitées, particulièrement en Provence, patrie de Raimond de Saint-Gilles, les circonstances mystérieuses entourant l'Intervention de la sainte Lance, à laquelle la première Croisade doit principalement son succès. Dans ses Notes sur le Messianisme médiéval latin, P. Alphandéry estimait autrefois que Kyot pouvait être « un agent de transmission de la légende raimondienne », et que, « dans la mesure où l'influence galloise ne prédomine pas, le héros messianique Raimond de Saint-Gilles aura été, plus encore que Joseph d'Arimathie, le prototype des rois du Graal (45) ».

45 P. Alphandéry, Notes sur le Messianisme médiéval latin, Imp. Nat. Paris, 1912, pp. 11-12. On trouvera dans cette étude, à propos de Raimond de Saint-Gilles, et d'après Raimond d'Aguilers, un exemple précis de baptême d'investiture à caractère initiatique, à rapprocher de ce que nous disons d'autre part de Kyot et de Feirefiz.

A la vérité, on ne trouve chez Wolfram, seul porte-parole connu de Kyot, aucun trait de ressemblance avec cette légende, pas plus qu'on n'en trouve entre le lapsît exillis et le Vase du Saint Sang. C'est là, à notre avis, a contrario, l'une des plus forte preuves en faveur de l'originalité et de l'indépendance de la transmission de Wolfram-Kyot, et de sa source d'inspiration authentiquement islamique ; preuve que vent singulièrement renforcer le fait que, par ce silence remarquable à l'endroit des symboles de la Passion corporelle, le Parzival rejoint tacitement les données islamiques, qui, du moins dans leur acception ordinaire (46), excluent la crucifixion personnelle et la mort effective du Christ.


Pierre Ponsoye : L’Islam et le Graal Premiz10


Le rôle cyclique assigné au Vendredi Saint ne contredit pas cette observation ; il s'agit là, probablement, d'un facteur de la mise en forme chrétienne, qui, en tout cas, n'affecte en rien al structure du symbolisme proprement dit. Cette réserve fera naturellement songer au principal chef d'accusation contre le Temple, celui du crachement rituel sur la croix, et, dans la mesure où l'on peut lui trouver quelque apparence de fondement, à l'imputation faite aux grands maîtres d'avoir, à l'instigation des Musulmans, ouvert la Règle à des doctrines étrangères. Elle rappellera aussi le Catharisme, et surtout le Docétisme, longtemps répandu dans les milieux chrétiens proche-orientaux, comme en témoignent les Acta Johannis, et qui, dans son fond, est fort proche de certaines conceptions islamiques.
Mais il ne faudrait pas se hâter pour cela de conclure à l'hétérodoxie du Parzival. Il s'agit là, de toute façon, d'une position doctrinale plutôt devinée que perçue, et qui ne met nullement en question les données scripturaires et la tradition de l'Église sur ce point.

46 Nous faisons cette restriction pour ne pas paraître négliger l'un des points de divergence les plus importants entre les perspectives théologiques de l'Islam et du Christianisme. Il ne nous est pas possible de traiter ici au fond une question qui demande une étude spéciale, mais nous pouvons dire que les textes sacrés respectifs peuvent parfaitement se concilier dans une commune interprétation ésotérique. Encore faut-il préciser que celle-ci ne viserait pas à faire coïncider les textes islamiques (Coran et Hadîth) avec l'acception théologique des textes chrétiens (Évangiles, exégèses patristiques, décisions conciliaires, etc.) enseignée par l'Église, mais à éclairer conjointement la signification transcendante de ces deux séries de textes sans contredire, sur son plan particulier, leur sens immédiat tel qu'il est traditionnellement reçu.

La perspective qui s'y dessine est, comme celle qui inspirait le rite templier de réception, d'ordre purement ésotérique (« le Temple est mort d'un symbole non compris », disait justement Michelet), et se réfère au problème des deux natures du Christ, sur lequel nous ne pouvons insister ici. Il y a, entre les hérésies susdites et ce qui se laisse discerner dans la pensée de Wolfram, une différence radicale : celle qui sépare un courant primitivement initiatique, mais dénaturé par extériorisation et devenu hétérodoxe de ce fait même (processus ordinaire de la formation des hérésies au Moyen-Age), et une tradition ésotérique demeurée régulière. Les affinités qui peuvent subsister entre eux, voire la possession commune de certains symboles, n'autorisent pas à conclure que la seconde est hérétique, mais que ces éléments constituent, pour le premier, la part de vérité intrinsèque qu'il garde encore e sa régularité primitive, et sans laquelle il n'aurait du reste aucune espèce de réalité (47).

On se demandera sans doute si, en dehors de la signification axiale très générale de la Lance, il n'existe pas à ce propos un symbolisme plus spécifiquement arabe, en connexion avec celui du Parzival. Il s'en trouve un, en effet, dans la Science des Lettres, science traditionnelle sans équivalent en Occident, fondée sur a notion de la langue arabe, langue sacrée et langue de Révélation, donc issue directement de la Source divine du Verbe, comme moyen efficace d'une herméneutique spirituelle (ta'wîl) appliquée au Coran.
Selon cette science, le monde a été créé, non par la première lettre alif (formée d'un trait vertical rectiligne), mais par la seconde bâ (formée d'un point surmonté d'une courbe à concavité supérieure). Dans ce rôle primordial, où il est à la fois le « moyen » et le « lieu » de la Création, le bâ, dit René Guénon, « représente Er-Rûh, l' « Esprit », qu'il faut entendre comme l'Esprit total de l'Existence universelle...
Il est produit par le commandement divin, et, dès qu'il est produit, il est en quelque sorte l'instrument par lequel ce « commandement » opérera toutes choses, qui seront ainsi toutes « ordonnées » par rapport à lui ; avant lui, il n'y avait donc qu'el-amr, affirmation de l'Être pur et formulation première de la Volonté suprême, comme avant la dualité il n'y a que l'unité ou avant le bâ il n'y a que l'alif. Or l'alif est la lettre polaire dont la forme est celle de l' « axe » suivant lequel s'accomplit l'ordre divin ; et la pointe supérieure de l'alif, qui est le « secret des secrets » (sirru-lasrâr), se reflète dans le point du bâ en tant que ce point est le centre de la « circonférence première » qui délimite et enveloppe le domaine de l'Existence universelle... (48 ) »

47 Sur les Acta Johanis, v. Festugière, op. cit., t. IV, pp. 233 à 238. Pour la thèse cathare, v. Déodat Roché, Le Graal pyrénéen; Cathares et Templiers, in Cahiers d'Études cathares, Toulouse, juilletseptembre 1949.
48 René Guénon, Er-Rûh, in Études Traditionnelles, 1938, pp. 287-288. Sur la Science des Lettres, id., La Science des Lettres, in Études Traditionnelles, février 1931; Louis Massignon et Paul Kraus, Akhbar al-Hallâj, Laorse, Paris, 1936.


On aperçoit aussitôt la correspondance entre le lapsît exillis et le point du bâ : son rôle d'instrument du commandement divin apparaît spontanément ; son caractère principiel est souligné par Wolfram lui-même, disant que « cette chose parfaite à qui rien ne manquai » état « tout ensemble racine et floraison », de même que sa situation de centre de la Circonférence première lorsqu'il précise que « tout ce que les planètes enferment dans leur course, tout ce qu'illuminent leurs rayons, ce sont là les limites du royaumes (du Graal) ». De même apparaît le rapport de la Lance et de l'alif : le fer s'identifie essentiellement au Graal comme la point de l'alif s'identifie au point du bâ, et c'est à son caractère transcendant que sa blessure doit d'échapper à tous les remèdes du domaine cosmique, de n'être soulagée que par elle, et de n'être guérie que par le nouveau « pôle » qui s'est identifié lui-même à l'axe, Parzival, celui qui, comme elle, selon l'étymologie de Wolfram, « perce au travers ».

Nous ne prétendons pas, bien entendu, qu'il s'agisse ici et là du même symbolisme, mais seulement d'une même signification de symboles se correspondant à travers le symbolisme géométrique. On conviendra pourtant que de tels rapprochements, jusque dans le détail, avec une doctrine islamique constituée et précise ne peuvent guère être fortuits. Faisons à ce propos une remarque que paraîtra sans doute assez singulière : la première « création » du point du bâ est la courbe à concavité supérieure constitutive de cette lettre elle-même ; or cette courbe est considérée comme un équivalent schématique de la coupe. Cette concordance représente, à notre connaissance, la seule référence doctrinale où puisse se constater une cohérence parfaite des symbolismes de la Lance, et de la Pierre et de la Coupe.

Signalons enfin, pour compléter ces quelques aperçus, que le ternaire formé par la pointe supérieure de l'alif et les deux extrémités du bâ, opposés horizontalement, trouve une correspondance immédiate dans le triangle initiatique dont nous avons parlé plus haut. Le sommet de ce triangle est occupé par le Pôle suprême (El-Qutb elGawth) et les deux angles de base par les deux Imams de la Droite et de la Gauche. René Guénon a signalé à ce propos un rapprochement significatif avec le symbolisme hermétique de la « Pierre cubique à pointe », représentation de la Pierre Philosophale, et montré que, dans la figure en forme de hache qu'elle porte à son sommet dans les anciens documents maçonniques, il ne fallait pas voir un hiéroglyphe de la lettre hébraïque qoph, mais bien de sa correspondante arabe, qâf. Cette lettre, qui a le sens général de force ou de puissance, a donné son nom à la Montagne sacrée, et représente d'autre part une désignation abréviative du Pôle (Qutb). Elle équivaut numériquement à maqâm, siège ou station (spirituelle). Or il est dit que le siège du Pôle suprême se situe symboliquement entre ciel et terre, en un point à la verticale de la Kaaba. La figure en question s'interprète donc, selon René Guénon, comme une représentation de 51 la Kaaba, détermination islamique du Centre du Monde, surmontée de la Montagne Qâf, elle-même chargée à son sommet de l'hiéroglyphe du Pôle (49).

Il va sans dire que l'Hermétisme chrétien transposait ce symbolisme, pour l'appliquer à son propre magistère. Mais cela n'enlève rien, bien au contraire, à la valeur probatoire que comporte, en lui-même, l'échange des symboles, quant au partage profond de la doctrine.

49 René Guénon, Un hiéroglyphe du Pôle, ibid., 1937, p. 192. On remarquera là encore, que le symbolisme du Pôle dans le Taçawwuf est identique à celui de l'Imâm dans l'Ismaëlisme.


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Message par Ligeia Mar 30 Juin - 11:42

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Chapitre IV : Feirefiz


Nous devons maintenant, pour prévenir certaines objections possibles, revenir sur la question du baptême de Feirefiz. On constate d'abord que le baptême chrétien ne suffit pas par lui-même pour ouvrir à tout autre que Parzival l'accès du Graal ; que par contre Feirefiz est toujours « païen », c'est-à-dire musulman, lorsqu'il franchit la porte de Montsalvage et est admis dans la proximité du Graal, ce qui démontre deux choses : à savoir qu'il est parvenu, comme Parzival, au degré spirituel nécessaire, l'état primordial ; d'autre part que l'Islam est considéré implicitement comme une voie d'accès possible au Château du Graal. Montsalvage est au centre, et par suite au delà des traditions particulières, faute de quoi Feirefiz n'aurait pu y pénétrer sans être baptisé. Il y a donc une différence radicale entre le baptême ordinaire et celui qu'il y reçoit.
Nous avons vu plus haut que tel devait également être le cas du baptême de Kyot. Pour comprendre ce dont il s'agit exactement ici, nous citerons les lignes suivantes de René Guénon :
« Ceux qui sont passés au delà de la forme sont, par là même, libérés des limitations par lesquelles l'homme déchu de cet « état primordial » dans lequel ils sont réintégrés, est lié à une forme déterminée, puisque toutes les individualités et toutes les formes du domaine humain ont leur principe immédiat au point même où ils sont placés. »
René Guénon écrit encore :
« Celui qui est arrivé en ce point, c'est celui qui a atteint, par une connaissance directe et profonde (et non pas théorique ou verbale), le fond de toutes les doctrines traditionnelles, qui a trouvé, en se plaçant au point central dont elles sont émanées, la vérité qui s'y cache sous la diversité et la multiplicité des formes extérieures. La différence, en effet, n'est jamais que dans la forme et l'apparence ; le fond essentiel est partout et toujours le même, parce qu'il n'y a qu'une vérité... et que, comme le disent les initiés musulmans « la doctrine de l'Unité est unique » (Et-Tawhîdu wâhidu) (50). »

Ailleurs le même auteur évoque le cas « d'hommes qui, parvenus à un haut degré de développement spirituel, peuvent adopter extérieurement telle ou telle forme traditionnelle suivant les circonstances et pour des raisons dont ils sont seuls juges... Ceux-là sont, par l'état spirituel qu'ils ont atteint, au delà de toutes les formes, de sorte qu'il ne s'agit là pour eux que d'apparences extérieures qui ne sauraient aucunement affecter ou modifier leur réalité intime ; ils ont, non pas seulement compris... mais pleinement réalisé, dans son principe même, l'unité fondamentale de toutes les traditions (51). »

50 René Guénon, Aperçus sur l'Initiation, op. cit., ch. XXXVII.
51 Id., Initiation et Réalisation spirituelle, Chacornac, Paris, 1952, p. 87.


Ces citations feront sans doute comprendre comment Feirefiz, bien que « païen » et bien que n'ayant pas mené la Queste, a pu entrer de plein-pied à Montsalvage, et font apercevoir également la signification de son baptême : il ne s'agit pas ici d'un rite de conversion mais d'investiture, et cela explique d'ailleurs les conditions dans lesquelles il est reçu, qui auraient sans cela, dans une circonstance si solennelle, quelque chose de frivole et de choquant. Feirefiz, en effet, ne se fait pas baptiser pour voir le Graal à découvert, comme on s'y attendrait, mais parce que telle est la condition posée à l'union qu'il désire avec Repanse de Joye. Par cette union avec la vierge porteuse du Graal, il contracte un lien sacré avec la puissance virginale du Verbe (ou sa Shakti, pour employer la terminologie hindoue), tel qu'il se manifeste sous la forme spécifique du Graal chrétien. Pour cela, en raison de l'originalité et de l'autonomie interne des traditions, il doit reconnaître le Graal dans cette forme comme il le connaît en essence, ainsi que le démontrent son entrée à Montsalvage et sa participation à sa grâce, et cette reconnaissance implique la consécration formelle du rite chrétien. Il pourra dès lors assurer, en association avec son frère dont il ne se distingue pas, des fonctions plus cachées mais que l'on devine, puisque, père du Prêtre Jean, il en assumera avant lui le rôle sinon le titre.

La qualité réelle de Feirefiz et sa fonction sont d'ailleurs suggérées par son teint particulier, noir et blanc, qui en fait un être unique au monde. Pour faire comprendre ce dont il s'agit, nous nous référerons encore à René Guénon :
« Au sens le plus immédiat la juxtaposition du blanc et du noir représente naturellement la lumière et les ténèbres, le jour et la nuit, et, par suite, toutes les paires d'opposés et de complémentaire (il est à peine besoin de rappeler que ce qui est opposition ç un certain niveau devient complémentarisme à un autre niveau, de sorte que le même symbolisme est également applicable à l'un et à l'autre) ; on a donc à cet égard un exact équivalent du symbole extrême-oriental du yin-yang ( 52). »

Ailleurs, il signale que « dans son sens supérieur, la couleur noire symbolise essentiellement l'état principiel de non manifestation, et (que) c'est ainsi qu'il faut comprendre notamment le nom de Krishna par opposition à celui d'Arjuna qui signifie « blanc », l'un et l'autre représentant respectivement le non-manifesté et le manifesté, l'immortel et le mortel, le « Soi » et le « moi », Paramâtmâ et jîvâtmâ... » Plus loin, René Guénon ajoute : « ... le centre est, en raison de son caractère principiel, ce qu'on pourrait appeler le « lieu » de la non-manifestation ; comme tel, la couleur noire, entendue dans son sens supérieur, lui convient donc réellement... (53) ».

52 Id. Le Blanc et le Noir, in Études Traditionnelles, 1947, p. 164. Ce symbolisme est développé par le pseudo-Denys l'Aréopagite dans la Hiérarchie céleste, XV, 8, à propos du cheval: « La forme du cheval indique l'obéissance et la docilité. Si l'animal est blanc, il signifie le l'éclat le plus voisin de la Lumière divine; s'il est noir, l'arcane; s'il est bai, la puissance et l'activité du feu; s'il est pie, la capacité de servir de servir de médiateur unitif entre les extrêmes, et de joindre providentiellement, tour à tour, le supérieur à l'inférieur et l'inférieur au supérieur », cité par V.-E. Michelet, Le secret de la Chevalerie, Didier et Richard, Paris, 1930.
53 René Guénon, Les têtes noires, in Études Traditionnelles, 1948, p. 25.


Enfin, le même auteur précise ailleurs, à propos du signe du yin-yang, que, « en tant que le yang et le yin sont déjà distingués tout en étant unis, c'est le symbole de l'Androgyne primordial », ou encore de l'Homme Universel, du Médiateur, Pontife et Roi par excellence (54).

L'étymologie du nom de Feirefiz est discutée. Pour Bartsch il signifie « fils de pie ». Pour Veselosky, il voudrait dire « vrai fils ». D'après Helen Adolf, cette dernière interprétation serait corroborée par un rapprochement avec la légende contenue dans le livre sacré des Éthiopies, le Kebra Nagast (« Livre de la gloire de Dieu ») où le jeune prince, fils de Bilqis, reine de Saba, est reconnu par Salomon comme son « vrai fils ». Bélacâne, épouse de Gahmuret et mère de Feirefiz, ne serait autre qu'une représentation de Bilqis (55)... Hélen Adolf appuie sa thèse de l'origine abyssinienne de la légende, avec transmission par les Arabes, sur d'autres faits : ainsi l'original du Kebra Nagast, écrit au Xème siècle, était en arabe ; au haut Moyen-Age l'Abyssine était appelée India ; le nom des rois d'Éthiopie était presque toujours suivi du mot Zan signifiant la majesté qui, selon elle, a pu facilement se déformer en Gian et pourrait être l'origine du nom du Prêtre Jean.
Ces rapprochement sont intéressants en ce qu'ils paraissent confirmer le lien entre la tradition du Graal et celle du Prêtre Jean. Mais à vrai dire, il ne saurait s'agir pour celle-ci que d'un jalon et non de sa source, car la version éthiopienne de la légende du Prêtre Jean est la plus tardive, et certainement postérieure à celle qui situent le royaume du mystérieux souverain en Mongolie, aux Indes ou sur le Pamir. Ces différentes localisations s'expliquent par le fait que ce nom ne désignait pas un individu ou une dynastie, mais une fonction en rapport avec la « couverture extérieure » du Centre du Monde et ayant eu plusieurs représentants simultanés ou successifs. Il semble probable d'autre part que l' « Éthiopie », comme la « Syrie » des Rose-Croix et des Nestoriens n'était elle-même qu'une représentation secondaire et symbolique de la « Contrée primordiale ».

Nous ne pourrions, sans sortir du cadre de ce travail, développer toutes les conséquences que comportent ces quelques aperçus où se montre d'une façon particulièrement nette, la concordance symbolique des différentes traditions. Ils suffisent du moins à achever de situer le personnage de Feirefiz, qui, rappelons-le, ne se rencontre que Chez Wolfram et son continuateur Albrecht, et de montrer en lui à la fois un envoyé es qualités du centre du Monde, et un parèdre de Parzival, chargé au dernier acte de l'Aventure, de provoquer, par « cristallisation » de l'œuvre de la Queste, son intégration spirituelle, et à travers lui, celle de l'Occident chrétien.

54 Id., La Grande Triade, Gallimard, Paris, 1957. V. particulièrement, pour la question évoquée ici, ch. XIV, XVII et XVIII.
55 Helen Adolf, New light on oriental sources for Wolfram's Parzival and other grail romances, in Publications of the moderne languages, mars 1947.


Tous deux ne sont à la vérité, et Wolfram ne laisse pas de doute à cet égard, que des aspects complémentaires d'une réalité permanente, quoi que plus ou moins manifeste, de l'Œuvre divine, celle du Sacerdoce éternel, et l'Ordre du Graal n'est autre que celui de Melki-Tsedeq mystérieusement réaffirmé à un certain moment de l'histoire de l'Occident. Que cet Ordre existe à travers le temps par delà la déchéance progressive du monde humain, universel et permanent comme la Vérité essentielle et unique, présente et cachée, qu'il prophétise ; qu'il dût se réaliser effectivement dans l'histoire par l'accession des élites responsables d'Orient et d'Occident à cette Vérité et à leur propre unité en elle ; que l'Islam fût l'agent prédestiné de cette reconnaissance et de cette œuvre, c'est là, croyons-nous, l'essentiel du message du Parzival.

Il nous reste à voir de quelles circonstances historiques ce message tirait son opportunité.


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Message par Ligeia Mar 7 Juil - 12:17

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Chapitre V : Les Templiers



Friederich von Schlegel déclarait il y a déjà longtemps :
« On peut admettre que ces poèmes (de la Table Ronde), non seulement exprimait l'idéal d'un chevalier religieux..., mais contenaient encore un grand nombre d'idées symboliques et de traditions particulières à quelques-uns de ces ordres, surtout à celui des Templiers... De tous les poètes allemands de cette époque, le plus habile fut Wolfram von Eschenbach qui, parmi les histoires de la Table Ronde, a particulièrement choisi celles à propos desquelles j'ai fait observer plus haut que les allégories de chevalerie religieuse qu'elles contiennent ne doivent pas être considérées comme un caprice de l'auteur ou comme un jeu de son imagination, mais paraissent au contraire se rapporter aux traditions symboliques des Templiers (56) ».

L'identification de l'Ordre du Graal avec celui du Temple dans le Parzival ne fait en effet aucun doute. Trévrizent dit à Parzival :
« De vaillants chevaliers ont leur demeure à Montsalvage, où l'on garde le Graal. Ce sont les Templiers (die selben Templeise) ; ils vont souvent chevaucher au loin, en quête d'aventure... Ils vivent d'une Pierre (sie leben von cinem Steine) ; son essence est toute pureté... On l'appelle lapsît exillis. »
Dans de nombreux passages, c'est sous le nom de Templiers que Wolfram désigne les chevaliers du Graal. C'est encore ainsi qu'il les appellera plus tard dans son fragment du Titurel :
« On peut, chez les Chevaliers du Temple, voir plus d'un cœur désolé, eux que Titurel avait plus d'une fois tirés de rudes épreuves, lorsque son bras défendait chevaleresquement le Graal avec l'aide du leur (57). »

Or, outre leur fonction principale d'assurer le maintien et la garde du Graal sur la terre, les Chevaliers de Montsalvage ont celle de permettre le règne effectif de Dieu sur les nations en leur donnant des rois élus par Lui :
« Il arrive parfois qu'un royaume est soumis à Dieu, et s'il désire un roi choisi dans la troupe du Graal, on exauce ce souhait. Il faut que le peuple respecte le roi ainsi choisi, car il est protégé par la bénédiction de Dieu. C'est en secret que Dieu fat partir ses élus. »

56 Friederich von Schlegel, Geschichte der alten und neuen Litteratur, Wien, 1847.
57 Titurel, trad. Jean Fourquet, in Lumière du Graal, op. cit., p. 237.


Cette esquisse d'une organisation théocratique de la Chrétienté par le moyen d'une élite initiatique réunissant en elle le double pouvoir sacerdotal et royal n'est autre que celle du Saint Empire, que les héritiers de l'Ordre du Temple trouvèrent dans sa succession.


Pierre Ponsoye : L’Islam et le Graal Islam_11


On a là le double aspect, ascendant et descendant, d'une mission mystérieuse dont nous demanderons le sens à celui qui fit donner à l'Ordre sa constitution, qui fixa sa règle et ne cessa d'être son protecteur et son inspirateur en même temps que la plus haute autorité spirituelle et l'arbitre de la Chrétienté de son temps : saint Bernard désigne l'Ordre sous le nom de milita Dei, et ses membres sous celui de ministre du Christ (minister Christi). Dans une telle bouche, il ne s'agissait pas là de vaines formules. Pour lui, comme plus tard pour Dante, il s'agissait bien d'une milice saint, de la « privée mesnie de Dieu », réalisant, par une sorte de paradoxe spirituel qui la mettait à part et au-dessus des autres hommes, la synthèse des grandes antinomies de l'action et de la contemplation, dans une vocation unique, mais dans un double renoncement, qui est celle des élus apocalyptiques :
« A Celui qui a fait de nous des rois et des prêtres pour Dieu son Père... » (Apoc., I, 6.).

Pour saint Bernard, la résidence réelle de la militia Dei n'était pas de ce monde ; c'était le Temple de la Jérusalem spirituelle : « C'est vraiment le Temple de Jérusalem qu'ils habitent aussi, et, bien que ce ne soit pas le même, sous le rapport de la construction, que le Temple antique et très vénéré de Salomon, (le leur) n'est pas 58 inférieur sous le rapport de la gloire... La beauté du premier était faite de choses corruptibles, celle du second est la beauté de la Grâce, du culte pieux de ceux qui l'habitent, et de la plus régulière des demeures (ordinatissima conversatio) (58 ) ». On reconnaît là aussi bien le Temple du Graal que le Temple du Saint-Esprit des Rose-Croix.

Jules Michelet dit à ce propos, avec pénétration, mais sans se douter de la portée de sa remarque : « Ce nom de Temple n'était pas sacré pour les seuls chrétiens. S'il exprimait pour eux le Saint Sépulcre, il rappelait aux Juifs, aux Musulmans, le Temple de Salomon. L'idée du Temple, plus haute et plus générale que celle même de l'Église, planait en quelque sorte par-dessus toute religion. L'Église datait, le Temple ne datait pas. Contemporain de tous les âges, c'était comme un symbole de la perpétuité religieuse. »

Tout le symbolisme de l'Ordre évoque d'ailleurs la double notion du Centre spirituel, source des deux pouvoirs, et de la médiation temporo-spirituelle : le fameux Baucéant ou Baucent était mi-partie noir et blanc, couleur dont on a vu plus haut la signification, et dont ce n'est pas par simple coïncidence qu'elles sont attribuées à Feirefiz. Le manteau blanc, signe d'investiture, de qualification d'état et de fonction, était un privilège exclusif que l'Ordre dut parfois défendre. « Et à nul autre, dit la Règle, n'est octroyé d'avoir blancs manteaux, sauf aux avant-dits Chevaliers du Christ : que ceux qui ont abandonné la vie ténébreuse, par l'exemple des blanches robes, se reconnaissent d'être réconciliés à leur Créateur. »
La blanche robe les désignait donc expressément au siècle comme « retranchés de la masse de perdition », selon la parole d'Innocent III, et rangés dès ce monde parmi ces « gens vêtus de blanc » qui sont « devant le Trône de Dieu et Le servent jour et nuit dans son Temple », et sur qui « Celui qui siège sur le Trône établira sa Présence (Shékinah) » (Apoc., VII, 13-16). Non pas seulement comme réconciliés, mais comme réconciliateurs.

La croix à huit rayons ou à huit pointes dont le manteau était chargé ajoutait à la signification centrale de la croix le symbolisme médiateur du nombre huit, comme elle unissait au blanc de la Connaissance le rouge du Saint Amour invoqué dans leur cri de guerre. Ce double aspect d'habitation centrale et de médiation sacerdotale apparaît encore dans le choix, comme psaume d'investiture, du psaume 132 du psautier romain : Ecce quam bonum et quam jucundum habitare fratres in unum...

58 Saint Bernard, De Laude novae militiae ad milites Templi, ch. V. On peut rapprocher de cette désignation de Temple comme ordinatissima conversatio celle de la Loge maçonnique comme « lieu très éclairé et très singulier ».

On le retrouve également dans l'architecture particulière des sanctuaires du Temple, qui étaient construits pour la plupart en mode circulaire, trinitaire et rayonnant, en mémoire, dit-on, du Saint-Sépulcre, mais plus probablement encore à l'image du Centre du Monde dont celui-ci était une figuration. C'est sur ce type, notons-le en passant, qu'était construit le Temple du Graal d'après le Titurel d'Albrecht.

Le collège d'élection du Grand Maître était formé de douze membres, à l'image du collège des Apôtres, et du cercle intérieur des Centres spirituels en général. Le ternaire des Fonctions suprêmes était lui-même reproduit à la tête de la hiérarchie de l'Ordre, le Maître devant avoir réglementairement « deux frères chevaliers comme compagnons, qui doivent être de tels prud'hommes qu'ils ne peuvent être exclus d'aucun conseil où il y aura cinq frères ou six ». Le sceau de l'Ordre, avec les deux cavaliers sur la même monture, ou plutôt le double cavalier, évoque la synthèse du double dans le Simple, de la dualité créaturelle dans l'unité de son Principe, et n'était donc qu'un autre symbole du Médiateur comme moyen et « lieu » de la Manifestation.
Le cheval lui-même est bien connu comme le véhicule symbolique des voyages entre les mondes, et l'on pourra se souvenir ici de la jument El-Boraq qui servit au Prophète, accompagné de l'Ange Gabriel, durant une partie du Voyage Nocturne.

Signalons enfin, parmi les trop rares vestiges de la doctrine ésotérique du Temple, ce vase en terre découvert à Florence en 1863 sur l'emplacement d'une église de l'Ordre dédiée à saint Paul, et sur lequel se lit l'inscription : Expelles lapide hoc Pauli virtute venenum. Il n'est guère douteux que ceci fasse allusion au mal énigmatique évoqué dans II Cor., XII, 7 et à la parole de II Cor., IV, 7 : « Nous portons ce trésor dans des vases de terre » ; et, d'autre part, à la pierre que devait contenir le vase en question. peut-être n'est-il pas trop aventuré de reconnaître dans cette dernière le lapis el-iksîr, ou Pierre philosophale, aspect microcosmique du lapsît exillis, si l'on se rappelle que dans certains symbolismes, tels que celui de al confrérie initiatique de l'Estoile Internelle, le Graal est figuré sous la forme d'une coupe contenant une escarboucle, image du Sang divin (59).

Un des traits les plus frappants de la vertu de la « sainte Milice » aussi bien que de la disponibilité spirituelle du Moyen-Age, est la situation privilégiée, inviolable et souveraine, que les papes, les princes et les peuples se sont spontanément accordés pour lui assurer à l'intérieur de l'ordre chrétien.

59 Sur le vase de Florence, cf. Paul Lacroix, Vie militaire et religieuse au Moyen-Age et à l'époque de la Renaissance, F. Didot, Paris, 1873. Sur l'escarboucle dans la coupe, L. Charbonneau-Lassay, Le Saint Graal, op. cit.


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Si sensible que fût alors la communauté chrétienne aux signes et aux influences sacrées, un tel accord n'a pu se faire et se maintenir pendant près de deux siècles contre des droits et des intérêts civils et religieux aussi divers que puissants, que parce que l'évidence avait ici une force contraignante : le Temple n'a pas seulement prétendu être, mais a été, aux yeux de tous, la « mesnie privée de Dieu ».

Dès 1128, dix ans après sa fondation dans l'obscurité et la pauvreté, un concile se réunissait spécialement pour préciser sa constitution, fixer sa règle, et confirmer à ses membres l' « habit qu'eux-mêmes avaient pris ».
Dès 1129 ou 1130, saint Bernard, définissant leur mission dans le De Laude, à la demande de celui qu'il appelait carissimus meus Hugo, Hugues de Payns, le premier Grand Maître, faisait clairement comprendre la nature réelle de leur combat, et que la guerre corporelle n'en était que l'occasion et le symbole.
Dès 1139, dans la bulle Omne datum optimum, Innocent II affirmait : « Chevaliers du Temple, c'est Dieu Lui-même qui vous a constitués les défenseurs de l'Eglise et les assaillants des ennemis du Christ », et fixait définitivement leurs statuts et leurs prérogatives, auxquels ses successeurs ajoutèrent toujours sans jamais retrancher.
Dès 1128, la reine du Portugal leur donne le château de Source, leur concède le territoire de Cera, qu'ils prennent sur les Sarrasins, et où ils 61 fondent trois villes, Coïmbre, Rodin et Ega, dont les églises sont directement soumises à Rome. Vers le même temps le compte de Barcelone et de Provence, Raymond Béranger III, prend l'« habit glorieux » du Temple et lui donne son château de Grañena, sur la marche, qu'il tient « à force d'armes ».
En 1131, Alphonse Ier d'Aragon lui lègue le tiers de son royaume, legs qui rappelle justement à Mme Marion Melville, dans son excellent ouvrage sur la Vie des Templiers, auquel nous empruntons ces détails, le « royaume sans maître » de Wolfram, duquel on peut rapprocher aussi la fondation de villes sur la marche du Portugal, déjà mentionnée, ou celle de bourgs sur des « terres gastes » en Angleterre (Temple Bruer dans le Lincolnshire, Baldock dans le Hertfordshire) (60).

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60 Marion Melville, La vie des Templiers, Gallimard, Paris, 1951. Outre cet ouvrage, citons: La Règle du Temple, pub. par H. de Curzon, Paris, 1884; G. Lizerand, Le dossier de l'Affaire des Templiers, Champion, Paris, 1923; Raymond Oursel, Le Procès des Templiers, op. cit., et la Bibliographie de l'Ordre du Temple, par Dessubré.

« Les privilèges les plus magnifiques leur furent accordés, dit Michelet. D'abord, ils ne pouvaient être jugés que par le pape ; mais un juge placé si l'on et si haut n'était guère réclamé ; ainsi les Templiers étaient juges dans leurs causes. Ils pouvaient encore y être témoins, tant on avait foi dans leur loyauté. Il leur état défendu d'accorder aucune de leurs commanderies à la sollicitation des grands ou des rois. Ils ne pouvaient payer ni droit, ni tribut, ni péage (61). »

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Précisons que le recours au pape n'avait lieu que pour les causes extérieures. Les frères ne relevaient que du Grand Maître, et celui-ci du Chapitre général. Quant à lui-même, l'Ordre était souverain et se tenait pour supérieur aux princes. Personne, laïque ou ecclésiastique, ne pouvait prétendre à l'hommage du Grand Maître. Ses établissements étaient inviolables, détenteurs du droit d'asile, libres de tout impôt et sous la protection directe du Saint-Siège. Nul prélat ne pouvait les interdire, non plus qu'excommunier un Templier. Tout attentat contre l'Ordre ou ses membres était réservé à Rome.

« Le Grand Maître n'était pas confirmé par le Siège Apostolique, écrit Marion Melville, mais son élection, à elle seule, lui assurait le plein droit d'exercice. » Son autorité était absolue, et ses ordres étaient considérés comme sacrés et provenant immédiatement de Dieu. La Règle était de même l'objet d'un respect qui, dit le même auteur, « ressemble singulièrement à celui de l'Islam pour le Coran ».

61 J. Michelet, Histoire de France, Paris, 1837, t. I, l. III, ch. IV.

Les frères ne pouvaient se confesser qu'à des prêtres membres de l'Ordre, car, dit la Règle, « il en ont greignor (plus grand) pooir, de l'apostoile, d'eaus assoudre, que un arcevesque ».
Encore les chapelains n'avaient-ils qualité que pour les questions d'ordre strictement religieux, les autres relevant de la hiérarchie. Lesdits chapelains étaient soumis au Grand Maître « comme à leur prélat », et, en dehors de lui, ne relevaient que du pape. Mais l'obligation du secret quant à la doctrine et aux rites initiatiques n'épargnait pas l'autorité romaine, et ce n'est pas sans raison, semble-t-il, qu'on reprocha à l'Ordre d'exercer le pouvoir d'absolution et le pouvoir des clefs (62).

Toute médiation comporte à la fois participation et liberté. Or il n'est guère d'exemple historique où l'on voie une plus profonde et plus large participation à l'économie spirituelle et temporelle d'une société traditionnelle s'allier à une plus grande franchise à l'égard de ses institutions. Inséré au temporel dans un ordre féodal, le Temple n'est pas lié par lui, n'étant pas une chevalerie humaine, mais celle du "souverain Roi" : « Que nul, clerc ou laïc, déclare Innocent II, n'ose exiger du Maître ni des frères la foi, l'hommage, les serments ou autres sûretés en usage dans le siècle. » Comme tel encore, il jouit de l'immunité dans les guerre à lui n'ayant pas d'objectif terrestre.
C'est pourquoi, déclare saint Bernard, « (les Templiers) sont presque les seuls, parmi les hommes, à mener une guerre légitime ». La restriction vise très probablement ici le droit impérial, dont la « guerre légitime » était une des prérogatives, et l'on verra mieux plus loin le sens de ce rapprochement.

C'est dans cette perspective que l'on doit apprécier son rôle de conciliateur et de pacificateur dans les conflits intérieurs (par exemple lors de la succession d'Angleterre en 1153, dans les luttes d'Henri II avec Thomas Becket ou Louis VII, etc.) ou extérieurs de la Chrétienté (avec l'Islam), de témoin aux traités, de garant des trêves, de dépositaire de dots ou de gages ; ou encore son refus de soutien aux causes qu'il estimait injustes, qu'il s'agît de rois (Amaury de Jérusalem contre le sultan d'Égypte), d'empereurs (Frédéric II en Palestine) ou même de papes (Urbain IV contre Manfred) ; ou enfin les fonctions plus ou moins officielles qu'il remplissait auprès des papes et des princes, servant aux uns d'agent diplomatique (Innocent III eut surtout recours à lui dans ses contacts avec les autorités musulmanes), aux autres de confident ou même de censeur, comme il le fit lorsqu'il dit à Henri d'Angleterre : « Vous serez roi tant que vous serez juste. »

62 Sur le pouvoir des clefs, cf. René Guénon, La Grande Triade, op. cit., ch. VI.

Cette liberté à l'égard des institutions régulières apparaît de façon plus étonnante encore dans le domaine ecclésiastique. Non seulement les Templiers ne payaient pas de dîmes - privilège partagé seulement avec leurs confrères de Cîteaux - mais ils pouvaient en percevoir avec le consentement du clergé. Non seulement ils pouvaient recevoir des clercs et des prêtres dûment ordonnés, « d'où qu'ils proviennent », stipule Innocent II, mais, « s'il advenait que les évêques refusassent de vous les concéder, vous n'en auriez pas moins faculté de les recevoir et retenir, par délégation de la sainte Église romaine (63) ».
Ils pouvaient même recevoir dans certains cas des excommuniés, que les évêques étaient en quelque sorte tenus d'absoudre auparavant ; le seul fait de la profession couvrait le péché (64). Les interdits ne les liaient pas, et l'avertissement d'Innocent III à ses « fils de dilection », à propos du manque de discrétion dans la célébration de messes dans les villes interdites, semble caractéristique de leurs relations réciproques : « ... Sinon, si un malheur vous arrive, vous pouvez l'imputer à vous-même et point à nous (65). »

Cette situation extraordinaire, au sens réel du mot, n'était que la sanction de la suzeraineté spirituelle de l'Ordre, et nombre de grands personnages l'on reconnue par leur affiliation. Tel semble avoir été le cas d'Innocent III lui-même, d'après l'une de ses bulles. Tel l'a certainement été celui de l'empereur Henri VII de Luxembourg, sur qui, après la destruction de l'Ordre, se portèrent un instant les espoirs du haut Gibelinisme. Philippe le Bel, quant à lui, se porta candidat mais ne fut pas accepté. Nombreux encore étaient ceux qui faisaient profession au moment de trépasser du siècle, afin d'avoir part dans l'autre monde aux « bienfaits » de la Maison.

L'un des aspects les plus méconnus et pourtant les plus caractéristiques de cette fonction générale de médiation et de sauvegarde est son activité dans les domaines économique et financier. Comment expliquer qu'un ordre monastique voué à la pauvreté et à la guerre sainte perpétuelles ait été chargé, comme d'une mission normale Ŕ encore qu'elle ait paru et disparu avec lui Ŕ, non seulement de la garde des trésors royaux, mais du rôle d'une sorte de banque internationale de paiements, de dépôt et de crédit, même si, au début, elle avait pour but de faciliter les pèlerinages en Terre Sainte ? Pourquoi les pouvoirs tant séculiers que religieux ont-ils jugé convenable de déléguer aux moines chevaliers un tel instrument de puissance économique et politique, si ce n'est précisément parce que, par profession, ils n'étaient pas de ce monde, et, servant Dieu, ne pouvaient servir Mammon (66) ?

63 Bulle Omne datum optimum, ap. R. Oursel, Le Procès des Templiers, op. cit.
64 Règle française, cf. M. Melville, op. cit., p. 43.
65 Migne, Pat. Lat., 215, p. 1218, Ep. Innocenti III, lib. X, Ep. CXXI.
66 Il y avait là matière à des griefs faciles et graves, dont leurs ennemis ne se privèrent pas. Pourtant nul ne put jamais sérieusement les accuser de prévarication. Au procès même il ne leur fut guère reproché de ce chef que leur parcimonie en aumônes, accusation dérisoire si l'on songe aux possibilités de trafic dont ils disposaient, pour peu qu'ils l'eussent voulu, et si l'on se souvient que leur accusateur, insulteur à la dignité pontificale, était aussi le faux-monnayeur et le banqueroutier qu'ils avaient dû sauver un jour de la colère publique.


Sans doute faut-il, de nos jours, un certain effort pour comprendre une telle intention et admettre une telle possibilité de sacralisation du temporel jusque dans ses formes ultimes. C'est l'effort même que requiert toute société théocentrique pour être comprise de la nôtre, qui ne se pense elle-même qu'en fonction de l'expulsion du sacré.

Dans un autre ordre d'idée, comment expliquer ce fait, attesté par les vieilles chartes : que l'Ordre ait eu capacité pour recevoir l'hommage de gens du menu peuple, paysans, ouvriers ou artisans, qui, partout où ils en avaient la liberté, se liaient à lui par cet acte solennel, à la fois religieux et civil, qui faisait d'eux ses « homme » (67)? Mais si l'on conçoit la Chrétienté comme une image réelle et une « espérance » de la civitas Dei, et le Temple dans son sens le plus universel de cœur et de centre de celle-ci, la contenant en Esprit plutôt que contenu par elle, les gardiens du Temple deviennent normalement ceux de l'Ordre divin total sur la terre, auquel tous les domaines de l'existence sont appelés à s'intégrer. L'histoire témoigne elle-même que c'est ben ainsi que l'a compris le Moyen-Age, dont c'est l'honneur et la grandeur d'avoir toujours vu, selon les paroles de saint Augustin, « les deux cités, celle de la terre et celle du ciel, mêlées et confondues momentanément dans le siècle ».

Ces quelques traits font soupçonner la place de l'Ordre du Temple dans la hiérarchie réelle de la Chrétienté. René Guénon dit à ce propos que l'Ordre était, « par son double caractère religieux et guerrier, une sorte de trait d'union entre le spirituel et le temporel, si même ce double caractère ne doit pas être interprété comme le signe d'une relation plus directe avec la source commune des deux pouvoirs (68 ) ».
A la vérité, si le mandat du Temple ne leur avait pas été imposé, s'il n'avait pas bénéficié auprès d'eux de titres et d'une protection devant lesquels ils ne pouvaient que s'incliner, on peut dire sans crainte de démenti qu'il n'eût pas survécu longtemps comme tel à ceux qui présidèrent à son établissement en Europe, et qu'il eût, à tout le moins, été rapidement confiné à la garde des frontières de Palestine (69).
Il suffit de considérer la division du pouvoir temporel de fait, les conflits d'intérêts qui opposaient les princes les uns aux autres ou à la papauté, les empiétements réciproques incessants des deux pouvoirs, pour comprendre qu'une institution placée entre eux comme un trait d'union devait, pour être cela, être plus que cela.

67 V. E. Boutaric, La France sous Philippe le Bel, Paris, 1861, p. 127. Cet hommage tendait, moyennant un faible cens annuel, à obtenir la protection de l'Ordre tant au temporel qu'au spirituel: pro commodo et utilitate sua, ut ei videbatur, et ad vitanda futura pericula.
68 René Guénon, Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, op. cit., p. 82. C'est très précisément la destruction de l'Ordre du Temple qui marque, selon cet auteur, le « point de rupture du monde occidental avec sa propre tradition ».
69 L'établissement de l'Ordre en Europe, en dehors du Languedoc et des marches de Portugal et d'Espagne, date de l'Assemblée générale tenue en 1147 sous la présidence de Louis VII et d'Eugène III. Il marque son accession à la plénitude de son rôle sacré. La rapidité avec laquelle s'élevèrent dans toute la Chrétienté ses églises et ses commanderies suffit à montrer que ce rôle n'était pas incompris.


Or ne voit-on pas l'Ordre, non seulement subsister mais s'accroître et s'étendre pendant près de deux siècles dans le consensus général, malgré les barrières politiques et le divorce sans cesse plus profond de la Papauté et de l'Empire, lui dont la seule existence était, pour chacun d'eux, le rappel permanent de ses limites ?
La vérité est que la source de l'autorité du Temple étant, comme sa fonction et son but mêmes, ésotérique, échappait comme telle à leur compétence et à leur portée. S'il devait se soumettre aux pouvoirs établis dans ce qui relevait de leur juridiction propre, il s'imposait à eux par la seule transcendance de son propre mandat, sous le double aspect d'une obligation sacrée et d'une source de grâce. Sans doute l'harmonie et l'équilibre étaient-ils, de part et d'autre, difficiles, et cela d'autant plus que les limites de juridiction n'étaient pas toujours aisées à reconnaître, ou à avouer.
Et si l'on fait entrer en compte la faiblesse des hommes, on ne peut guère, en considérant l'apogée spirituelle de ce que l'on a appelé le « grand siècle » de la Chrétienté médiévale, et qui correspond en fait assez étroitement à la période d'existence de l'Ordre du Temple, s'empêcher d'admettre le caractère surnaturel de cet équilibre et de ce pacte plus profond que toutes les oppositions, de sa force, de sa durée et de ses fruits. Nous ne voulons pas dire que l'Ordre en ait eu le seul mérite, si l'on peut employer ce terme dans un domaine strictement providentiel ; il l'a en fait largement partagé avec les élites de toute appartenance, et avant tout avec les autres ordres religieux et chevaleresques et les confréries initiatiques artisanales auxquels il était étroitement lié (70). Mais pour mesurer le rôle qu'il joua et le vide que laissa son absence, il suffit de constater l'abaissement des deux pouvoirs qui accompagna et suivit sa destruction, et la décadence irrémédiable que connut dès lors le monde chrétien. Si les événements de 1307 à 1314 ont une telle figure d'attentat, c'est qu'elle est celle même du sacrilège.
Clément V se n'y est pas trompé, qui n'osa pas condamner cet Ordre que le dernier Grand Maître avait, au prix de sa vie, attesté « saint et pur », mais seulement l'abolir per viam provisionis et ordinationis apostolicae, sans prendre le risque de s'en remettre au Concile. L'iniquité témoigne ici, par sa profondeur même, en faveur du « mystère de Justice » qu'elle n'a pu atteindre que par un crime, et parce que l'Occident avait cessé d'en être digne (71).

70 Il avait notamment des liens spéciaux avec l'Ordre de Cîteaux, stipulés par Saint Bernard dans la Constitution de 1128. Les Templiers se reconnaissaient « frères et compagnons » des Cisterciens et leur devaient assistance et protection.
71 L'expression est de Charles V, parlant de la couronne de France. Elle s'applique éminemment à une institution qui, dans la hiérarchie traditionnelle, se situait au-dessus du pouvoir royal, et qui réalisa sans doute, en Occident, la plus haute approximation historique de la « royauté de Justice » de MelkiTsedeq.
On dispute encore sur la culpabilité ou la non-culpabilité de l'Ordre. Il est probable qu'en raison du nombre de ses adhérents et de la multiplicité de ses activités secondaires, en raison aussi, et surtout peut-être, des changements de fait ou de mentalité survenus dans le siècle, il nécessitait à la fois une réforme et une réadaptation. Mais c'est là une autre question. Nous nous contenterons de citer la constatation de H. de Curzon: « La Règle, il est vrai, ne prouve qu'une chose c'est que l'Ordre du Temple était régi jusqu'à son dernier jour par les lois irréprochables, vraiment monastiques et même fort sévères » (op. cit., introd. p. XIII), et celle exprimée dans La fin du Moyen-Age, par Henri Pirenne, Augustin Renaudet, Édouard Perroy et Marcel Handelsman (col. Histoire générale des Peuples et des Civilisations, Presses Universitaires, Paris, 1931, p. 52, n. 1): « Les écrivains gallicans, pour glorifier Philippe le Bel, et ceux de l'Église, pour disculper Clément V, ont longtemps obscurci l'histoire de cette période. L'innocence des Templiers est aujourd'hui prouvée. »



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Message par Ligeia Mar 14 Juil - 12:49

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Chapitre VI : Le Temple et l'Islam



Le rôle du Temple en Europe, on l'aura sans doute reconnu, ne se conçoit que comme une extension et un achèvement de son rôle oriental de gardien de la « Terre Sainte », et cela montre encore que ses fonctions militaires n'étaient pour lui que l'aspect extérieur et le symbole de la véritable Guerre Sainte, dont la fin est la Paix dans tous les ordres, mais d'abord dans l'ordre spirituel. C'est dans cette perspective que l'on doit se placer si l'on veut juger exactement son attitude à l'égard de l'Islam, dont l'ambiguïté apparente n'est autre que celle d'un trait d'union qui dut se maintenir jusqu'au sein de la guerre. On doit d'ailleurs se souvenir que les deux populations chrétienne et musulmane d'Asie vivaient dans la meilleure intelligence, comme d'ailleurs celles d'Espagne et de Sicile, et entretenaient d'étroites relations dont on trouve la trace dans la création d'une monnaie commune, de même titre que le dinar et portant à la fois des devises latines et coraniques, dans les alliances, les mariages, les traités commerciaux, les permis de chasse que se délivraient réciproquement les chefs des deux camps, etc. (72).

Que les Templiers aient joué un rôle important dans cette entente, on peut le voir d'après l'anecdote suivante, tirée de la chronique de l'Erachs, où parle l'émir Ousâma, ambassadeur du vizir de Damas: « Lorsque je visitais Jérusalem, dit cet auteur, j'entrai dans la mosquée Al-Aqsâ qu'occupaient mes amis les Templiers. A côté se trouvait une petite mosquée que les Francs avaient convertie en église. Les Templiers m'assignèrent cette petite mosquée pour y faire mes prières. Un jour j'y entrai, je glorifiai Allâh. J'étais plongé dans la prière lorsqu'un Franc bondit sur moi, me saisit et me tourna le visage vers l'Est en me disant: « voici comment l'on prie! »
Une troupe de Templiers se précipita sur lui, se saisit de lui et l'expulsa. Puis ils s'excusèrent auprès de moi et me dirent: "C'est un étranger qui vient d'arriver du pays des Francs; il n'a jamais vu quelqu'un prier sans être tourné vers l'Est (73). »

72 V. par exemple A. Luchaire, Innocent III, t. II, Hachette, Paris, 1907; E. Rey, Les colonies franques de Syrie aux XIIe et XIIe siècle, Paris, 1883. V. aussi les Extraits des historiens arabes des Croisades de Reinaud et l"Histoire des Croisades de Michaud, Paris, 1811-1822. Plus récemment J. Richard, Le Royaume latin de Palestine, Presses Universitaires, Paris, 1954.
73 René Grousset, qui cite ce passage dans son Épopée des Croisades (Plon, Paris, 1939), ajoute: « Les rapports entre émirs et chevaliers étaient si confiants qu'une seigneur franc proposa de prendre chez lui le fils d'Ousâma pour l'élever dans la 'science de la Chevalerie'. »


« En Orient, dit E. Rey, les grands maîtres étaient de véritables princes indépendants, ayant leurs officiers, leurs forteresses et leurs armées particulières (74). » Ils parlaient fréquemment l'arabe, et comptaient dans leurs troupes et parmi leurs commensaux de nombreux musulmans (75). Cette indépendance les mettait en situation, non seulement de traiter de leur chef avec les émirs, mais encore de servir habituellement d'arbitres dans les traités que ceux-ci passaient avec les latins, les Musulmans exigeant leur garantie « parce qu'ils les considéraient comme hommes purs, incapables de faillir à leur parole (76) ».
Dans plus d'un cas, on voit les Grands Maîtres liés d'amitié personnelle avec les sultans, tel Guillaume de Sonnac avec le sultan du Caire, au temps de saint Louis: « Pour telle contenance et pour plusieurs autres les crestiens de Syrie estoient en soupçon que le mestre du Temple ne feust leur contraire. Mais les Templiers disoient que telle amour monstroit-il et telle honneur lui portoit por tenir la terre des crestiens en pais et qu'elle ne feust guerroiée du Soudan ne des Sarrasins (77). »

Qu'il se fût agi d'autre chose que la paix au sens ordinaire, on peut s'en rendre compte à travers l'accusation portée contre eux d'avoir conclu des pactes secrets (pactiones secretas) avec les Musulmans, notamment d'avoir obtenu, moyennant l'introduction d' « erreurs » dans leur Règle, leur appui matériel et leur « recommandation ». Imputation apparemment absurde, mais qui ne fait que défigurer un fait réel, à savoir l'existence de fondements doctrinaux à cette attitude délibérément pacifique. On en a la preuve la plus éloquente dans la résolution que prirent de nombreux Templiers d'Espagne, au début des persécutions, et retenue au procès comme l'un des signes de « connivence », de « passer tout entiers aux Sarrasins » (se transtulerunt omnino), alors qu'il leur était possible d'entrer dans d'autres ordres (78 ).

74 E. Rey, op. cit.
75 Le Grand Maître était notamment assisté réglementairement d'un « écrivain sarrazinois » et d'un turcople. Cf. Règle, op. cit., p. XVII.
76 Aboul-Faradj, Chronicum Ecclesiasticum, J.-B. Abeloos et T. J. Lamy, Lovanii, excud. C. Preters, 1872-1877, p.360.
77 Grandes Chroniques de France, pub. par J. Viard, Champion, Paris, 1932, t. VII, p. 135. Dans l'exemple cité cette amitié va jusqu'au lien rituel consacré par le mélange des sangs. Autre exemple, qui montre, sinon de l'amitié, du moins une considération exceptionnelle: en 1291, lors de la prise d'Acre, le sultan Malik el-Asraf annonce le prochain assaut au Grand Maître, Guillaume de Beaujeu, dans les termes suivants: « ... A vous, le Maître, noble Maître du Temple, salut et notre bonne volonté. Parce que vous avez été homme véritable, nous vous mandons lettres de notre volonté… » M. Melville, op. cit., p. 240.
78 Cf. G. Lizerand, op. cit., p. 122.


Il va sans dire que les relations du Temple avec l'Islam étaient avant tout d'ordre initiatique. « Dans les pays d'Orient, dit à ce propos Armand Bédarride, (les Templiers) armaient chevaliers des catholiques grecs, hostiles à la papauté, et même, chose plus extraordinaire, des Musulmans appartenant à certaines sectes ésotériques pourvues d'une initiation analogue à la leur (79)... » Tel fut le cas de Saladin lui-même à qui, d'après l'Ordène de Chevalerie, poème du début du XIIIe siècle, l'Ordre fut donné par Hugues de Tabarie en 1187. Tel fut aussi celui de son frère Malik el-Adîl, que Richard Coeur de Lion arma chevalier en 1192. Malik el-Adîl était celui-là même qui, en pleine bataille, avait envoyé deux chevaux à Richard démonté, « parce qu'il n'est pas convenable qu'un roi combatte à pied », et auquel ce dernier, sans l'opposition de Rome, aurait donné sa sœur en mariage, avec le projet de réaliser un condominium chrétien-musulman sur Jérusalem.

Parmi les ordres musulmans avec lesquels le Temple contracta ces liens de fraternité spirituelle, l'histoire a gardé surtout le souvenir de celui des Assassins. Celuici était une branche ismaélienne du Shiisme des Indes, très fermée et fortement hiérarchisée, que l'on appelait en Orient les Batinyiah (les « intérieurs » ou ésotériques). Fondée une cinquantaine d'années avant lui, elle s'était établie en Perse en 1090 pour s'étendre rapidement jusqu'en Irak et en Syrie.
On a signalé à plusieurs reprises les étonnantes ressemblances des deux ordres: tous deux étaient à la fois initiatiques et militaires; tous deux portaient le titre de "gardiens de la Terre Sainte" (le mot "assassin", que l'on a voulu faire dériver de haschichin, est beaucoup plus probablement une transcription du pluriel de l'arabe assas, gardien; on le trouve au XIIIe siècle sous la forme assasi), et le Jihâd des Assassins avait la même signification que la guerre sainte du Temple, si les méthodes différaient. Ils jouaient auprès des pouvoirs constitués le même rôle de surveillance et de conseil. Leur hiérarchie, double dans les deux cas (extérieure et secrète), présentait des caractères communs, et leurs couleurs emblématiques, blanche et rouge, étaient les mêmes.
Dès la fondation du Temple en 1118, alors que celui-ci ne comptait encore que neuf membres, on constate son alliance avec les Assassins, alliance qui ne devait pas se démentir jusqu'à la disparition de ces derniers au début du XVIe siècle. Les Templiers, moyennant un tribut symbolique, avaient autorisé leurs confrères musulmans à se fortifier dans le Liban, ce qui est assez significatif si l'on se souvient du principe médiéval de la justitia terre concernant l'immunité de toute terre chrétienne, correspondant d'ailleurs à un principe identique visant la terre musulmane (80).

79 Bédarride, Le livre d'instruction du Chevalier Kadosh, Gloton, Paris, p. 15.
80 Sur les Assassins, v. J. de Hammer, Histoire de l'Ordre des Assassins, trad. Hellert et de la Nonais, Paris, 1833; Defrémery, Documents sur l'histoire des Ismaëliens ou Batîniens de la Perse, plus connus sous le nom d'Assassins, in Journal Asiatique, février-mars 1860; St. Guyard, Un Grand Maître des Assassins au temps de Saladin, Imp. Nat., Paris, 1877; Encyclopédie de l'Islam, Leyden-Paris, 1908, s. v. Assassins. Sur les doctrines ismaëliennes, v. les ouvrages d'Henry Corbin déjà cités, auxquels on peut joindre le Livre du Glorieux, in Eranos Jahbrich (band XVII), Rhein-Verlag, Zürich, 1950, et ceux de W. Ivanow, notamment, sur la hiérarchie ésotérique dans l'Ismaëlisme d'Alamût, On the Recognition of the Imâm, Bombay, 1947.


L'histoire et la doctrine de cet Ordre, défigurées par ce qu'Henry Corbin appelle les « romans des historiens anti-ismaéliens », sont beaucoup mieux connues grâce aux travaux récents. Nous nous bornerons à signaler ici que l'eschatologie ismaélienne de l'Imâm invisible, hypostase permanente du Verbe, est substantiellement identique à celle de l'Empire universel dans l'ésotérisme médiéval de tradition templière, et qu'il en est de même de la notion du Temple spirituel, comme en témoigne ce passage du Diwân de Nasir-e Khosraw que cite Henry Corbin: « La signification apparente (exotérique, zâhir) de la prière, c'est adorer Dieu avec des postures du corps, en orientant son soprs vers la qibla des corps, laquelle est la Kaaba, le Temple du Dieu Très-Haut sis à la Mekke. L'exégèse spirituelle du sens ésotérique (ta'wîl-e bâtin) de la Prière, c'est adorer Dieu avec son âme pensante, en s'orientant, pour la recherche de la gnose du Livre et de la Religion positive, vers la qibla des esprits, laquelle est le Temple de Dieu, ce Temple en qui est renfermé la Gnose divine, je veux dire l'Imâm en Vérité, - sur lui soit le salut. (81) »
On a noté plus haut, d'autre part, l'assimilation, dans le même texte, de la Quête de l'Imâm à la Quête de la Pierre de la Kaaba céleste, l'un de ceux dont s'est autorisé Henry Corbin pour conclure: « Je crois que l'on peut dire que la « quête de l'Imâm » représentait pour un Ismaélien ce que la « quête du Graal » représentait pour nos chevaliers mystiques et nos ménestrels (82). »

L'Ordre des Assassins, malgré ses caractéristiques spéciales, n'était d'ailleurs pas un fait isolé en Islam à cette époque, et des institutions chevaleresques existaient chez les Musulmans d'Orient et d'Espagne bien avant l'apparition de la Chevalerie en Europe.
Nous nous référerons d'abord, à ce sujet, à l'étude de Hammer-Purgstall, intitulée Sur la Chevalerie des Arabes antérieure à celle de l'Europe et sur l'influence de la première sur la seconde (83). Hammer étudie d'abord la signification exacte du mot arabe ghaloub, passé dans la langue provençale sous la forme galaubia: « espèce d'exaltation qui porte un homme à rechercher la gloire dans le combat, bravoure des armes. En arabe, selon Hammer, ghâleb doit se traduire, non par « vainqueur », mais par « celui qui prévaut ». C'est une des désignations d'Alî, de même que le mot fatâ, chevalier, héros, selon le hadîth:
« Il n'est point d'épée que Dhû-l-Faqâr (surnom de l'épée d'Alî) et point de fatâ qu'Alî. »
Le substantif futouwwat se traduit par chevalerie, libéralité, générosité, mais le sens de base, qui semble avoir échappé à Hammer, est celui d' « abnégation ». La futouwwat est une institution de chevalerie, et le fatâ est le grade de chevalier, « conféré, non par les princes, mais par les sheiks » (maîtres spirituels, chefs d'organisations initiatiques).

81 Henry Crobin, Études préliminaire, op. cit., p. 144.
82 Ibid., p. 30.
83 Journal Asiatique, janvier 1849.


Hammer ajoute :
« Le calife de Bagdad Nassir lî dîni-Llâh, dont le règne de quarante-cinq ans embrasse la période de 1180 jusqu'à 1225 de l'ère chrétienne, était l'un des princes les plus romanesques et les plus chevaleresques dont l'histoire orientale fasse mention. L'Histoire d'Abûl Feda et les tablettes chronologiques de Hadj Khalfa font deux fois mention de l'acte de futouwwat, conféré, la première fois, l'an 578 (1182): « Le calife Nassir revêtu du vêtement de la Chevalerie par le Sheik Abdu-l-Djabbar. » Cette cérémonie était accompagnée d'un toast bu dans la Coupe de Chevalerie (ka'su-l-futouwwat). Ce passage, extrêmement important pour l'histoire de la Chevalerie, donne en même temps l'explication la plus naturelle du Graal, ce vase merveilleux confié à la garde des Templiers, auquel ceux-ci n'ont pas manqué d'attacher un sens gnostique, comme les inscriptions arabes de ces vases le prouvent... »

Hammer poursuit: « Le temps qui s'est écoulé entre le mot du Prophète, qui déclarait... son gendre Alî le chevalier par excellence à la bataille d'Ohoud (624) et les ambassades chevaleresques du calife Nassir lî-dîni-Llâh (1210) embrasse six siècles, de sorte que la chevalerie arabe est de quatre siècles plus ancienne que l'européenne... Il est bon de remarquer que le calife Nassir... était contemporain de Saladin, auquel il avait envoyé un diplôme de prince, un an plus tôt qu'il n'avait été reçu lui-même du grade de chevalier par le sheikh Abdul-Djebbar. Or le temps de Saladin, de Richard Cœur de Lion, du duc Léopold d'Autriche et du roi Philippe-Auguste, c'est-à-dire la fin du XIIe siècle, est la plus belle époque de la chevalerie chrétienne. Cette époque, datant de la fondation des Templiers, après la prise de Jérusalem, était à son apogée cent ans après, à la prise d'Acre par les Croisés, et finit avec la perte de cette place et l'évacuation de toute la Syrie en 690 (1291). »

Hammer ajoute enfin: « Comme Alî est la fleur et le prototype des chevaliers arabes, et que Ghâlib, c'est-à-dire celui qui prévaut, est un de ses noms, la liaison qu'il y a entre les idées et les sentiments de chevalerie, attachés par les Provençaux aux différentes formes de galoubié et le nom du premier chevalier de l'Islam, saute aux yeux. »

Citons d'autre part, sur la chevalerie musulmane d'Espagne dont on relève l’existence un siècle avant la fondation du Temple, la note suivante d'Antonio Conde dans son Histoire de la domination des Arabes en Espagne, rapportée par Fauriel: « Ces musulmans rabites ou garde-frontières menaient une vie très austère, se consacraient volontiers à l'exercice perpétuel des armes, et s'obligeaient par vœu à défendre leurs frontières contre les attaques des guerriers chrétiens. C'étaient tous des chevaliers d'élite. Il ne leur était pas permis de fuir; ils devaient combattre intrépidement, et mourir plutôt que d'abandonner leur poste. Il est très probable qu'à l'exemple de ces rabites se formèrent, tant en Espagne que parmi les chrétiens d'Orient, ces ordres militaires si célèbres par leur bravoure et les services qu'ils rendirent au Christianisme. Il y a une grande ressemblance entre les deux institutions (84). »

84 Fauriel, op. cit., t. III, p. 319.

Que doit-on conclure de tout cela? On peut écarter d'abord l'idée d'une imitation de l'extérieur, comme incompatible avec la notion même d'initiation. On ne peut retenir davantage celle d'une filiation directe, pour plusieurs raisons dont la première est l'existence avérée d'un ésotérisme chrétien. La vérité est, selon nous, dans cette conjonction des deux ésotérismes, au sens spirituel et technique du mot, que nous avons essayé de définir plus haut. Seule elle explique l'extraordinaire perméabilité du monde chrétien aux influences islamiques, et la ressemblance paradoxale des institutions chevaleresques de part et d'autre. Il faut, en effet, ne pas perdre de vue que les modes d'expression d'une spiritualité vivante ne s'importent ni ne s'improvisent. Ils supposent des possibilités préexistantes faute desquelles ils n'auraient qu'une existence factice et rapidement caduque. Le rôle d'une tradition fraternelle ne saurait être que d'en provoquer l'actualisation ou régénération. Il est normal et nécessaire qu'elle lui prête pour cela l'aide de ses propres formules; et c'est là ce qui explique que des institutions indiscutablement chrétiennes à tous égards puissent s'affirmer avec des traits apparemment empruntés. Ce rôle, l'Islam l'a très consciemment joué, et l'on peut penser qu'il s'est étendu bien au delà de ses signes visibles. C'est là, en particulier, la pactio secreta véritable du Temple, grâce à laquelle « en cele religion est florie et réssucitée ordre de Chevalerie ».

Tout ceci n'implique pas que l'on doive suivre Hammer quand il fait dériver le Graal de la Coupe de Chevalerie. Leur rapport réel n'est pas celui d'une dérivation, mais d'une analogie: la coupe se rattache en effet, ici, au symbolisme des breuvages initiatiques (85), tandis que la donnée du Graal, complexe en elle-même et par ses origines, qui remontent vraisemblablement à la Tradition primordiale, concerne directement le symbolisme des Centres spirituels; et c'est pourquoi son véritable correspondant islamique est la Pierre noir de la Kaaba.

85 V. à ce sujet la note de M. Michel Vâlsan dans l'ouvrage posthume de René Guénon, Aperçus sur l'ésotérisme chrétien, op. cit., p. 47. Ces breuvages désignent symboliquement les quatre Sciences, qui sont, selon Mohyddîn Ibn Arabî, la « Science des états spirituels » (ilmu-l-ahwâl) à laquelle correspond le « Vin »; la « Science absolue » (al-ilmu-l-mutlaq) à laquelle correspond l' « Eau »; la « Science des lois révélées » (ilmu-ch-charây'î) représentée par le « Lait », et la « Sciences des Normes sapientiales » (ilmu-n-nawâmîs) représentée par le « Miel ». Ces quatre substances, fait remarquer M. Vâlsan, sont celles des quatre sortes de ruisseaux paradisiaques, selon Cor., XLVII, 16- 17. Il s'agit donc là de bien autre chose que d'un « toast » comme le voudrait Hammer.

Il reste d'autres traces d'une influence directe de l'ésotérisme islamique sur les Templiers. Citons pour mémoire les inscriptions arabes figurant sur certains objets d'usage rituel, dont l'authenticité est douteuse. Un indice plus énigmatique est la mention d'une invocation du Nom Allâh dans les dépositions à l'enquête de Carcassonne, - à propos de la prétendue idole devenue fameuse sous le nom de Baphomet -, mention qui se trouve rapportée également dans un témoignage à l'enquête de Florence. Un dignitaire, le précepteur d'Aquitaine, fait allusion à cette occasion à « un ami de Dieu, qui parlait à Dieu quand il voulait, et qui était le protecteur de l'Ordre (86) ».
Quel pouvait être ce Protecteur, à qui était reconnu un si haut degré spirituel? Ce titre même implique une fonction supérieure à celle de la plus haute autorité de l'Ordre, et débordant le cadre de celui-ci. On ne peut s'empêcher de songer ici à ce que, d'après les lamas thibétains, F. Ossendowski rapporte du Roi du Monde, « qui peut parler à Dieu comme je vous parle (87) ». S'agissant de documents d'instruction, donc a priori fort sujets à caution, nous nous abstiendrons de tirer quelque conclusion de ce rapprochement entre une invocation du Nom Allâh et ce mystérieux Protecteur de l'Ordre, encore que des détails de ce genre soient plus probablement déformés qu'entièrement inventés. Il est en tout cas vraisemblable que l'on touche ici de près ay fameux Secret des Templiers.

« Après la destruction de l'Ordre du Temple, dit René Guénon, les initiés à l'ésotérisme chrétien se réorganisèrent, d'accord avec les initiés à l'ésotérisme islamique, pour maintenir, dans la mesure du possible, le lien qui avait été apparemment rompu par cette destruction. » Ce lien fut à nouveau rompu au XVIIe siècle, époque où les derniers Rose-Croix se retirèrent en Orient. René Guénon remarque à ce sujet dans le même passage: « Il serait tout à fait inutile de chercher à déterminer « géographiquement » le lieu de retraite des Rose-Croix; de toutes les assertions qu'on rencontre à ce sujet, la plus vraie est certainement celle d'après laquelle ils se retirèrent au « royaume du Prêtre Jean », celui-ci n'étant autre chose qu'une représentation du Centre spirituel suprême, où sont en effet conservées à l'état latent, jusqu'à la fin du cycle actuel, toutes les formes traditionnelles qui, pour une raison ou pour une autre, ont cessé de se manifester à l'extérieur (88 ). »

C'est cette notion de Centre suprême qui donne à tous ces faits leur véritable portée, comme elle commande l'ensemble du symbolisme du Parzival. C'est là la véritable Terre Sainte de l'ésotérisme médiéval, chrétien, judaïque ou islamique. Ce dernier, en ce qui le concerne, s'y réfère assez souvent, quoique, bien entendu, d'une façon toujours plus ou moins voilée. On l'a vu plus haut à propos de la « Terre céleste ». L'enseignement des Frères de la Pureté (Ikhwân-ç-Çafâ) en offre un autre exemple sous le symbole de la « Ville spirituelle ». Cet ordre, de lignée shiite comme les Assassins, professait ouvertement, comme lui, l'universalité traditionnelle, et, notons-le en passant, faisant une large place aux sciences cosmologiques, en particulier à l'Alchimie (de al-Kîmyâ, la terre noire, substance médiatrice des transmutations, appelée aussi Ilm al-Hadjar, Science de la Pierre, celle-ci étant le Moyen de l'Œuvre, al-Iksîr, Iksîru-l-falâsifa, dont l'Occident a fait « élixir »).

86 Henri Martin, Histoire de France, Paris, 1871, t. IV.
87 Ferdinand Ossendowski, Bêtes, Hommes et Dieux, Plon, Paris, 1953, 2e éd., p. 242.
88 René Guénon, Aperçus sur l'Initiation, op. cit., p. 249.


On trouve encore la mention du Centre suprême chez de grands maîtres du Çufisme comme Mohyddîn Ibn Arabî et Abdul-Karim al-Djili. Le premier y fait allusion dans plusieurs poèmes, et surtout dans la Préface de ses Futûhâtu-l-Mekkiyah, traduites et présentées pour la première fois en français par M. Michel Vâlsan dans son étude intitulée L'investiture du Sheikhu-l-Akbar au Centre Suprême.
Les passages qui nous intéressent ne pouvant que difficilement s'isoler de leur contexte, nous prierons le lecteur de s'y reporter et citerons seulement les lignes suivantes de l'introduction de M. Vâlsan:
« ... Le Sheikh al-Akbar expose sous la forme relativement incantatoire qui caractérise les textes liminaires des écrits islamiques, son accès au Centre Suprême de la Tradition Primordiale et Universelle, qu'il désigne ici plusieurs fois par le terme d'Al Mala'u-l-A'lâ, le « Plérôme Suprême » ou l' « Assemblée Sublime ». Cette Assemblée, située dans une région subtile dont les désignations rappelleront ce que les traditions de l'Asie Centrale disent de l'Agarttha, le Royaume caché du Roi du Monde, est présidée par l'Être mohammédien primordial dont la nature et les attributs, compte tenu des particularités de formulation islamiques, correspondent assez clairement à ceux que René Guénon a indiqué pour la personnification du Manu primordial et que la doctrine chrétienne... présente sous la figure du mystérieux Melki-Tsedeq « qui est sans père, sans mère, sans généalogie, qui n'a ni commencement ni fin de sa vie, mais qui est fait ainsi semblable au Fils de Dieu » et qui « demeure prêtre à perpétuité » (Hébreux, VII, 1-3) (89).

Il y a d'autant moins lieu de s'étonner d'une participation commune consciente du Christianisme et de l'Islam au Mystère prophétique permanent désigné par l'Écriture sous la figure de Melki-Tsedeq, que c'est précisément celui-ci qui investit et bénit Abraham au nom du Dieu Très-Haut, et en lui les trois traditions monothéistes dont il est la racine. L'écriture dit qu'il demeure à perpétuité et son Ordre avec lui. Et c'est parce qu'ils sont membres de cet Ordre, et co-participant à ce qu'Esaïe appelle la "substance des mystères", qu'on a pu voir l'Islam et le Christianisme, l'un donner et l'autre recevoir cette assistance secrète qui a permis au Graal, c'est-à-dire à cette substance même cachée au cœur de toute tradition authentique et intacte, de refleurir un moment à découvert en Occident. Que l'Ordre du Graal ne fût rien d'autre qu'une expression de l'Ordre même de Melki-Tsedeq ou Roi du Monde, la seule mention du Prêtre Jean dans le Parzival suffit à l'attester, et l'on sait que, selon le Titurel, c'est auprès du Prêtre Jean que le Graal trouvera un refuge qui n'est en fait qu'un rapatriement (90).

89 Michel Vâlsan, L'investiture du Sheikh el-Akbar au Centre suprême, in Études Traditionnelles, 1953, n° 311.
90 Nous ne traiterons pas plus à fond ici la question du Prêtre Jean, qui sortirait du cadre de ce travail et mérite une étude spéciale. Précisons seulement que l'on ne doit pas voir dans ce souverain, à la fois roi et prêtre, le Roi du Monde lui-même, mais l'un de ses représentants, et ce que René Guénon appelle le Chef de la « couverture extérieure » du Centre suprême. A l'époque qui nous occupe, et jusqu'à l'avènement de Gengis Khan et de ses successeurs, qui semblent avoir assumé dès lors certaines de ses fonctions temporelles, cette haute fonction traditionnelle prenait appui sur l'Église nestorienne, qui, durant cinq siècles, étendit son autorité sur la majeure partie de l'Asie, de la Perse jusqu'à la Chine. L'inscription de l'admirable stèle de Si-ngan-Fou, à laquelle nous avons déjà fait allusion, témoigne de rapports directs des Nestoriens avec la Contrée suprême, la mystérieuse Ts'in ou Syrie primordiale, et c'est vraisemblablement pourquoi le Nestorianisme était connu en Asie sous le nom de "religion lumineuse" (cf. F. Nau, op. cit.). Or la notion de cette "Syrie" symbolique revient à plusieurs reprises dans les écrits des Fidèles d'Amour, et de Dante en particulier. D'autre part, on constate que la croix à huit pointes du Temple et de l'Hôpital, et celle qui figure dans les armes du Languedoc, dont la réplique exacte de croix nestoriennes relevées sur des pierres tombales en Asie centrale. Les Nestoriens, qui s'appelaient eux-mêmes Chaldéens et disaient que Nestorius avait professé leur doctrine, et non l'inverse, eurent une part importante dans l'essor intellectuel islamique en ProcheOrient, et c'est par eux que les Arabes connurent les Grecs avant de les faire connaître à l'Occident. Depuis le temps du Prophète, que le maître nestorien Sergius Bahira fut le premier à reconnaître, jusqu'à la fin du Califat, les Musulmans leur accordèrent une amitié sans démenti qui allait beaucoup plus loin que la simple tolérance religieuse, et qui ne s'explique que par un accord profond sur le plan ésotérique. Nous en citerons seulement pour preuve ces indications d'Henry Corbin: « Il me paraît important de signaler... une constatation qui illustre les rapports entre mystiques de l'Islam et mystiques chrétiens syriaques, en ce domaine de l'expérience illuminative. Certes, notion et lexique remontent à des origines communes et lointaines, mais il y a plus. Wensinck s'était déjà attaché à montrer les concordances (et les emprunts) entre l'œuvre d'Al Ghazâlî (+ 1111) et celle du grand docteur jacobite Bar-Hebraeus (+ 1286). Or, les allusions auxquelles recourt Suhrawardi dans le prologue de son Epître (Epître de la modulation du Sîmorgh, trad. partielle par H. Corbin, in revue Hermès, 3e série, III, 1939) pour décrire le Sîmorgh mystique, sont précisément reprises, et jusqu'à la concordance littérale, par Bar-Hébraeus dans le prologue du Book of the Dove (trad. Wensinck, Leyden, 1919, pp. 3-4). Il ne s'y agit plus évidemment du Sîmorgh, ni même de la colombe mortelle, messagère de Noé, mais du symbole mystique de l'Esprit-Saint » (Suhrawardi d'Alep, fondateur de la doctrine illuminative, G.-P. Maisonneuve, Paris, 1939, p. 45). 91 Michel Vâlsan, Les derniers hauts grades de l'Écossisme et la Réalisation descendante, in Études Traditionnelles, 1953, n° 309, p.225.


On se demandera peut-être si, en dehors des indices convergents que nous avons relevés dans cette étude Ŕ qui n'a du reste pas la prétention d'être complète Ŕ il existe une certitude positive quant à une volonté consciente d'assistance de la part de l'ésotérisme islamique à l'égard de l'ésotérisme chrétien.
Cette certitude existe en effet, car, comme l'indique M. Michel Vâlsan encore dans son étude sur Les derniers hauts grades de l'écossisme et la réalisation descendante, « dans l'ésotérisme islamique, et selon sa « perspective » propre, il est dit que le Qutb (Pôle ou chef suprême de la hiérarchie initiatique et héritier spirituel du Prophète dont la fonction est représentée en permanence en Islam) accorde son secours providentiel, non seulement aux Musulmans, mais encore aux Chrétiens et aux Juifs... » (91).
Pour montrer d'autre part comment, dans la doctrine de l'ésotérisme islamique, la notion du Pôle s'articule avec celle du Centre suprême, nous citerons cet autre passage de la même étude où l'auteur se réfère encore aux Futûhât al-Mekkiyah de Mohy ed-dîn Ibn Arabî: « D'après le Cheikh al-Akbar (Futûhât, ch. 73), le Pôle islamique et ses Imâms ne sont que des représentants de certains prophètes vivants qui constituent la hiérarchie fondamentale et perpétuelle de la tradition dans notre monde.
Cette correspondance est indiquée selon une configuration spéciale de la hiérarchie supérieure islamique, dans laquelle le Pôle et les deux Imâms sont comptés dans le quaternaire des Awtâd, les Piliers, fonctions sur lesquelles repose l'Islam et dont les positions symboliques sont aux quatre points cardinaux.
Ces Awtâd sont les « vicaires » (nuwwâb, sing. naïb) des quatre prophètes que la tradition islamique générale reconnaît comme n'ayant pas été atteints par la mort corporelle: Idrîs (Hénoch), Ilyâs (Élie), Aïssa (Jésus) et Khidr. Les trois premiers sont proprement des rusul, c'est-à-dire des « législateurs », mais qui n'ont plus le rôle de formuler quelque loi nouvelle du fait que le cycle légiférant est fermé avec la révélation mohammédienne. Le quatrième, Khidr, au sujet duquel il y a communément divergence quant à savoir s'il est un « prophète » (nabî) ou un saint (walî), correspondant, d'après le Cheikh al-Akbar, à une fonction de Prophétie générale qui, par définition normale du reste, ne comporte pas d'attribut légiférant. Ces êtres, ou plutôt ces fonctions, sont les Piliers (al-Awtâd) de la Tradition Pure (as-Dînu-l-Hanîfî) qui évidemment la Tradition primordiale et universelle avec laquelle l'Islam s'identifie en son essence. Il faut ajouter que si ces fonctions primordiales sont désignées ainsi par des Prophètes qui ne sont apparus que dans le cours du cycle humain actuel, ce n'est là, chez le Cheikh al-Akbar, qu'une façon d'appuyer, par des faits reconnus par la tradition islamique en général, l'affirmation de l'existence d'un Centre suprême hors de la forme particulière de l'Islam et au-dessus du centre spirituel islamique (92). »

Ces indications sont propres, croyons-nous, à achever de situer le rôle providentiel de l'Islam à l'égard du Christianisme dans sa véritable perspective. S'il était besoin d'autres preuves de ce rôle nous rappellerons les voyages en terre islamique (Syrie, Arabie, Maroc) attribués à Christian Rosenkreutz, le fondateur légendaire des Rose-Croix, héritiers spirituels du Templarisme, voyages où René Guénon, dans un passage déjà cité, voyait précisément la confirmation d'un accord des deux ésotérismes chrétien et islamique en vue d'un rétablissement des organisations initiatiques d'Occident après la destruction de l'Ordre du Temple, et de « maintenir dans la mesure du possible le lien apparemment rompu par cette destruction ».

René Guénon ajoutait:
« Cette collaboration dut se continuer par la suite... Nous irons même plus loin: les mêmes personnages, qu'ils soient venus du Christianisme ou de l'Islamisme, ont pu, s'ils ont vécu en Orient et en Occident (et les allusions constantes à leurs voyages, tout symbolisme à part, donnent à penser que ce dut être le cas de beaucoup d'entre eux), être à la fois Rose-Croix et Sûfis (ou mutaçawwifûn des degrés supérieurs), l'état spirituel qu'ils avaient atteint impliquant qu'ils étaient au delà des différences qui existent entre les formes extérieures et qui n'affectent en rien l'unité essentielle et fondamentale de la doctrine traditionnelle (93). »

92 Ibid., n° 308, pp. 166-167.
93 René Guénon, Aperçus sur l'Initiation, op. cit., pp. 252-253.


Bien que René Guénon, en écrivant ces lignes, n'ait sans doute pas pensé à Gahmuret et à Feirefiz, ne semble-t-il pas qu'il s'agisse là d'une explication, sous son aspect le plus précis, de leur ambiguïté spirituelle, et la traduction en clair d'un des thèmes principaux du Parzival ? On a pu voir que ce thème, qui se rapporte à la constitution profonde de l'Ordre traditionnel universel, ne relève pas de la fiction, mais de réalités spirituelles qui s'expriment dans une doctrine inspirée directement d'un enseignement sacré, et transmise par des maîtres dont la connaissance de ces choses ne saurait pas plus être mise en doute que la sainteté.
On a pu voir aussi que l'assistance que peuvent se prêter à un moment quelconque telles formes traditionnelles particulières n'implique aucune supériorité essentielle de l'une sur l'autre; qu'elle n'est nullement le fait d'individus ou de groupes isolés ou sans mandat, et ne relève enfin d'aucun dessein proprement humain de compétition religieuse ou politique. Il s'agit ici du mystère permanent de la Présence divine (Shekinah), de son instance dans l'homme et dans le monde, sans laquelle le monde s'évanouirait, et des modes de son actualité providentielle à tel moment de l'histoire, selon que les hommes et les nations s'en approchent ou s'en éloignent; selon, aussi, que certaines déficiences cycliques, non forcément accidentelles, peuvent amener tels éléments de l'Ordre total, mieux conservés et plus agissants, à prêter leur aide à tels autres, afin de maintenir sur des bases et avec des formules nouvelles.

Le Graal était et demeure le symbole réel de cette Présence. Pas plus qu'elle, il n'est une fiction.


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Message par Ligeia Sam 25 Juil - 10:57

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Chapitre VII : Coup d’œil sur les autres romans du Graal



Le problème théologique et intellectuel posé par la coexistence et la valeur respective des « trois fois » juive, chrétienne et islamique a été l'un des principaux objets de méditation du monde médiéval. Certains contes comme l'apologue bien connu des Trois anneaux, qi eut une large diffusion, laissent voir en quels termes d'identité il se posait et donnent à entendre que les élites, tout au moins, étaient bien conscientes du fait qu'il n'avait de solution qu'au plan ésotérique (94). Mais pour trouver d'autres exemples d'une audace calculée telle celle du Parzival, sous son symbolisme transparent, il faut attendre Dante et les Fidèles d'Amour, qui n'étaient d'ailleurs que les successeurs d'une même école; encore les audaces de ces derniers concernaient-elles plutôt le « mystère impérial », la question de l'unité traditionnelle, qui lui est nécessairement liée, ayant dû être occultée sous la pression des circonstances créées par l'abolition de l'Ordre du Temple. On se demandera toutefois, si les autres romans du Graal, à défaut de prises de position aussi nettes que chez Wolfram, ne montrent pas de traces d'influences ou de tendances analogues.

Nous avons vu que le Perceval de Chrétien de Troyes, bien que procédant certainement de la même source que le Parzival, d'après son analyse même aussi bien que d'après les affirmations de Wolfram, n'offre, au moins apparemment, aucun indice de ce genre, et nous avons estimé pouvoir conclure que c'était là, sans doute, l'un des principaux griefs de ce dernier. Nous avons toutefois relevé chez Chrétien la trace d'une doctrine d'invocation des Noms divins, laquelle, pour autant qu'elle ait existé dans l'ésotérisme chrétien, ne peut être que d'origine judaïque ou islamique.

94 V. Ce conte, sous ses différentes versions, dans Gaston Paris, La poésie au Moyen-Age, Hachette, Paris, 1906, t. II. Dans celle qui paraît la plus ancienne, la question de la valeur respective des religions est posée par le roi Pierre d'Aragon (1095-1104) à un Juif, qui se tire de la difficulté en contant l'histoire d'un père léguant à ses deux fils deux pierre également précieuses, et qui conclut : « Envoie, ô Roi, un messager au Père qui est aux Ceux ; c'est Lui qui est le grand Joaillier et il saura indiquer la différence des pierres. »
Dans le Novellino (fin du XIIIè siècle), un Juif également est mis à l'épreuve sur le même sujet par Saladin, et lui répond par la parabole des Trois Anneaux : « Chacun (des fils) croyait avoir le bon, et personne n'en savait la vérité, si ce n'est leur père. Ainsi en est-il des Fois, Messire ; les Fois sont trois : le Père, qui les a données, connaît la meilleure, et des fils, c'est-à-dire nous, chacun croit qu'il a la bonne. »
Dans le Décaméron de Boccace, histoire identique. Mais ici le Juif s'appelle Melki-Tsedeq... Boccace, on le sait, était Fidèle d'Amour.


Ce fait ne ferait que confirmer, s'il en était besoin, la véracité de Wolfram quant à l'existence d'une tradition provençale du Graal, d'origine orientale et de filiation islamique, dont Chrétien aurait été publiquement le premier interprète, sinon le plus fidèle. Les attaches des comtes de Flandre avec les Croisades peuvent plaider dans le même sens.

Quant à l'Estoire dou Graal de Robert de Boron, elle semble se référer à une tradition purement chrétienne, dont on a voulu voir des jalons dans des textes comme l'Évangile de Nicodème et la Gemma animae d'Honorius d'Augsbourg. Mais le premier n'offre qu'une partie de la légende de Joseph d'Arimathie, et le second qu'une similitude d'interprétation du symbolisme de la messe; on n'y trouve pas d'allusion à la légende proprement dite du Saint Vaisseau. Pourquoi celle-ci ne se manifeste-t-elle qu'à la fin du XIIe siècle, alors que les reliques de Joseph étaient vénérées depuis plusieurs siècles à Moyen-Moûtier, puis à Glastonbury?
On peut dire, certes, qu'il y avait là, pour les « grands clercs » qui ont déposé les « grands secrets » du Saint-Graal dans le « grand livre » dont Robert se dit tributaire, un moment d'opportunité spirituelle qui, comme pour l'œuvre de Chrétien et à sa suite, commandait cette manifestation. Mais il y a lieu de penser que, si ce moment n'est pas apparu plus tôt, c'est qu'il est dû à un concours précis de circonstances favorables en tête desquelles il faut placer, d'une part la reviviscence celtique du XIe siècle que l'on a appelée le Néo-Druidisme, d'autre part et surtout les contacts pris avec l'Orient à l'occasion des Croisades. Notons à ce propos que Gautier de Montbéliard, patron de Robert, se croisa en 1199, et que, d'après Hélie de Boron, son parent auteur d'un épilogue du Tristan de Luce de Gast, la famille de Boron était alliée à celle des Barres, qui comptait des membres ayant commandé en Orient et même un Grand Maître du Temple.

Parmi les œuvres postérieures, nous avons vu que seul le Nouveau Titurel d'Albrecht, écrit vers 1270, et où se trouve d'ailleurs inséré le fragment épique du Titurel de Wolfram lui-même, offre des rapports évidents avec le Parzival dont il se présente comme un complément et une continuation. Albrecht reprend l'histoire des ascendants de Parzival, notamment de Titurel et Gahmuret. Il expose comment, après avoir fixé la résidence du Graal aux confins nord-est de l'Espagne, Dieu le transporte finalement, et en raison de l'accroissement du péché sur la terre, dans l'Inde, non loin du Paradis terrestre, où il est confié à la garde du Prêtre Jean lui-même. Le Temple du Graal en Espagne, construit sur les plans de Dieu lui-même et « disposé comme le Palais majestueux que le Prêtre Jean avait élevé dans l'Inde sur l'ordre du Ciel », était une construction merveilleuse, bâtie sur le même type circulaire, ternaire et rayonnant que les sanctuaires de l'Ordre du Temple, consacrée comme celui-ci au Saint-Esprit, et gardée par des « Templistes » (95). Il s'agit donc bien d'une œuvre de la même école, avec des développements que le Parzival ne faisait qu'amorcer.

95 Cf. Oswald van den Berghe, Le Temple du Graal, in Annales Archéologiques, t. XVII, juillet 1857, pp. 216 à 226.

Le Nouveau Titurel présente avec tous les autres textes des deuxième et troisième époques un contraste aussi frappant que le Parzival avec ceux de Chrétien et de Robert, dont ils dérivent. On relève toutefois dans les œuvres en prose rattachées au cycle dit de Map certains indices intéressants pour notre propos: l'un d'eux est l'écu blanc à croix vermeille donné par Joseph d'Arimathie à Evalach, roi de Sarras, baptisé sous le nom de Mordain et ancêtre de Galaad. Cet écu, qui attendra quatre cents an l'élu qui doit s'en armer pour achever la Quête, avait procuré à Evalach en péril le secours de Dieu sous espèces d'un chevalier blanc porteur, lui aussi, d'un écu blanc à croix vermeille, qui fut l'artisan de sa victoire, puis de son baptême et enfin de la consécration de Sarras comme Cité du Graal.
Si l’on se souvient que la croix vermeille avait été imposée en 1146 par le pape Eugène III, disciple de Saint Bernard, sur le manteau blanc des Templiers comme un privilège exclusif de l'Ordre, on pourra voir là une allusion assez nette à ce dernier - en se souvenant que la symbolique médiévale ne tenait pas compte du temps -, ce qui concorderait avec les influences cisterciennes reconnues à la Queste du Graal, et avec les liens étroits qui unissaient notoirement les deux ordres de Cîteaux et du Temple.

Un autre indice est la ville de Sarras elle-même, dont l'auteur prend bien soin de dire que c'est d'elle que les Sarrasins sont issus, et non pas de Sarah, femme d'Abraham. Dans cette ville d'Égypte se trouvait le « Palais Espéritueus », depuis des temps très anciens puisque le prophète Daniel, en route vers la captivité, en avait lu le nom écrit en hébreu sur sa porte. C'est là que Joseph d'Arimathie, à son départ de Palestine, vint fonder sa communauté et établir le siège du Graal, et c'est là que devait parvenir plus tard le descendant d'Evalach-Mordrain, Galaad, porté par la nef de Salomon, pour être admis à voir « apertement » le Graal et achever la Queste.
Il y a là une allusion assez claire à un centre spirituel antérieur au Christianisme, avec l'indication, à mots couverts, d'une jonction, sur la terre d'Égypte, des trois ésotérismes judaïque, chrétien et islamique. Cette jonction est confirmée pour les deux premiers par le fait que, dans un autre passage, Galaad, le sceau de la chevalerie, est donné comme la fin du lignage de Salomon, à l'intention de qui le roi-prophète avait fait construire d'avance la nef sacrée, « signifiance de la nouvelle maison » de Dieu. On ne peut s'empêcher d'observer que c'est précisément d'Égypte qu'est originaire la tradition hermétique qui devait, au haut Moyen-Âge, s'incorporer à la fois au Judaïsme, au Christianisme et à l'Islam. L'Hermétisme est mis traditionnellement en rapport avec Héliopolis, la ville du Soleil. Or le plus beau temple de Sarras était le Temple du Soleil, et les Sarrasins le « tenaient en grand honneur (96)... ».

96 Hucher, op. cit., t. III, p. 130.

Lorsque nous avons parlé d'un contraste du Parzival et du Titurel avec les autres branches du Graal, il va de soi que nous n'entendions pas minimiser la valeur propre de ces données. Le contraste ne porte pas sur les éléments traditionnels même, mais sur leur utilisation dans le corps de l'œuvre et la lumière où ils sont placés. On ne trouve ici, en effet, aucune des notions capitales qui caractérisent si fortement l'œuvre de Wolfram et celle d'Albrecht: la notion de l'universalité du Graal, celle du lien avec l'Islam et le Prêtre Jean, celle de l'Ordre et de l'Empire du Graal. L'assignation à Sarras de l'origine véritable des Sarrasins n'est pas autrement exploitée si ce n'est dans un sens hostile, et il n'importe guère ici que, cette hostilité soit feinte ou réelle.
Le Graal, d'autre part, y devient si spécifiquement chrétien, malgré la référence à Salomon, que son histoire est donnée comme l'une des trois seules choses que le Christ ait jamais écrites de sa main (les deux autres étant la prière dominicale et les paroles écrites sur la terre à propos de la femme adultère), et la seule qu'il ait écrite après sa résurrection. Mais en outre l'influence de l'Église dans les œuvres secondaires es assez sensible pour qu'un commentateur ait pu dire que la Queste du Graal « faisait tout rentrer dans l'ordre romain » (97). Sans souscrire à cette affirmation, pour autant que l'on entende par « ordre romain », la seule discipline exotérique, on doit reconnaître qu'il y a là une tendance nette, particulièrement apparente dans les versions respectives de l'occultation finale du Graal: chez Wolfram, bien que « caché à tous les yeux », il demeure sur la terre d'Occident; chez Albrecht il se retire auprès du Paradis terrestre, mais reste présent ici-bas; dans la Queste, par contre, il est enlevé au ciel.

Cet aperçu sommaire, que nous avons dû borner aux traits principaux, permet de se rendre compte que, si le mystère du Graal est unique dans son fond spirituel, il a donné lieu à un enseignement assez divers quant aux développements doctrinaux de sa « matière » symbolique. C’est là un fait dans l'interprétation duquel on ne saurait montrer trop de prudence.
Il est pourtant un point qui ne soulève pas de doute, étant de simple constatation: les branches issues de Chrétien et de Robert se sont unies autour du thème du Vase christique pour constituer le puissant courant dont devaient naître, après les oeuvres parallèles d'un anonyme et de Geucher de Denain, celui-ci suivi des continuations de Mannessier et Gerbert de Montreuil, le grand cycle de Lancelot (Lancelot proprement dit, Queste du Graal, Morte Artu) que Dante appelait les ambages regis Arturi pulcherrimae, et enfin le Perlesvaus, tandis que la branche issue de Wolfram, bien que moins féconde, affirmait sa rivalité avec le Titurel d'Albrecht. On reconnaît là deux courants disctincts, ml'un strictement occidental, expression d'une école ou plutôt d'un groupe d'écoles sans doute en rapport avec les Ordres de Saint-Benoît (par Glastonbury notamment) et de Cîteaux, l'autre de filiation orientale et exprimant la doctrine de l'Ordre du Temple. Mais avant d'essayer de pénétrer le sens de cette dualité, il nous faut examiner ce qu'ont représenté, dans la pensée du MoyenÂge, le symbolisme arthurien et la notion de l'Empire.

97 René Nelli, Le Graal dans l'ethnographie, in Lumière du Graal, op. cit., p. 34.


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Pierre Ponsoye : L’Islam et le Graal Empty Chapitre VIII - La rencontre celtique

Message par Ligeia Jeu 30 Juil - 17:11

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Chapitre VIII - La rencontre celtique



L'une des preuves incomparables de la haute intellectualité des romans du Graal est la conjonction parfaite des deux thèmes sur lesquels ils reposent. Sur le thème primitif d'Arthur et de la Table Ronde, celui du Graal, jusqu'alors ignoré ou tu, est venu en effet s'imposer, non pas tant comme une suite que comme une révélation nouvelle. « Les premiers introducteurs des traditions bardiques et du cycle d'Arthur en France, dit l'historien Henri Martin, Geoffroy de Monmouth, Wace, l'auteur, quel qu'il soit, de la Vie de Merlin, en vers latins, l'auteur ou les auteurs des fragments du Tristan en vers français, et même Chrétien de Troyes dans le Chevalier au Lion et le Chevalier à la Charette, n'avaient pas dit un mot de la légende (du Graal). Elle paraît être arrivée parmi les clercs et les trouvères de la cour de Henri II quelques années après la rédaction du Brut par Wace... A peine la légende est-elle dans les mains des lettrés de la cour anglo-normande, parmi les quels, chose remarquable, figurent plusieurs chevaliers, qu'ils la développent en vastes amplifications, et opèrent, entre elle et le cycle de la Table Ronde, une combinaison qui n'avait jamais eu lieu chez les Gallois (98 ). »
Nous ignorons si cette « combinaison » a été faite effectivement à la cour de Henri II ou si, plutôt, les organisations initiatiques qui en sont responsables n'ont pas trouvé là un lieu favorable à sa mise au jour. Le point important est que, comme le dit ailleurs Henri Martin, le rameau du Graal a été « enté » à un certain moment sur l'arbre vénérable grandi en terre celtique; et, si la soudure entre les deux thèmes est aussi invisible que celle de l'épée de Perceval, au point que le second apparaît comme l'accomplissement, la « mise à chef » du premier, c'est qu'elle répond à une nécessité intime de logique symbolique, et non pas parce que le Graal figurait primitivement dans la finalité apparente de l'empire d'Arthur et de l'institution de la Table Ronde.

Lorsque, vers 1180, le Graal est apparu pour la première fois avec l'ouvrage de Chrétien de Troyes, la grande légende arthurienne était déjà répandue dans tout le monde occidental depuis de nombreuses années, durant lesquelles, se suffisant apparemment à elle-même, elle avait apporté grâce aux troubadours et aux trouvères, une contribution majeure à l'essor de la Chevalerie. Elle n'avait pas fait en cela, que relayer dans leur fonction les Chansons de Geste du cycle de Charlemagne ou les romans antiques (Romans d'Alexandre, Roman de Thèbes, d'Enéas, de Troie, etc.): elle en avait transposé l'objet sur un plan plus strictement légendaire, c'est-à-dire plus intellectuellement lisible et plus directement initiatique.

98 Henri Martin, Histoire de France, op. cit., t. III p. 394.

Ceci est, pensons-nous, le motif réel de l'avènement triomphal de la « matière de Bretagne », et appelle quelques observations.

Contrairement à ce que l'on croit généralement, la tradition celtique n'a pas disparu lors de l'évangélisation de la Gaule et de la Bretagne insulaire. On trouve des traces de son activité, non seulement lors du renouveau celtico-chrétien du XIe siècle que l'on a appelé le Néo-Druidisme, mais jusqu'au XIVe et même au XVe siècle. Les oracles de Merlin, notamment, ont été entendus durant tout le Moyen-Âge, et écoutés, non seulement par le peuple, mais par les princes et même les clercs (tel Orderic Vital, Suger, Alain de Lille), sans opposition de l'Église, qui ne les a prohibés qu'après le Concile de Trente, alors qu'ils ne subsistaient plus que comme de simples superstitions (99).
Les pays celtiques sont les seuls où le Christianisme a été accueilli spontanément et à peu près sans effusion de sang, et il dut à cette synthèse doctrinale, où il n'est pas exagéré de voir une sorte de miracle intellectuel, avec une tradition à forme de Sagesse ou de Connaissance analogue à bien des égards à l'Hindouisme, de conserver son imprégnation ésotérique primitive, beaucoup plus que le Christianisme de juridiction romaine, dont il était indépendant. C'est cette synthèse qui explique en particulier que l'Armorique ait été évangélisée, non par des missionnaires de Rome, mais par le Christianisme celtique, comme faisant partie du domaine traditionnel, c'est-à-dire spirituel, de la Bretagne sacrée.

Pendant plusieurs siècles les deux traditions subsistèrent côte à côte, le Christianisme prenant peu à peu en charge la communauté générale des peuples bretons, tandis que le Druidisme proprement dit se retirait dans un ordre d'activité de plus en plus cachée, de forme principalement érémitique. « A coté de l'enseignement public du clergé (chrétien), dit encore Henri Martin, les bardes ont un enseignement secret, inconciliable, non avec la métaphysique chrétienne, mais avec le Christianisme romain du Moyen-Âge, et avec une grande partie des doctrines accréditées par l'Église, surtout depuis saint Augustin. Ils ont conservé quelque chose des symboles et des rites d'initiation du Druidisme... Là (dans le sanctuaire doctrinal celtique) reposent ces arcanes qui, transmis durant des siècles par la tradition orale, seront, grâce à une heureuse transgression des antiques maximes, livrées à l'écriture au moment où les rites bardiques seront sur le point de disparaître...

99 Cf. le commentaire d'Auguste Le Prévost sur le passage où Orderic Vital rapporte ces prophéties, au livre XII de son Histoire Ecclésiastique, à l'année 1128 : « Les prédictions de Merlin, admises sans discussion, dès qu'elles parurent, furent placées, comme celles des Sybilles, à peu près sur la même ligne que les Livres Saints, soigneusement commentées dès le XIIème siècle et sans cesse citées respectueusement pendant toute la durée du Moyen-Age. » Cités par Hucher, op. cit., t. I, p. 504.

C'est là (dans le Livre des Arcanes, Cyfrinac'h) que la pensée celtique, avant de dépouiller ses formes particulières et périssables, a déposé ce qu'elle contenait d'immortel, son grand système des destinées de l'âme et de la personnalité divine et humaine, ravivé par une flamme d'amour divin allumé au flambeau du Christ (100). »

Les Druides, dans leur grande majorité, s'étaient ralliés à la religion nouvelle, formant notamment ces mystérieux moines Kuldées sur lesquels l'histoire est à peu près muette, mais dont il est du moins certain qu'ils contribuèrent à assurer au Christianisme l'héritage sacré du Celtisme expirant. Que cet héritage ait participé aux « enfances » du Graal, c'est ce que montrent, non seulement la présence d'éléments celtiques purs dans la structure de la légende, mais aussi l'existence antérieure, chez les Bretons, d'une tradition originale de la coupe salutaire, contenant l' « eau de résurrection ». Cette coupe figurait depuis des dizaines de siècles dans le zodiaque de pierre du temple stellaire de Glastonbury, et se retrouve dans les poèmes bardiques. Taliésin notamment, le grand barde du VIe siècle, disait qu'elle "inspire le génie poétique, donne la sagesse, découvre à ses adorateurs la science de l'avenir, les mystères du monde (101) ». « Ses bords, dit encore Taliésin, sont ornés de rangées de perles et de diamants », ce qui, au prix du changement de ses vertus prophétiques en vertus eucharistiques, permet de voir en elle le prototype du vase décrit par Chrétien de Troyes, lequel, comme on le sait, ne reçut que chez les continuateurs de celui-ci sa spécification christique exclusive.

Comment concilier ces faits avec la donnée chrétienne proprement dite et la donnée orientale? Il faut d'abord préciser que, comme le dit Henri Hubert, « les Celtes ne sont pas une race, mais un groupe de peuples, plus exactement parlant un groupe de sociétés », dont le fondement et le lien était le sacerdoce druidique, « institution panceltique, ciment de la société celtique (102) ». Plutôt qu'une caste à proprement parler, les Druides formaient un ordre fortement hiérarchisé, et distribué en trois classes: les Druides proprement dits (dont le nom paraît dériver des deux racines dhru, « force », et vid, « voyance », « connaissance »), les Files ou Filid et les Bardes; cet ordre, ajoute Henri Hubert, « constitue une confrérie (sodaliciis adstricti consortiis)... où il devait y avoir une initiation, une préparation, des degrés dont nous retrouvons la trace chez les Filid », et qui « chevauche sur les tribus et les états ».

Les Druides s'étant toujours refusés à fixer leur enseignement par écrit, le peu que l'on en connaît repose sur les fameuses Triades bardiques et les rares données transmises par les auteurs anciens. On peut y distinguer toutefois des bases métaphysiques rigoureuses, et une forme de Sagesse prophétique et "mystique" qui l'a fait parfois rapprocher du prophétisme juif, mais qui l'apparente surtout à l'Hindouisme.

100 Henri Martin, op. cit., t. III, p. 353.
101 Cité par Hucher, op. cit., t. I, p. 3.
102 Henri Hubert, Les Celtes, Renaissance du Livre, Paris, 1932, t. I, p. 40. Cit. suivantes, t. II, pp. 273 et 281.


On y discerne en effet une doctrine de la transmigration, une doctrine de la réalisation ascendante et descendante, une doctrine des cycles cosmiques, ainsi qu'une anthropologie et une cosmologie qui, par plus d'un trait, rappellent celles du Védânta.

Un premier point est donc acquis: le Celtisme n'est pas un fait ethnique ou sociologique, mais une tradition, au sens précis où nous avons pris ce mot à la suite de René Guénon. Les manifestations premières de cette tradition remontent bien en deçà de l'arrivée des peuples brittoniques (Goïdels et Brittons ou Kymris) sur les côtes atlantiques de l'Europe, au VIe siècle avant notre ère. Les différences dialectales de ces peuples montrent, à elles seules, que leur séparation était déjà très ancienne, et que, pour retrouver l'unité celtique, « il faut aller jusqu'à ce que beaucoup appellent encore l'époque néolithique, c'est-à-dire la très longue suite de siècles pendant laquelle l'usage des métaux s'introduisit lentement dans l'Europe occidental et septentrionale (103) ».

La question des origines du Celtisme n'est d'ailleurs que l'un des aspects du grand problème indo-européen, par lequel se signale à travers les millénaires l'un des plus intenses foyers de lumière qui aient jamais éclairé l'histoire humaine. Il nous faut ici en rappeler brièvement les termes: on s'est aperçu, depuis le milieu du siècle dernier, qu'il existe, entre toutes les vieilles langues de civilisation de l'Europe et de l'Asie occidentale et centrale, une parenté telle qu'elle impose indiscutablement la certitude d'une source commune, appelée par convention « indo-européen commun ». Ces langues comprennent le groupe celtique, le groupe italique, le groupe germanique, le groupe balto-slave, le grec, l'albanais, l'arménien, l'indo-iranien (sanscrit, vieux perse épigraphique, zend), le hittite d'Asie Mineure, le tokharien d'Asie centrale, sans parler des langues disparues (thrace, phrygien, etc.).
Les similitudes morphologiques, syntaxiques et phonétiques de ces diverses familles ont conduit les linguistes à conclure, avec Jean Naudou, qu'il a « nécessairement existé un peuple indo-européen, peut-être une confédération de sociétés dispersées sur un vaste domaine et soumises à des influences diverses, mais entre lesquelles l'unité linguistique constituait un lien conscient (104) ».
L'étude des affinités des différents idiomes, qui a permis de les distribuer en deux grands groupes (un groupe oriental avec l'indo-iranien, l’arménien, le balto-slave, et un groupe occidental avec l'italo-celtique, le germanique et le grec, auquel se rattache curieusement le tokharien) a conduit à une autre constatation, guère moins importante: c'est que « la dispersion des groupes indo-européens doit se concevoir comme un rayonnement à partir de l'aire initiale d'occupation (105) ».

103 Ibid., t. I, p. 217.
104 Jean Naudou, Protohistoire, in Histoire Universelle, t. I, Encyclopéde de la Pléiade, Paris, 1956, p. 68.
105 Ibid., p. 69. C'est nous qui soulignons.


Il y a lieu de noter d'autre part qu'aucune des langues en question n'a pu être considérée comme la langue souche, ou même comme le tronc direct et principal de celle-ci, dont les autres ne seraient que des ramifications. Si Jean Naudou estime, avec Antoine Meillet, qu' « il faut considérer (les langues indo-européennes) comme le développement ultérieur de dialectes d'une même langue », la qualification conventionnelle d' « indo-européen commun » qu'on a dû lui donner montre bien que celle-ci n'a pu être reconnue en aucune de ses dérivées. Pour Henri Hubert, l'indoeuropéen n'est d'ailleurs « pas même l'ombre d'une langue parlée », mais seulement « un système de faits linguistiques », vestiges d'une langue perdue. On retiendra de cette confrontation d'opinions que la notion d'une langue primitive unique correspond à une réalité indiscutable, et non à une simple hypothèse de travail; mais que, d'autre part, cette notion ne peut d'appréhender que par synthèse, comme une intégrale dont seules les dérivées peuvent être saisies. Il va de soi que les faits linguistiques ne sont que les reflets d'évènements beaucoup plus profonds, et la notion d'une langue mère, en particulier, n'est pas dissociable de celle d'une tradition primitive. On se souviendra, en effet, qu'il s'agissait de langues sacrées, comme en témoignent encore le zend et le sanscrit, et comme l'étaient d'ailleurs toutes les langues archaïques. Or une langue sacrée n'est pas telle par se destination liturgique, mais par sa constitution symbolique, au sens réel du mot, qui en fait une hiérophanie, une hypostase véritable, en Lumière et en Nombre, des Idées ou Formes (είδος) et les Énergies éternelles du Verbe. De là vient son efficacité transcendante, notamment dans l'invocation rituelle, et son rôle de support de la Révélation. Le mystère de l'origine des langues touche ainsi directement à celui de la Source divine du langage, du symbole et du rite, et à celui de la constitution de l'Homme comme imago Dei, qui lui confère, selon les paroles de Mohyiddîn Ibn Arabî, l' « aptitude à embrasser toutes les Vérités essentielles », et par suite à les exprimer en symboles, parce que « tout ce qu'implique la « Forme divine », c'est-à-dire tout l'ensemble des Noms divins (ou Qualité universelles) se manifeste dans cette constitution humaine, qui, de ce fait, se distingue (des autres créatures) par l'intégration de tout l'existence (106) ».
Le pouvoir de nommer qui en découle, et qui est le même que le pouvoir de bénir (benedicere), est donc, par excellence, une spécification de la forme et de la fonction adamique; il suppose l'intégrité de cette forme et de cette fonction.

On objectera peut-être que ce qui est dit ici ne saurait valoir que pour la langue primordiale ou « syriaque » (en arabe loghah sûryaniyah) à laquelle nous ne prétendons d'ailleurs nullement identifier la langue indo-européenne primitive.
Nous répondrons que toute langue sacrée est « primordiale » en son essence, même si, historiquement, elle descend d'une autre langue sacrée. Cette descendance même est hiératique dans ses moyens et dans ses voies, car elle correspond nécessairement à une nouvelle forme de la Tradition s'adaptant aux conditions cycliques spéciales, mentales et physiques, de la partie de l'humanité à laquelle elle est destinée. Elle suppose donc toujours l'exercice conscient de la fonction adamique.

106 Mohyddîn Ibn Arabî, Fuçûç el-Hikam, trad. T. Burckhardt, op. cit., pp. 25 et 26.

Ceci permet d'entrevoir la signification de faits dont la science officielle n'a pas été en mesure de rendre compte: « d'abord la « perte » mystérieuse de la langue mère, qui traduit la résorption de la tradition dont elle était le support; ensuite la diffusion, à partir d'un même foyer, de plusieurs langues qui constituaient da descendance, et non pas seulement sa dégénérescence dialectale; en outre, la co-extensivité entre les divers types de civilisation issus de ce foyer et leurs idiomes respectifs; enfin, le développement de ces civilisations et de ces langues en aires d'expansion distinctes, sous la conduite ou l'inspiration de prêtres et de prophètes.
Quelle que soit l'obscurité dont ces faits s'enveloppent, ils apparaissent comme la trace d'évènements immenses dans l'ordre spirituel et dans l'ordre humain, échappant à toute date, mais dont l'influence n'a pas cessé de se faire sentir sur le destin des peuples. Ils supposent une organisation théocratique des sociétés primordiales, que l'archéologie est obligée d'admettre également: « A l'Orient de l'aire d'expansion des Indo-Européens, dit encore Henri Hubert, nous retrouvons des sociétés de prêtres tout à fait comparables par leur crédit et leur puissance aux Druides: ce sont les Mages iraniens et les Brahmanes de l'Inde. Les Druides ne paraissent différer de ces derniers que parce qu'ils ne constituent pas une caste fermée... Il ne s'agit pas seulement de sacerdoces comparables, mais de sacerdoces identiques... Toutes ces identités prouvent que les institutions auxquelles même les textes de basse époque font allusion sont de très haute antiquité », et que les sociétés indo-européennes primitives « étaient déjà des sociétés d'un type élevé: elles avaient des chefs, des prêtres, un droit formel (107) ».

Jean Naudou précise de son côté: « La religion et la société indo-européennes étaient hiérarchisées et comportaient trois niveaux: un niveau sacerdotal et souverain, lui-même à deux aspects, l'un violent et magique, l'autre bienveillant et juridique; un niveau guerrier; un niveau populaire et producteur (108 )". Quant aux deux aspects du sacerdoce, nous dirions plutôt qu'ils sont l'un de rigueur et l'autre de miséricorde, à l'image de la Divinité, et l'on a pu comprendre par ce qui précède qu'il s'agit plutôt ici de théurgie que de « magie ». On notera d'autre part que l'autorité sacerdotale était en même temps souveraine, autrement dit qu'il s'agissait de ces Prêtres-Rois dont les Védas disent qu'ils étaient « au-delà des castes » (ativarnâshramî): autre indice de primordialité.

Toutes ces données permettent de voir dans le « berceau » indo-européen un très haut Centre spirituel, et l'une des principales stations de la Tradition primordiale dans sa marche sacrée depuis l'indistinction polaire originelle jusqu'à son siège oriental, à l'aurore de l'Histoire.

107 Henri Hubert, op. cit., t. II, pp. 230 et 231.
108 Jean Naudou, op. cit., p. 73.


L'origine hyperboréenne de la Tradition, à une époque où les conditions climatiques étaient entièrement différentes de celles qui ont prévalu depuis les temps historiques, est attestée par les Védas, les plus anciens textes sacrés, comme l'ont montré les travaux de B.G. Tilak, complétant ceux de Warren et de Rhys (109). Cette indication est corroborée par l'Avesta, et rejointe d'autre part par les traditions post-atlantéennes de l'ancien Mexique.
De fréquentes allusions à cet habitat nordique primitif sont fournies par les mythologies celtiques, germaniques, scandinaves et finnoises, et on en trouve également la trace dans les textes homériques (la « Série au delà d'Ortygie », où sont les « révolutions du Soleil »), chez divers auteurs anciens (Hérodote, IV, 24, Diodore de Sicile, II, 47, d'après Hécatée d'Abdère, Plutarque, etc.) et dans la tradition hébraïque, comme on l'a vu plus haut.

Le plan de réalité prophétique où se situait cette « descente » de la Tradition ne permet d'en rien dire, sinon qu'elle était une « marche avec Dieu » au sens de la Genèse, c'est-à-dire une marche avec la Shekinah, et que par elle devait se maintenir l'intégration spirituelle du cycle humain à travers les conditions nouvelles nées de son éloignement inéluctable des origines et du Principe. Ses stations correspondaient en fait à des périodes cycliques couvrant un nombre indéterminé de siècles et de millénaires. Celle à laquelle se rattache le « mystère indo-européen » n'est pas la première d'entre elles, et elle est certainement postérieure au détachement du rameau atlantéen.
Si, d'autre part, il est difficile de situer par rapport à elle les civilisations préceltiques, ibères et ligures, ce que l'abbé Breuil appelle justement l' « idée mégalithique » les relie au même courant traditionnel, car la continuité de cette « idée » dans le Druidisme implique une continuité de tradition et de sacerdoce.
Quoi qu'il en soit, le Celtisme fut, en Occident, la forme majeure de cette remanifestation universelle de la Tradition hyperboréenne qui marque la station indo-européenne, et son hégémonie spirituelle s'exerça directement ou indirectement sur tous les peuples de l'Europe du Centre, de l'Ouest et du Nord, tandis qu'un autre courant indo-européen, qui semble distinct, quoique étroitement apparenté, venait par les Thraces (Gètes et Daces, proches des Cimmériens) donner naissance à la tradition gréco-romaine (les Grecs attribuaient aux Thraces l' « invention » de la Musique, de la Poésie et des Mystères), et l'on sait que, comme le culte même de l'Apollon delphien, l'Orphisme et plus tard le Pythagorisme se réclamaient d'origines hyperboréennes.

109 B. G. Tilak, The artic Home in the Vêdas, Poona, 1925. Résumé dans Études Traditionnelles, n° 221, octobre 1938 et suiv. Sur tout ceci; v. aussi René Guénon, Le Roi du Monde, ch. IX ; La terre du Soleil, in Études Traditionnelles, janvier 1936, n° 193 ; Le symbolisme des Cornes, ibid., novembre 1936, n° 203. Sur les origines hyperboréennes de l'Orphisme et du Pythagorisme, par l'intermédiaire d'un Centre géto-thrace, v. Geticus, La Dacie hyperboréenne, in Études Traditionnelles, avril 1936, n° 196 et suiv. L'auteur n'hésite pas à voir là la localisation du Centre suprême à une certaine époque, d'après les indices tirés de l'archéologie et du folklore roumains.

Quant à la jonction entre le courant atlantéen et le courant hyperboréen proprement dit, elle pose, toute certaine qu'elle soit, une énigme dont la solution devrait, semble-t-il, être recherchée à la fois en Celtide, en Kaldée (mot de même racine que « Celte », témoin d'une même origine traditionnelle) et en Égypte.

Quoi qu'il en soit de ce dernier problème, que nous ne pouvons évoquer ici que pour mémoire, le regard que nous venons de jeter sur le grand passé traditionnel permet d'apporter une première réponse à la question que nous nous étions posée: ce que les Druides, les Brahmanes, les Mages, les Kaldéens ont détenu et transmis, c'est, au-delà du temps, de l'espace et de ses différentes expressions sacrées, pour méconnue qu'elle soit aujourd'hui, n'a pas été étrangère à la pensée gercque dite classique, car elle n'affirmait rien d'autre lorsque, avec Platon et Aristote, elle voyait dans les peuples « barbares » les initiateurs vénérables de la Philosophie, c'est-à-dire de la Sophia divine, de la Sagesse transcendante et des Mystères. Là où les modernes veulent voir une « fable », tout en reconnaissant assez contradictoirement les fondements ésotériques de cette Philosophie, il y eut en réalité une tradition constante que l'on trouve encore affirmée aux premiers siècles de notre ère.
Ainsi le pythagoricien Numérius d'Apamée dans son traité Sur le Bien: « Pour traiter du problème de Dieu, il ne faudra pas seulement s'appuyer sur les témoignages de Platon, mais reculer plus au delà et lier ses affirmations aux enseignements de Pythagore, que dis-je, en appeler aux peuples de beau renom, conférant leurs initiations, leurs dogmes, leurs cérémonies cultuelles qu'ils accomplissent en plein accord avec les principes de Palton, tout ce que les Brahmanes, les Juifs, les Mages et les Égyptiens ont établi. » Et Diogène Laërce, en préambule à ses Vies des Philosophes: « D'aucun veulent que la Philosophie ait commencé par les Barbares: il y a eu en effet les Mages chez les Perses, les Kaldéens chez les Babyloniens ou Assyriens, les Gymnosophistes (Brahmanes) dans l'Inde, les Druides chez les Celtes et les Galates. » Il n'est pas jusqu'aux apologistes chrétiens des premiers siècles, Tertullien, Arnobe, saint Jérôme, saint Augustin, qui ne l'admettent encore comme une vérité notoire et ne prêtant pas à discussion (110). On observera d'ailleurs que, malgré la multiplicité des sources et des formes d'expression, tous ces auteurs parlent de la « Philosophie » comme d'une réalité consistante et unique. Ce seul fait, si l'on voulait le méditer, suffirait à lui seul à ruiner la thèse de la « fable ».

110 Pour ces citations et références détaillées, cf. Festugière, La Révélation d'Hermès Trimégiste, op. cit., t. I, ch. II.

Dans la perspective ainsi ouverte, ce qu'Abraham emportait avec lui en sortant de Kaldée n'était pas essentiellement différent de ce que les Druides devaient confier plus tard au Christianisme celtique avant de disparaître, et qui s'identifiait d'ailleurs au cœur du message chrétien: le secret de la Tradition pure (ed-dîn el-hanîfî ou hanifyyiah), que Melki-Tsedeq devait lui confirmer au nom du Dieu Très-Haut. Et la persistance chez les deux légataires directs du testament abrahamique, le Judaïsme et l'Islam, d'éléments symboliques ou doctrinaux tels que le breuvage d'immortalité, l'emploi rituel des pierres brutes ou des bétyles, la notion de la Montagne sacrée et de la Contrée suprême, celle des cycles cosmiques, etc., sont autant d'indices de cet héritage traditionnel immémorial.

Mais l'Islam, ouvert par vocation surnaturelle à toutes les formes de révélation authentiques, prophétiques ou sapientiales, a joué en outre d'un rôle d'intégration à l'égard, non seulement du Mazdéisme et de l'Hermétisme kaldéo-égyptien, mais encore du courant pythagoricien et platonicien qui, contrairement à ce qui avait eu lieu en Europe, s'était maintenu dans le milieu arabo-persan avec une continuité qui lui avait permis de conserver vivants ses fondements ésotériques (111). Ainsi peut-on dire que, par sa capacité providentielle d'accueil et de synthèse de tous les modes de la Prophétie universelle, c'est l'Islam qui pouvait, entre tous, discerner le nom du Graal écrit dans les étoiles.

Car le Graal, dans sa signification macrocosmique la plus générale, représente le dépôt spirituel et doctrinal de la Tradition primordiale. Tel est le sens de la légende qui le fait recouvrer par Seth au Paradis terrestre. Si donc il n'est pas inexact d'attribuer aux Celtes sa conservation jusqu'à l'époque du Christ, comme le font certains, cela signifie que les Celtes comptent parmi les détenteurs réguliers de la Tradition primordiale, mais non pas qu'ils furent les seuls, ce qui serait d'ailleurs trop évidemment inexact. Il est donc parfaitement légitime, du point de vue traditionnel, d'admettre conjointement la validité des trois généalogies distinctes qui se laissent discerner dans sa légende: celtique, chrétienne et orientale de filiation islamique.

111 Cet aspect ésotérique du Platonisme et du Néo-Platonisme est mis particulièrement en évidence dans les écrits ismaëliens et ceux des Ikhwân eç-Çafa. Certains maitres musulmans voyaient dans Platon le Pôle de son époque, Abdul Karîm al-Jilî situe symboliquement sa station posthume sur le Demâwend, point culminant de l'Alborj-Qâf, résidence du Sîmorgh mystique.
Sur la conjonction des courants néo-platonicen et indo-iraniens (hindou, mazdéen et autres), et leur récurrence dans l'ésotérisme islamique, cf. Reitzenstein, Plato und Zarathoustra, Leipzig, 1927, Reitzenstein, et Schaeder, Studien zum antiken Synkretismus aus Iran und Griechenland, Leipzig, 1926 ; Henri Corbin, Étude préliminaire, op. cit., pp. 52 sq. ; Suhrawardî d'Alep, op. cit., pp. 10-11 ; terre Céleste, op. cit. ; aussi W. Iwanow, Brief Survey of the evolution of Ismaïlism, Bombay-Leyden, 1952. On trouvera dans ces ouvrages une bibliographie plus complète sur le sujet.
Rappelons à ce propos les affinités relevés par divers érudits, tels J. Strzygowski, H. Glück. F. Kampers, F. von Suhtschek, entre le symbolisme du Graal et certaines données traditionnelles orientales (Iran et Inde en particulier). L'existence de ces affinités n'autorise pas à parler d' « emprunts », et la nature même du symbolisme traditionnel doit faire exclure, par exemple, l'idée du Parzival comme traduction ou imitation d'un hypothétique Parzivalnamah. Il ne s'agit pas ici, disonsle, encore de littérature, mais de symbolique sacrée, et l'échange n'est visible dans les symboles que parce qu'il a porté d'abord sur les réalités symbolisées. Cet échange n'a pu évidemment se faire avec des traditions éteintes ; il implique les voies et les moyens d'une spiritualité vivante, ceux-là mêmes que, par situation et par vocation, l'Islam était seul en mesure d'offrir.


Ce point de vue, qui, en de telles matières, ne peut que récuser tous les autres, est le seul qui puisse rendre compte de l'apparente opposition entre les données également valables qui lui assignent tour à tour l'une ou l'autre de ces origines. Il est vrai qu'en venant en terre celtique par le commandement divin, le Graal se rejoignait en quelque sorte lui-même. Mais il est aussi vrai, comme le montre son retrait final, que sa véritable patrie est dans cet Orient à la fois physique et spirituel où toutes les traditions, depuis les temps historiques, s'accordent pour situer le Centre du Monde. Il n'est peut-être pas indifférent de signaler à ce propos que, dans les visions d'AnneCatherine Emmerich, le Vaisseau qui recueillit le Corps et le Sang divins est celui-là même qui servit à Melki-Tsedeq pour instituer le sacrifice du Pain et du Vin en présence du père des trois traditions monothéistes.

On notera enfin que, d'après Robert de Boron, le motif donné d'En-Haut pour la migration du Graal à l'extrême Occident est que « le monde va et ira en avalant », ou, selon la version en vers, que
...li monz va avant
Et tous jours en amenuisant
.

Cette mise en relation de l'Occident, lieu où le soleil se couche, avec l'accélération et la déchéance fatales du siècle, pose implicitement l'Orient comme lieu de primordialité et de retour aux origines. Pour en saisir toute la signification, il faut savoir que l' "orientation" sacrée de la Chrétienté n'avait pas seulement la valeur d'une réminiscence paradisiaque, mais aussi, et surtout, celle d'une intention spirituelle et eschatologique en rapport avec la notion d'une structure sacrale du monde, ordonnée au « Paradis » comme à son propre Centre et au principe de sa rénovation apocalyptique. Cette migration providentielle apparaît donc bien, en définitive, comme visant, au plein sens du mot, une « ré-orientation » de l'Occident.

Que la révélation du Graal ait été pour le monde chrétien un évènement nouveau et saisissant, on peut le voir dans sa soudaineté, dans fécondité extraordinaire, dans le changement de niveau spéculatif avec les enseignements légendaires antérieurs, y compris celui de la Table Ronde, et surtout dans le caractère direct de son affirmation théophanique. Si la filiation avec le bassin ou « chaudron », celtique est hors de doute (Taliésin parle d'une descente d'Arthur aux enfers à sa recherche), c'est au prix d'une transfiguration, car celui-ci n'apparaissait plus alors que dans les contes populaires gallois et dans un état de dégradation magique. Le cycle arthurien proprement dit, d'origine bretonne, n'en fait aucune mention. Aussi a-t-on pu dire qu' « il n'existe dans aucune des littératures celtiques si riches qu'elles soient, aucun récit qui ait pu servir de modèle aux compositions si variées que notre littérature médiévale a tirées de ce sujet (le Graal) (112) ».
Quant au légendaire chrétien, si l'on y trouve la première partie de l'histoire de Joseph d'Arimathie, il garde un silence complet au sujet du Graal, et le passage souvent cité à son propos de la Gemma animae d'Honorius d'Augsbourg ne ferait que confirmer ce silence plutôt que le rompre. Il est d'ailleurs remarquable de constater que la légende sur l'apostolat de Joseph en Grande-Bretagne y demeure inconnue jusqu'au milieu du XIIe siècle. Sans doute, l'auteur anonyme de l'une des versions en prose assure-t-il que le Livre du Graal lui fut surnaturellement « baillé » sept cent dix-sept ans après la Passion, et Hélinand, en 1205, après avoir dit: Hanc historiam latine scriptam invenire non potui, ajoute-t-il : sed tantum gallice scipta habetur a quibusdam proceribus. Mais ce sont là des indications après coup ne changent rien à l'évènement lui-même.

112 J. Vendryes, Le Graal dans le cycle breton, in Lumière du Graal, op. cit., p. 74.

Cet évènement, on l'a vu, se présente comme lié aux sources les plus profondes, non seulement de la spiritualité chrétienne, mais de la communauté traditionnelle universelle. On ne saurait se tromper sur sa nature, qui est l'un des rares points sur lesquels toutes les versions montrent une unanimité invariable: il s'est agi de la revivification du Centre spirituel chrétien et de son dépôt sacré. Or il n'y a ici que deux hypothèses possibles: ou bien cette revivification est le seul fait des organisations initiatiques occidentales, chrétiennes ou celtico-chrétienne, ou bien elle a été inspirée et aidée par une intervention extérieure, c'est-à-dire de l'Orient, quels qu'aient pu en être les modes. Si la première hypothèse était la bonne - et pour nous en tenir à ce seul argument -, trouverait-on, pour le Graal, une autre forme et une autre « estoire » que celle du Vase christique? Il suffit, nous semble-t-il, de poser la question pour y répondre, et pour découvrir du même coup l'explication et la portée véritables de l'influence de l'Islam sur l'une des branches majeures de l' « Aventure souveraine ».

On objectera peut-être que, précisément, cette influence ne se constate que sur une seule branche. Nous répondrons que l'on doit plutôt s'étonner de la trouver aussi patente, alors qu'elle n'a été découverte que de nos jours sur l'œuvre de Dante, où elle n'est plus discutée. On ne doit d'ailleurs pas attacher une importance décisive, soit à l'hostilité de certaines versions à l'égard des « Sarrasins », soit à leurs silences. L'action de l'Islam se situait sur un tout autre plan, et ne s'exerçait certainement pas sur les rédacteurs, dont l'anti-islamisme est probablement sincère, ni même, peut-être, si l'on excepte le cas de Wolfram, sur leurs inspirateurs directs. Il reste toutefois que la coexistence et peut-être la rivalité de deux courants doctrinaux séparés par de telles différences d'expression et d'intention symboliques a certainement été d'une extrême importance pour la destinée du Graal, et par contrecoup pour celle d'Occident. Car, comme nous allons le voir maintenant, le Graal, par sa présence, n'était pas seulement un principe de renouvellement spirituel, mais aussi une solution de l'histoire, et celle-ci impliquait, de la part du monde chrétien, des options qui, l'évènement l'a prouvé, n'étaient déjà plus à sa mesure.


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Message par Ligeia Jeu 13 Aoû - 11:09

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Chapitre IX : De L'Empire d'Arthur à l'Empire du Graal


Arthur, l'illustre roi des Bretons du VIème siècle, est passé très vite de l'histoire à la légende, si même, pour lui, elles se sont jamais distinguées. Bientôt après sa disparition, dit Henri Martin, il « n'est plus seulement un héros national ; c'est le « fils de la nuée », d'Uter à tête de Dragon, « roi des ténèbres », être mystérieux et voilé, ordonnateur des batailles, supérieur à Hu lui-même, d'Uter qui a pour bouclier l'arc-en-ciel, et qui a pris la forme de la nuée pour engendrer son fils. Arthur a reçu de son père la grande épée : il parcourt l'univers en vainqueur ; il est proclamé empereur du monde. Enlevé au ciel après qu'il a été mortellement blessé à la bataille de Camlan, il réside dans la constellation qui porte son nom (le Chariot d'Arthur, la Grande Ourse) : il en redescendra un jour sur la terre. Il est devenu le type même du génie héroïque des Celtes, le type élevé jusqu'à la substitution d'Arthur à l'ancien Bel comme Taureau du Tumulte, génie du Soleil et de la guerre ». Plus tard, ce type évolue. Arthur est toujours « le chef du monde héroïque, mais il n'est plus le fils d'un dieu : il n'est que le fruit des amours illégitimes d'un héros. Il n'est plus enlevé entre les constellations. Toutefois sa disparition reste voilée de surnaturel : il n'est pas mort, il ne mourra pas ; neuf fées le gardent dans l'Ile sainte d'Avallon, d'où il viendra venger son peuple, ses deux Bretagnes (113) ». Disparu, il n'est pas réellement absent ; on entend ses cors dans la forêt bretonne. Les Bretons n'ont pas voulu d'autre roi après lui, à cause de cette invisible présence et de l'attente de son retour béni (114).

Héros polaire (son nom vient de Art, l'Ours, qui présente un étroit rapport avec le symbolisme celtique du Pôle) (115), ses traits de prototype impérial se précisent : s'il n'est plus le fils d'un dieu, c'est Dieu lui-même qui lui donne l'Empire du Monde, symbolisé l'épée Excalibur, et dont les limites, qu'il était alors interdit de dépasser, portent son nom (les bornes Artus, qui sont, d'une part à l'extrémité orientale de l'Inde, d'après le Roman d'Alexandre, c'est-à-dire aux confins du Paradis, d'autre part à l'extrême Occident, identifiées avec les colonnes d'Hercule, auquel Arthur était d'ailleurs souvent assimilé).

113 Henri Martin, op. cit., t. III, p. 360. Le Dragon est symbole polaire très répandu. Hu-Cadarn (Hu le Puissant) est le Prêtre-Roi qui guida la grande migration celtique des VIe -VIIe siècle depuis le « Pays de l'été ». Bel ou Belen est l'Apollon celtique.
114 « Einsi (Artus) se fist porter en Avallon et les Bretons démonstrèrent que oncques puis n'en oïrent novelles, ne ne firent roi, quar il cuidèrent que il deust venir ; mès il ne revint oncques puis, mès li Bretons ont oï dire que il ont oï corner en cest forest et ont oï ses cors et véu les plusor et ont véu son hernois et encore cuident li plusors qu'il doit venir » (Perceval, Ms Didot, ap. Hucher, op. cit. t. I, p. 502).
115 απσηορ : Ours, Grande Ourse, Nord. Ce mot entre dans la racine du nom d'Artémis, fille de Zeus et de Letho, sœur jumelle d'Apollon. Il désignait les jeunes filles consacrées à la déesse. L'Ourse joue un rôle important dans la mythologie d'Artémis ; la légende voulait, en particulier, qu'une ourse ait été substituée à Iphigénie quand elle lui fut sacrifiée.


Lui aussi est « ordonnateur des batailles » (ipse dux crat bellorum, dit Nennius), car c'est à la pointe de l'épée qu'il doit conquérir son empire contre les ennemis des Bretons et de Dieu. Cet empire n'est pas seulement le monde terrestre, mais aussi le monde intermédiaire ou subtil, c'est-à-dire tout le monde sublunaire, domaine des Petits Mystères. A ce titre, il est souverain de droit de tous les lieux « enchantés » : « Et tous ces lieux faés sont Artus de Bretagne », dit le Brun de la Montagne.

En tout cela, il est l'agent fidèle de Myrrdhin ou Merlin, dont il ne se distingue pas essentiellement, le prophète insaisissable, omniprésent et multiforme, fils d'une vierge et d'un esprit de l'air, maître des éléments, détenteur des « divins secrets », chef spirituel et unificateur des peuples celtiques, qui sort de sa « maison de verre », au fond de la forêt par excellence (Kalydon, ou Brocéliande) pour l'assister dans les moments critiques. C'est sur les directives de Merlin qu'il institue

la Table Ronde
Qui tournoie comme le monde,

ce qui fait d'elle le « moyeu du Monde » et achève de caractériser Arthur comme Monarque universel, semblable au Chakravarti hindou. Un signe de régularité de ce Centre initiatique, auquel tout le Moyen-Age s'est référé comme à la plus haute autorité chevaleresque, est fourni par la constitution duodénaire de son collège principal, image des douze soleils zodiacaux ou des douze manifestations cycliques de l'unique et éternelle Essence. Arthur lui-même représente cette Essence dans sa constance et sa fixité non agissante. C'est par ce non-agir même qu'il ordonne et « autorise » l'action. Il réalise ainsi le pouvoir temporel dans son statut normal de résorption spirituelle qui permet au Principe divin d'agir à travers lui sans obstacle ni altération. Son union avec Merlin en est un autre signe, car elle exprime l'intégration normale des deux pouvoirs dans leur Source commune.

Par ces rapides indications, on voit que le thème arthurien offre par lui-même indépendamment de celui du Graal, un véritable Doctrinal de l'Empire. Pour en saisir toute la portée, il faut se souvenir que l'idée impériale a été l'une des dominantes majeures de la pensée et de la foi médiévales, participant immédiatement de la finalité du Royaume de Dieu. L'Empire était, avec le Sacerdoce, l'un des deux aspects normaux et nécessaire de la Lieutenance conférée naturellement et surnaturellement à l'Homme par le « Roi du Ciel ».
Il ne s'agit donc pas là d'une formule politique, même teintée de mysticité, mais de la communication au monde chrétien de l'autorité et de la réalité du Christ sous son aspect royal. On peut donc parler d'un Mystère impérial, qui n'est autre que le Mystère christique dans son extension temporelle, et aussi dans sa perspective eschatologique, car l'aspect royal se rapporte plutôt à la Seconde Venue, comme l'Empire, dans sa manifestation ultime, à la Jérusalem céleste. Dans l'attente de cette Heure où les deux autorités sacerdotale et royale seront réunies sur une seule auguste tête, l'Empire demeure, comme l'Église, réalité transcendantale, archétypique vers laquelle doit tendre l'histoire, puisqu'il doit la consommer.

Si étrangère que puisse être une telle conception à la mentalité moderne, elle a été authentiquement celle du Moyen-Age, pour lequel le spirituel et le temporel n'étaient que des « catégories » du sacré. C'est ce qui permet à l'historien de faire des constatations telles que celles-ci de Joseph Calmette, à propos du renouveau impérial carolingien : « La notion de l'Empire, écroulé dans les faits (après 476), subsiste intacte sur le plan de l'idée pure... Les traces en sont innombrables dans la littérature, surtout ecclésiastique. L'Empire n'a pas cessé d'être. Il doit, de virtuel, redevenir réel. Toute âme éclairée aspire à le revoir et a comme la nostalgie de cette patrie d'élection. Or, le rêve des lettrés et des penseurs va prendre corps ; ce que n'a pu Justinien, une dynastie franque le réalisera. L'histoire, sous son impulsion, paraîtra refluer vers sa source. Désormais, en Occident, l'idée impériale, fût-elle interprétée ou réalisée diversement, occupera toujours une place de premier plan dans les préoccupations des souverains et des peuples (116). »

Entre autres témoins du caractère sacré du symbole arthurien et de la fonction impériale, citons le portail de la cathédrale de Modène, dédié à Arthur (environs de 1160), et la fameuse mosaïque de Latran, sur laquelle nous nous arrêterons un instant. On y voit le pape Léon et l'empereur Charles, agenouillés aux pieds de saint Pierre, et se faisant face sur le même plan horizontal. Les trois personnages forment un ternaire où saint Pierre figure en majesté, c'est-à-dire comme personnification d'un principe. Il donne simultanément à Léon et à Charles deux investitures distinctes : l'une, par le pallium, purement sacerdotale, et l'autre, par le vexillum, impériale, que Charles reçoit ainsi directement.
On remarque en outre qu'il garde dans son sein la clef d'or de l'autorité spirituelle et la clef d'argent du pouvoir temporel. Le Prince des Apôtres n'agit donc pas ici comme Chef de l'Église, mais dans la Fonction spirituelle suprême, permanente parce qu'universelle, de Vicarius Christi, Source des deux pouvoirs. On verra mieux plus loin à quoi pouvait répondre une telle figuration. Rappelons ici que, dans le vexillum, concourent trois symboles : celui de la Croix, celui de la Lance, et celui de l'Etendard. C'est pourquoi il figure dans l'iconographie médiévale comme attribut du Christ guerrier.

116 J. Calmette et C. Higounet, Le Monde féodal, Presse Universitaires, Paris, 1951, p. 91.


Pierre Ponsoye : L’Islam et le Graal Islam_18


La Croix de la Résurrection elle-même, avec sa banderole, n'est autre qu'un vexillum, comme l'a justement fait remarquer Émile Mâle (117), ce qui achève de montrer l'association étroite, dans la pensée médiévale, entre l' « idée » impériale et la réalité spirituelle et parousiaque exprimée dans la notion traditionnelle du Christ-Roi.

C'est à cette immanence, et nous dirions volontiers à cette imminence du Mystère impérial que sont dus la transposition légendaire presque immédiate de ses principales manifestations historiques, et le caractère messianique et eschatologique qui les a si fortement marquées. Dans ses Notes sur le Messianisme médiéval latin, P. Alphandéry a bien dégagé les traits messianiques de l'Empereur archétype, tels qu'ils ressortent des légendes de Charlemagne, de Frédéric Barberousse, de Frédéric II, ou de personnages de moindre envergure mais de fonction analogue. Le thème de leur carrière est toujours le même : élection divine, épreuve, retraite, retour glorieux. Il s'y ajoute souvent un thème eucharistique ou baptismal (par passage des eaux, changement de nom) ; plus généralement encore, l'Empereur élu est entouré d'un collège de douze membres.
Le temps de son absconditio se passe dans une Montagne (Wunderberg, Kyffhaüser) ou dans une Terre inconnue au delà de la mer, symbole évident du Centre du Monde. De là il sortira un jour pour combattre l'Antéchrist : la renovatio imperii annonce ainsi la reparatio temporum. P. Alphandéry fait justement remarquer que chacun des héros légendaires assumant les traits de l'Empereur, initialement chef d'un peuple, reviendra à la tête de tous les peuples, ou plutôt à la tête du peuple universel des saints (118 ). Il s'agit donc dans tous les cas d'une seule fonction ; de sorte que l'apocalypse impériale rejoint celle de Jean, celles de Baruch, d'Esdras et des traditions rabbiniques, et celles reçues en Islam au sujet du Mahdî et du retour de Seyidnâ Aïssa.
Cette conjonction n'a rien qui doive surprendre, car si la tradition impériale se référait historiquement à l'héritage romain et théologiquement à la personne du Christ-Roi, elle plongeait de profondes racines dans un fonds traditionnel universel, particulièrement invariable sur ce point, et plus spécialement dans le fonds d'origine abrahamique, à la source duquel on retrouve le Prêtre-Roi par excellence, Melki-Tsedeq.

On voit sur quel contexte, à la fois historique et « trans-historique », Arthur, chef perpétuel de toute la Chevalerie terrestre, venait projeter l'exemplaire d'un Art royal conscient de ses moyens et de son but. Mais, s'il indiquait la fin de la Chevalerie qui est de devenir céleste, il définissait aussi les bornes de son propre domaine Ŕ que marque, en particulier, la discontinuité entre son royaume et Montsalvage - , et, entre le terrestre et le céleste, ce passage à la limite qui est une transfiguration. La théophanie du Graal achève la Terre.

117 Émile Mâle, L'Art religieux au XIIIè siècle en France, A. Collin, Paris, 1923, p. 263.
118 P. Alphandéry, op. cit., pp. 13 sq. Des confusions inévitables se sont parfois produites entre les divers aspects, exotérique et ésotérique, historique et eschatologique de l'Empire. Cf. le curieux ouvrage de Paul Vuillaud, La Fin du Monde, Payot, Paris, 1952.


C'est pourquoi, si la sphère d'Arthur est la voie d'accès normale à celle du Graal, elle ne lui est, pourrait-on dire, que tangente, et, si les deux chevaleries peuvent coexister, elles ne se compénètrent pas, la seconde ajoutant à la qualité royale de la première, qu'elle possède éminemment, la qualité sacerdotale qu'elle tient d'élection, réalisant le double aspect de cette Lieutenance, hypostase du Sacerdoce éternel.

On discerne dès lors comment l'Empire d'Arthur pouvait, sur un certain plan, être valablement tenu pour une fin en soi, pour n'être plus, dès l'annonce du Graal, que son étape et sa virtualité. L'Empire du Graal, auquel celui d'Arthur s'ordonne naturellement, est en acte ce sacrum impérium attendu à la fin du cycle de l'histoire, et dont le Saint Empire historique ne fut qu'une figure lointaine et une espérance finalement déçue. S'il est futur pour le monde, c'est qu'il n'est pas de ce monde, bien qu'il en soit proche, et tout en étant sa fin, et il y a, entre eux aussi, ce passage à la limite, cette relation de mystère dont nous avons parlé et qu'évoque, dans le Parzival, l'épisode de Lohengrin et de la Question interdite. Mais il demeure, car la fin d'une chose ne peut pas ne pas être l'actualité permanente de son Principe, et sa Chevalerie elle-même n'est pas assez enchaînée à l'histoire pour mourir avec ses « saisons ».


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Chapitre X : La Parole également valable



L'enseignement du Graal ne posait pas ouvertement le problème des rapports de la Papauté et de l'Empire, et n'avait pas à le faire au plan qui était le sien. En tant que tel, ce problème n'existait que par la fatalité du siècle. Quant à la dualité même des deux grandes fonctions exotériques, elle a des raisons complexes dont l'étude sortirait du cadre de ce travail, et qui tiennent avant tout aux modalités particulières de la manifestation christique et de l'extension du Christianisme à la Gentilité.
Quoi qu'il en soit, cette dualité impliquait par elle-même un principe commun, imposé métaphysiquement par leur unité essentielle, et traditionnellement par l'appartenance du Christianisme à l'Ordre de Melki-Tsedeq. Un moment devait venir pourtant où la fatalité imposerait aux héritiers du Temple de prendre position dans cette perspective, aussi ouvertement que le permettaient la nature profonde de la doctrine et le secret initiatique.

Ce moment marqué, à l'orée du XIVème siècle, par ces deux symptômes majeurs du mal dont la Chrétienté devait mourir, non pas, bien entendu comme Église, mais comme « Cité » humaine et divine : la disparition de l'Ordre du Temple, et le conflit plus grave que jamais entre la Papauté et l'Empire, d'apparence d'autant plus irrémédiable qu'il n'était plus depuis longtemps d'attributions seulement, mais de principe. De cette prise de position, l'œuvre de Dante est le témoin le plus hardi, le plus complet, et, pour nous, le plus précieux. Le De Monarchia, en particulier, publié à l'occasion de la descente d'Henri VII en Italie, expose, à peine voilée sous sa forme scolastique, une doctrine qui est bien loin d'être purement abstraite et théorique, comme on pourrait le croire à une lecture tant soit peu artificielle. Parmi les passages où l'auteur laisse voir le plus clairement sa pensée profonde, nous citerons celui où il réfute l'argument d'après lequel, le Pape et l'Empereur étant hommes, et tous les hommes étant ordonnés à un seul homme, qui est leur mesure et leur type, l'Empereur est nécessairement ordonné au Pape, dès lors que celui-ci ne peut être ordonné à un autre homme.
Voici ce que dit Dante :


  • « En tant qu'ils sont des êtres relatifs (le pontificat et le pouvoir impérial étant des relations, et non des formes substantielles comme l'humanité), ou bien ils doivent être ordonnés l'un à l'autre, si l'un est subordonné à l'autre ; ou bien ils appartiennent à une même espèce de relation ; ou bien ils sont ordonnés à un troisième être, comme à leur archétype. Or, on ne peut soutenir que l'un soit subordonné à l'autre, car, dans ce cas, l'un serait attribué à l'autre, ce qui est faux. Nous ne disons pas, en effet, que l'Empereur est Pape, ni réciproquement. On ne peut soutenir davantage qu'ils appartiennent à la même espèce, car l'essence de la Papauté n'est pas celle de l'Empire. Donc ils sont ordonnés à un être, en qui ils trouvent leur unité.
    « Pour comprendre cette troisième assertions, rappelons-nous que la relation se comporte vis-à-vis de la relation comme le relatif vis-à-vis du relatif. La Papauté et l'Empire, puisqu'ils sont des relations de prééminence, doivent être ordonnés à une relation de prééminence dont ils découlent ; donc, le Pape et l'Empereur, puisqu’ils sont des relatifs, doivent être ordonnés à un être chez qui se trouve, sans caractéristiques particulières, la relation même de prééminence. Ainsi est-il évident que le Pape et l'Empereur, en tant qu'hommes, sont ordonnés à un être unique ; en tant que Pape et en tant qu'Empereur, ils sont ordonnés à un autre être (119) »



La conclusion apparente est que l'Empereur ne peut être ordonné au Pape. Mais il en est une autre qui, pour n'être pas exploitée, n'en est pas moins explicite : si l'Empereur et le Pape sont ordonnés, d'une part en tant qu'hommes, et d'autre part en tant que Pape et Empereur, à deux êtres distincts, ils ne le sont pas immédiatement à Dieu ; autrement dit, il existe bien, à la source de leurs fonctions, cette « substance inférieure à Dieu » en qui « se trouve, sans caractéristiques particulière, la relation de prééminence ». Dante n'était pas homme à se payer de mots ni à poursuivre des chimères, et l'on peut penser plutôt qu'en cette année 1311 où le destin semblait encore en suspens, il était difficile et sans doute inutile d'en dire davantage. Cependant nous n'aurions pas cité ce curieux passage si, quelle que soit la grandeur intellectuelle de son auteur, il n'exprimait qu'une thèse personnelle. Mais l'on sait aujourd'hui qu'il n'en est rien. Comme Wolfram à une autre époque, mais avec une autorité propre à laquelle celle du bon chevalier ne peut se comparer, Dante parlait au nom des organisations initiatiques héritières de l'Ordre du Temple, et en particulier de la Fede Santa dont il était sans doute l'un des chefs. Entre la sereine réserve du premier et l'ardente apologie du second, les événements survenus depuis 1307 font toute la différence.

De Wolfram à Dante, la filiation doctrinale n'a pas à être démontrée. La constatation de traces d'influence islamique chez le grand Gibelin, analogues à celles que nous avons révélées chez son prédécesseur, prend dès lors une signification qui n'aura pas besoin d'être soulignée. Cette influence n'est plus en question aujourd'hui, et, si l'on en discute, c'est seulement sur sa nature. Voici ce que dit B. Landry dans l'Introduction à son édition française du De Monarchia : « Un philosophe imprégné d'averroïsme autant qu'un chrétien peut l'être, tel apparaît Dante en son De Monarchia. D'ailleurs, n'a-t-il pas toujours et partout aimé les Arabes ; rappelons-nous que Dante n'a pas voulu placer en enfer celui que les Augustiniens appellent le Maudit, et que, lui, appelle l'Auteur du Grand Commentaire ; rappelons-nous encore que Siger de Brabant, l'averroïste parisien que Saint Thomas combattit avec une si grande force, siège au Paradis avec son illustre adversaire.

119 De Monarchia, I, III, ch. XII, trad. B. Landry, Alcan, Paris, 1933.

Enfin, n'oublions pas que Dante avait lu et médité la littérature arabe ; il savait les voyages que Mahomet avait faits dans l'autre monde, et on a montré que les cercles de l'Enfer dantesque sont très semblables à ceux de l'Enfer musulman.

  • « Dante est fortement imprégné de la pensée arabe ; il habite un pays que Frédéric II a pétri, et il a été ébloui, comme beaucoup de ses contemporains, par la doctrine qu'à travers Avicenne et surtout Averroès, le Philosophe révélait au monde occidental (120). »



A la vérité, si Dante est imprégné de la pensée arabe (il serait plus exact de dire islamique), ce n'est pas seulement par l'averroïsme mais aussi et surtout par l'ésotérisme çufi, et en particulier par l'enseignement de Ibn Masârra et de Mohyiddîn Ibn Arabî. Les travaux de Miguel Asin Palacios ont montré l'influence indiscutable d'œuvres comme les Futûhât el-Mekkyiah et le Kitâb el-Isrâ sur la Divine Comédie, la Vita Nuova et le Convito (121). Le mot « imprégné » est juste en ce qu'il sous-entend un partage intellectuel se situant aux sources mêmes de la pensée, et dont l'ésotérisme incontesté des œuvres respectives suffit à exclure tout caractère extérieur ou « profane ».
René Guénon a fait observer combien est significatif à cet égard le silence gardé par Dante sur celui auquel il a emprunté le principal du symbolisme de la Divine Comédie, alors qu'il ne se fait pas faute de nommer dans ses œuvres nombres d'auteurs exotériques comme Avicenne, Averroès, Alfarabi, Albumazar, Al Fergani, AlGhazzâli (ce dernier, bien que Maître çufi, était surtout connu en Occident comme docteur), etc.

La doctrine de l'Empire universel chez Dante, en ce qui la concerne, trouve effectivement chez Aristote, à travers les docteurs musulmans, un répondant et une caution. Mais quand il dit, à propos de l'Empereur, que « Dieu seul choisit, Dieu seul investit, car Dieu seul n'a pas de supérieur », ou encore que « l'autorité temporelle du Monarque descend sur lui de la Source universelle de l'autorité, sans aucun intermédiaire (122) », il ne s'agit pas là seulement de la transposition dans un ordre social « idéal » d'une philosophie de l'ordre cosmique : il s'agit d'une réalité vénérable, actuellement vivante et menacée, qu'il importait de défendre à la fois contre ceux qui prétendaient la nier et contre ceux qui la détournaient dans un intérêt de parti, et de promouvoir, en union et équilibre avec l'autorité spirituelle, sur les bases d'authenticité et de régularité que pouvait seule fournir la Sagesse traditionnelle universelle.

120 Ibid., introd., pp. 52-53.
121 Miguel Asin Palacios, El Averroismo teologico de Sto Thomas de Aquino, Zaragoza, 1904 ; La Escatologia musulmana en la Divina Comedia, seguida de la historia y critica de una polemica, Madrid-Granada, 1943. Cf. en français André Bellessort, Dante et Mahomet, in Revue des Deux Mondes, avril 1920 ; Louis Gillet, Dante, Flammarion, Paris, 1941 ; M. Rodinson, « Dante et l'Islam d'après des travaux récents », Revue de l'histoire des Religions, octobre-décembre 1951.
122 De Monarchia, 1. III, ch. XVI, p. 194 de l'éd. Landry.


Pierre Ponsoye : L’Islam et le Graal Islam_19


Ce serait voir les choses sous un jour bien superficiel que de croire que l'aide doctrinale que Dante a trouvée chez les Arabes s'est limitée au Péripatétisme, quand l'on sait qu'il a connu et utilisé l'enseignement de Mohyddîn Ibn Arabî, et alors que le Maître avait formulé, sur l'objet même auquel, lui, Dante, avait voué sa vie, la doctrine la plus profonde et la plus complète qui se soit jamais, sans doute, offerte à l'Occident.

Dans des ouvrages d'exposition directe tels que le De Monarchia ou le Convito, destinés à une large diffusion, et qui devaient compter avec la vigilance du Saint-Offce (on sait que le De Monarchia devait être brûlé en 1327 sur l'ordre du cardinal Du Puget, légat du Pape), on ne peut s'attendre à trouver autre chose que des rapports de fond avec la doctrine du Califat telle que Mohyddîn la présente, notamment au Chapitre 73 de ses Futûhât ( 123). Mais les notions capitales s'y trouvent : celle de l'universalité de l'Empire, et celle de l'investiture divine directe. La dernière, tout au moins, ne doit rien à Aristote, et on leur chercherait vainement, d'autre part, des sources patristiques, sans parler de la doctrine officielle de l'Église, qui, avec les Augustiniens, visait à établir la primauté absolue du Siège pontifical.

On notera que Dante, vraisemblablement pour les motifs indiqués ci-dessus, laisse subsister, complète, l'ambiguïté entre les aspects exotérique et ésotérique de l'Empire comme de la Papauté. Cette ambiguïté se retrouve dans la notion et le mot de Khalifah, par lesquels le Sheikh el-Akbar entend aussi bien le Pôle suprême que l'autorité extérieure islamique. Mais celui-ci, qui n'avait pas les mêmes motifs de silence, distingue nettement un Califat intérieur et un Califat extérieur, le premier seul véritablement universel, en indiquant du reste que les deux fonctions peuvent exceptionnellement coïncider, comme ce fut le cas pour les quatre premiers Califes (Abu Bakr, Omar, Othman et Alî) ainsi que pour quelques autres plus tardifs. On verra peut-être une coïncidence analogue, en ce qui concerne l'Empire, dans la personne du « grand Henri » que Dante place au plus haut degré du Paradis, c'est-à-dire de la « Science" initiatique » (124).
Mais il est difficile de dire si cette coïncidence était effective ou seulement symbolique, Henry VII pouvant n'avoir été, comme Empereur et comme initié, que le représentant de l'autorité invisible que le Rosicrucianisme devait désigner plus tard sous le nom d'Impérator. Si Dante garde à ce sujet une réserve compréhensible, il n'hésite pourtant pas à livrer, sous une forme, il est vrai, énigmatique, des indices significatifs sur l'aspect profond de la tradition impériale et sa finalité spirituelle et eschatologique. Nous voulons parler des mystérieux Veltro (Inferno, I, - 100-111) et « cinquecento diece e cinque, messo di Dio » (Purgatorio, XXXIII, 43-44), héritier de l'Aigle impériale, en qui est annoncée une mission restauratrice à la fois temporelle et spirituelle, d'un caractère nettement apocalyptique.

123 V. plus haut, ch. VI, p. 128, un aperçu de cette doctrine, d'après M. Michel Vâlsan.
124 Paradiso, XXX, 124-148. Cf. Convito, II, ch. XIV : « ... per cielo intendo la scienza e per cieli le scienze. »


Sans préjudice d'application plus restreintes que Dante pouvait avoir accessoirement en vue, il s'agit ici, sans aucun doute, de la transfiguration de l'Empire dans le sacrum Impérium véritable et universel, attendu à la fin des temps. Or cet « envoyé de Dieu » a un correspondant précis dans l'eschatologie islamique, en la personne du Mahdî (le « Guidé » de Dieu), Précurseur de la Seconde Venue.

Une autre notion fondamentale dans l'enseignement de Mohyiddîn est celle de l'unité transcendante de la Prophétie ou de la Tradition universelle. Or, aussitôt après avoir affirmé l'universalité de la fonction impériale, dans la dernière de nos citations, Dante ajoute : « La bonté débordante de cette Source, une et simple en elle-même, se répand en une multitude de ruisseaux. » S'il s'agissait seulement d'affirmer la distinction d'origine du « ruisseau » impérial par rapport au « ruisseau » apostolique, parlerait-il d'une « multitude » ? Même alors la doctrine serait claire, car l'affirmer pour deux suffit pour poser le principe. Et pourrait-il, d'autre part, proclamer l'universalité de l'Empire sans reconnaître cette unité traditionnelle essentielle dont elle n'est qu'un corollaire ? L'enseignement de Wolfram et celui de Dante peuvent, à cet égard, s'éclairer l'un l'autre.

Mais si l'on voulait leur chercher à tous deux des références scripturaires explicites, ce n'est pas dans la Bible qu'on les trouverait : c'est dans le Coran, avec des textes tels que celui-ci, qui résume en quelques mots toute cette séquence doctrinale, et qui est comme le suprême message de l'Islam aux Gens du Livre, c'est-à-dire aux Chrétiens et aux Juifs :


  • « Dis : O Gens du Livre ! Élevez-vous jusqu'à une Parole également valable pour nous et pour vous : que nous n'adorions que Dieu, que nous ne Lui associions rien, que nous ne prenions pas certains d'entre nous comme « seigneurs » en dehors de Dieu. » (Cor., III, 57.)



Par cette Parole, données comme point de rencontre de la Thorah, de l'Évangile et du Coran, le texte sacré définit la Voie du Monothéisme pur (Hanîfyyiah) ou de l'Unité absolue (Tawhîd) qui était celle d'Abraham (Cor., XIII, 29), et qui, au sens métaphysique et initiatique, est celle de l'Identité Suprême, affirmée ouvertement ou ésotériquement par toutes les doctrines traditionnelles. Elle se situe au niveau synthétique de la « Mère du Livre » (Omm el-Kitâb), prototype éternel de tous les Livres révélés, qui est « auprès d'Allâh » (Cor., XIII, 39) (125).
Dans les perspectives judaïque et chrétienne elle est reçue respectivement sous l'aspect principiel de la Thorah et du Verbe ; Ŕ or, pour l'Islam, « le Messie, Jésus, fils de Marie, est l'Envoyé de Dieu et sa Parole qu'Il a projeté dans Marie » (Cor., IV, 169), comme aussi la confirmation de la Thorah (Cor., V, 50). Mais dans la vision islamique elle s'explicite en outre comme synthèse finale et totalisante des Verbes prophétiques antérieurs : celui en qui Allâh l'a « projetée » comme telle, Seyidnâ Mohammed, est le « Sceau de la Prophétie universelle », et c'est pourquoi, selon le Hadîth, il a pu dire : « J'ai reçu les Sommes des Paroles (Jawâmi'u-l-Kalim) et j'ai été suscité pour parfaire les Vertus les plus nobles. » C'est à cette caractéristique spécifique de totalisation prophétique que l'Islam devait et doit sa qualification surnaturelle pour porter aux Gens du Livre un tel message, et pour travailler avec eux à sa réalisation.

Si l'on reprend à ce propos la terminologique de Mohyiddîn Ibn Arabî dans ses Fuçûç el-Hikam, on observera que la Parole également valable répond exactement à la Pierre précieuse christique descendue du Ciel avec les Empreintes de la Royauté divine, mais sous l'aspect spécial de synthèse universelle qui est celui de la Seconde Venue, laquelle marquera la clôture du cycle humain actuel, alors que la synthèse mohammédienne marquait la clôture de la prophétie légiférante. C'est bien cette Pierre dont Flégétânis avait lu le nom dans les étoiles, et que Kyot, par ouï-dire, avait aussitôt reconnue.

Comme Trévrizent le disait à Parzival, « elle n'a pas cessé d'être pure ».

125 A la « Mère du Livre » ou « Coran éternel » répondent notamment le « Vêda primordial », le « Sepher éternel », l' « Évangile éternel ».


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Message par Ligeia Ven 11 Sep - 9:03

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Quelques conclusions



« Tant sainte chose est le Graal » que l'on ne saurait prétendre en épuiser les problèmes, encore moins les significations. C'est pourquoi, au terme de cette étude, nous laisserions volontiers au lecteur le soin de décider lui-même des points qui lui paraissent acquis, souhaitant que les autres lui offrent des directions utiles de recherche et de méditation. L'honneur qui tient au sujet même commande pourtant que nous proposions quelques conclusions. Si elles ne sont pas exclusives, ni, sur certains points, trop catégoriques, elles nous semblent, en tout cas, conformes à la « vérité » du Graal.

La « légende souveraine » n'est pas une invention de poète. Elle n'est pas non plus l'expression romancée d'une certaine théorie de la Grâce. Elle est la résurgence, en terre occidentale chrétienne, d'un courant traditionnel immémorial touchant le Mystère essentiel de toute Révélation, Mystère de la Connaissance de Dieu selon Dieu, « participation à la Nature divine » (II Pierre, I, 4), qui est en soi Vie éternelle (Jean, XVII, 3), consommation de l'Unité (Jean, XVII, 23) : le Mystère de la θέώδιρ ou du Tawhîd métaphysique. Si, dans cette « Fontaine d'enseignement » un moment découverte, les eaux apparemment diverses du Celtisme, du Christianisme, du Judaïsme et de l'Islam ont pu s'unir sans se corrompre, c'est qu'elles étaient intellectuellement et spirituellement pures et venaient de la même unique Source.

Les modes et les circonstances de cette confluence ne sont pas de ceux dont l'histoire puisse garder trace. Mais elle n'a peut-être pas été aussi complexe qu'elle peut le paraître, si l'on songe qu'elle a été précédée par l'intégration chrétienne du legs celtique, et que, lorsqu'elle s'est produite, la conjonction des ésotérismes judaïque et islamique existait de longue date. Mais ce qui ressort du texte de Wolfram comme de multiples données convergentes, c'est que l'ésotérisme islamique a été mandaté à un moment déterminé par les représentants qualifiés de la Sagesse traditionnelle universelle pour entreprendre, en accord avec ses frères chrétiens et juifs, une œuvre de restauration initiatique dont l'un des principaux aspects semble avoir été le rétablissement d'un lien conscient entre les organisations initiatiques occidentales et le Centre spirituel suprême, en vue de cette « réorientation » de l'Occident dont nous parlons plus haut.

On peut, d'après certains indices, se demander si cette action de l'Islam a été comprise de tous ceux qui devaient, normalement, lui prêter leur concours. En tout cas, si le magistère du Graal était unique à l'origine, comme le donne à entendre Wolfram, et comme doit le faire penser sa nature même, son enseignement semble avoir comporté assez tôt deux courant distincts : un courant d'apparence spécifiquement chrétienne, expression en mode chevaleresque de la tradition ésotérique propre du Christianisme enrichie de l'apport celtique, qui s'est développé selon les structures doctrinales et intellectuelles de l'Église d'Occident, à l'intérieur de ses cadres dogmatiques, et, si l'on en croit Robert de Boron, avec son « congé » ; - un courant gardant la marque de son inspiration orientale et de sa filiation islamique et templière, identique quant au fond de la doctrine, mais comportant en outre ouvertement certaines de ses conséquences immédiates, telles que la notion d'universalité du Graal et de l'unité essentielle des traditions, qui impliquaient, non plus seulement l'approfondissement ésotérique du contenu des dogmes, mais leur transposition métaphysique, et tendaient par là à la rupture, par transcendance, des limites intellectuelles tenant au fait même de leur définition, par là également au renversement, pour les élites, des barrières religieuses, et à l'ouverture ou plutôt la réouverture de l'« espace » spirituel chrétien aux influences et à l'assistance providentielles du Centre suprême, condition de la réintégration de la Chrétienté, pour son propre accomplissement, à l'Ordre traditionnel universel que ses propres Écritures lui désignaient comme une réalité et une Norme perpétuelles en la personne et la fonction de Melki-Tsedeq.

Les moyens nécessaires et possibles de cette œuvres étaient, d'une part, une union véritable, institutionnellement garantie, entre les autorités spirituelles des traditions respectives, d'autre part la solution du problème des deux pouvoirs temporel et spirituel, dont l'existence menaçait de plus en plus celle de la Chrétienté et devait si largement contribuer à sa ruine, solution qui reposait uniquement sur la possibilité de les intégrer de façon réelle et efficace à leur principe commun, le Christ, clavis David sceptrumque domus Israël. Cette double possibilité s'offrait alors à la conscience des élites responsables du monde chrétien en cette hypostase mystérieuse, nommée Graal, de la Réalité christique sous ses deux aspects sacerdotal et royal, et dans son Ordre.

Le premier de ces courants semble ne s'être maintenu, après le XIIIème siècle, que dans des organisations de plus en plus restreintes et fermées. Le second, où se reconnaissent le dessein et l'œuvre interrompue des Templiers, leur survécut à travers le Haut Gibelinisme et le Rosicrucianisme, mais ne devait plus subsister, après le départ des derniers Rose-Croix, que dans les vestiges recueillis par la Franc Maçonnerie. Cette dualité, quels qu'en aient été les circonstances et les motifs profonds, a eu pour résultat l'isolement intellectuel du Templarisme, et par là l'échec final, du moins sur le plan historique, du dernier et suprême effort pour conquérir au monde la Cité divine.

Sans doute, avant que la Cité pût descendre du ciel en terre, fallait-il que le monde allât encore en « avalant », et les pages les plus sombres de l'histoire restaient encore à écrire, celle où l'on ne trouverait plus, non seulement le souvenir du Graal, mais même le souvenir de Dieu. Mais si le Graal fut à nouveau perdu, après que les meilleurs eurent cru, un instant, pouvoir espérer en son Empire, ce n'est pas tant, ou d'abord à cause du « péché », qui ne pouvait l'atteindre, que parce que l'Occident, en rejetant finalement un pacte presque conclu, s'était retranché lui-même du mystère de Grâce et de Justice dont il était la chance et la sanction.

Ce mystère est celui de Melki-Tsedeq, prototype éternel du Sacerdoce et fondement de l'Ordre traditionnel universel et impérissable. Le Graal est caché en lui avec la Parole également valable. Il ne cessera jamais d'être cherché, parmi les Gens du Livre et parmi les Gens de l'Unité. C'est avec cette Parole qu'ils le retrouveront, car Celui que tous les « enfants d'Abraham » attendent, le Sacerdos in aeternum promis par serment à Israël, le Messie de la Seconde Venue, Seyidnâ Aïssa, « Sceau de la Sainteté universelle », leur a envoyé d'avance la même convocation.


Tableau généalogique :


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FIN

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