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Orient et Occident

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Message par Ligeia Lun 15 Mar - 20:11

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PREMIÈRE PARTIE

ILLUSIONS OCCIDENTALES


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Chapitre I : Civilisation et progrès


La civilisation occidentale moderne apparaît dans l’histoire comme une véritable anomalie : parmi toutes celles qui nous sont connues plus ou moins complètement, cette civilisation est la seule qui se soit développée dans un sens purement matériel, et ce développement monstrueux, dont le début coïncide avec ce qu’on est convenu d’appeler la Renaissance, a été accompagné, comme il devait l’être fatalement, d’une régression intellectuelle correspondante ; nous ne disons pas équivalente, car il s’agit là de deux ordres de choses entre lesquels il ne saurait y avoir aucune commune mesure. Cette régression en est arrivée à un tel point que les Occidentaux d’aujourd’hui ne savent plus ce que peut être l’intellectualité pure, qu’ils ne soupçonnent même pas que rien de tel puisse exister ; de là leur dédain, non seulement pour les civilisations orientales, mais même pour le moyen âge européen, dont l’esprit ne leur échappe guère moins complètement.

Comment faire comprendre l’intérêt d’une connaissance toute spéculative à des gens pour qui l’intelligence n’est qu’un moyen d’agir sur la matière et de la plier à des fins pratiques, et pour qui la science, dans le sens restreint où ils l’entendent, vaut surtout dans la mesure où elle est susceptible d’aboutir à des applications industrielles ? Nous n’exagérons rien ; il n’y a qu’à regarder autour de soi pour se rendre compte que telle est bien la mentalité de l’immense majorité de nos contemporains ; et l’examen de la philosophie, à partir de Bacon et de Descartes, ne pourrait que confirmer encore ces constatations.
Nous rappellerons seulement que Descartes a limité l’intelligence à la raison, qu’il a assigné pour unique rôle à ce qu’il croyait pouvoir appeler métaphysique de servir de fondement à la physique, et que cette physique elle-même était essentiellement destinée, dans sa pensée, à préparer la constitution des sciences appliquées, mécanique, médecine et morale, dernier terme du savoir humain tel qu’il le concevait ; les tendances qu’il affirmait ainsi ne sont-elles pas déjà celles-là mêmes qui caractérisent à première vue tout le développement du monde moderne ?
Nier ou ignorer toute connaissance pure et supra-rationnelle, c’était ouvrir la voie qui devait mener logiquement, d’une part, au positivisme et à l’agnosticisme, qui prennent leur parti des plus étroites limitations de l’intelligence et de son objet, et, d’autre part, à toutes les théories sentimentalistes et volontaristes, qui s’efforcent de chercher dans l’infra-rationnel ce que la raison ne peut leur donner.
En effet, ceux qui, de nos jours, veulent réagir contre le rationalisme, n’en acceptent pas moins l’identification de l’intelligence tout entière avec la seule raison, et ils croient que celle-ci n’est qu’une faculté toute pratique, incapable de sortir du domaine de la matière ; Bergson a écrit textuellement ceci : « L’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils (sic), et d’en varier indéfiniment la fabrication » (1). Et encore : « L’intelligence, même quand elle n’opère plus sur la matière brute, suit les habitudes qu’elle a contractées dans cette opération : elle applique des formes qui sont celles mêmes de la matière inorganisée. Elle est faite pour ce genre de travail. Seul, ce genre de travail la satisfait pleinement. Et c’est ce qu’elle exprime en disant qu’ainsi seulement elle arrive à la distinction et à la clarté » (2).
A ces derniers traits, on reconnaît sans peine que ce n’est point l’intelligence elle-même qui est en cause, mais tout simplement la conception cartésienne de l’intelligence, ce qui est bien différent ; et, à la superstition de la raison, la « philosophie nouvelle », comme disent ses adhérents, en substitue une autre, plus grossière encore par certains côtés, la superstition de la vie. Le rationalisme, impuissant à s’élever jusqu’à la vérité absolue, laissait du moins subsister la vérité relative ; l’intuitionnisme contemporain rabaisse cette vérité à n’être plus qu’une représentation de la réalité sensible, dans tout ce qu’elle a d’inconsistant et d’incessamment changeant ; enfin, le pragmatisme achève de faire évanouir la notion même de vérité en l’identifiant à celle d’utilité, ce qui revient à la supprimer purement et simplement.

Si nous avons un peu schématisé les choses, nous ne les avons nullement défigurées, et, quelles qu’aient pu être les phases intermédiaires, les tendances fondamentales sont bien celles que nous venons de dire ; les pragmatistes, en allant jusqu’au bout, se montrent les plus authentiques représentants de la pensée occidentale moderne : qu’importe la vérité dans un monde dont les aspirations, étant uniquement matérielles et sentimentales, et non intellectuelles, trouvent toute satisfaction dans l’industrie et dans la morale, deux domaines où l’on se passe fort bien, en effet, de concevoir la vérité ? Sans doute, on n’en est pas arrivé d’un seul coup à cette extrémité, et bien des Européens protesteront qu’ils n’en sont point encore là ; mais nous pensons surtout ici aux Américains, qui en sont à une phase plus « avancée », si l’on peut dire, de la même civilisation : mentalement aussi bien que géographiquement, l’Amérique actuelle est vraiment l’ « Extrême-Occident » ; et l’Europe suivra, sans aucun doute, si rien ne vient arrêter le déroulement des conséquences impliquées dans le présent état des choses.

Mais ce qu’il y a peut-être de plus extraordinaire, c’est la prétention de faire de cette civilisation anormale le type même de toute civilisation, de la regarder comme « la civilisation » par excellence, voire même comme la seule qui mérite ce nom.

(1) L’Évolution créatrice, p. 151.
(2) Ibid., p. 174.


C’est aussi, comme complément de cette illusion, la croyance au « progrès », envisagé d’une façon non moins absolue, et identifié naturellement, dans son essence, avec ce développement matériel qui absorbe toute l’activité de l’Occidental moderne. Il est curieux de constater combien certaines idées arrivent promptement à se répandre et à s’imposer, pour peu, évidemment, qu’elles répondent aux tendances générales d’un milieu et d’une époque ; c’est le cas de ces idées de « civilisation » et de « progrès », que tant de gens croient volontiers universelles et nécessaires, alors qu’elles sont en réalité d’invention toute récente, et que, aujourd’hui encore, les trois quarts au moins de l’humanité persistent à les ignorer ou à n’en tenir aucun compte.

Jacques Bainville a fait remarquer que, « si le verbe civiliser se trouve déjà avec la signification que nous lui prêtons chez les bons auteurs du XVIIIe siècle, le substantif civilisation ne se rencontre que chez les économistes de l’époque qui a précédé immédiatement la Révolution. Littré cite un exemple pris chez Turgot. Littré, qui avait dépouillé toute notre littérature, n’a pas pu remonter plus loin. Ainsi le mot civilisation n’a pas plus d’un siècle et demi d’existence. Il n’a fini par entrer dans le dictionnaire de l’Académie qu’en 1835, il y a un peu moins de cent ans... L’antiquité, dont nous vivons encore, n’avait pas non plus de terme pour rendre ce que nous entendons par civilisation. Si l’on donnait ce mot-là à traduire dans un thème latin, le jeune élève serait bien embarrassé... La vie des mots n’est pas indépendante de la vie des idées. Le mot de civilisation, dont nos ancêtres se passaient fort bien, peut-être parce qu’ils avaient la chose, s’est répandu au XIXe siècle sous l’influence d’idées nouvelles. Les découvertes scientifiques, le développement de l’industrie, du commerce, de la prospérité et du bien-être, avaient créé une sorte d’enthousiasme et même de prophétisme. La conception du progrès indéfini, apparue dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, concourut à convaincre l’espèce humaine qu’elle était entrée dans une ère nouvelle, celle de la civilisation absolue.
C’est à un prodigieux utopiste, bien oublié aujourd’hui, Fourier, que l’on doit d’appeler la période contemporaine celle de la civilisation et de confondre la civilisation avec l’âge moderne... La civilisation, c’était donc le degré de développement et de perfectionnement auquel les nations européennes étaient parvenues au XIXe siècle. Ce terme, compris par tous, bien qu’il ne fût défini par personne, embrassait à la fois le progrès matériel et le progrès moral, l’un portant l’autre, l’un uni à l’autre, inséparables tous deux. La civilisation, c’était en somme l’Europe elle-même, c’était un brevet que se décernait le monde européen » (1). C’est là exactement ce que nous pensons nous-même ; et nous avons tenu à faire cette citation, bien qu’elle soit un peu longue, pour montrer que nous ne sommes pas seul à le penser.

Ainsi, ces deux idées de « civilisation » et de « progrès », qui sont fort étroitement associées, ne datent l’une et l’autre que de la seconde moitié du XVIIIe siècle, c’est-à-dire de l’époque qui, entre autres choses, vit naître aussi le matérialisme (2) ; et elles furent surtout propagées et popularisées par les rêveurs socialistes du début du XIXe siècle. Il faut convenir que l’histoire des idées permet de faire parfois des constatations assez surprenantes, et de réduire certaines imaginations à leur juste valeur ; elle le permettrait surtout si elle était faite et étudiée comme elle devrait l’être, si elle n’était, comme l’histoire ordinaire d’ailleurs, falsifiée par des interprétations tendancieuses, ou bornée à des travaux de simple érudition, à d’insignifiantes recherches sur des points de détail. L’histoire vraie peut être dangereuse pour certains intérêts politiques ; et on est en droit de se demander si ce n est pas pour cette raison que certaines méthodes, en ce domaine, sont imposées officiellement à l’exclusion de toutes les autres : consciemment ou non, on écarte a priori tout ce qui permettrait de voir clair en bien des choses, et c’est ainsi que se forme l’ « opinion publique ».

Mais revenons aux deux idées dont nous venons de parler, et précisons que, en leur assignant une origine aussi rapprochée, nous avons uniquement en vue cette acception absolue, et illusoire selon nous, qui est celle qu’on leur donne le plus communément aujourd’hui. Pour le sens relatif dont les mêmes mots sont susceptibles, c’est autre chose, et, comme ce sens est très légitime, on ne peut dire qu’il s’agisse en ce cas d’idées ayant pris naissance à un moment déterminé ; peu importe qu’elles aient été exprimées d’une façon ou d’une autre, et, si un terme est commode, ce n’est pas parce qu’il est de création récente que nous voyons des inconvénients à son emploi.
Ainsi, nous disons nous-même très volontiers qu’il existe « des civilisations » multiples et diverses ; il serait assez difficile de définir exactement cet ensemble complexe d’éléments de différents ordres qui constitue ce qu’on appelle une civilisation, mais néanmoins chacun sait assez bien ce qu’on doit entendre par là. Nous ne pensons même pas qu’il soit nécessaire d’essayer de renfermer dans une formule rigide les caractères généraux de toute civilisation, ou les caractères particuliers de telle civilisation déterminée ; c’est là un procédé quelque peu artificiel, et nous nous défions grandement de ces cadres étroits où se complaît l’esprit systématique.
De même qu’il y a « des civilisations », il y a aussi, au cours du développement de chacune d’elles, ou de certaines périodes plus ou moins restreintes de ce développement, « des progrès » portant, non point sur tout indistinctement, mais sur tel ou tel domaine défini ; ce n’est là, en somme, qu’une autre façon de dire qu’une civilisation se développe dans un certain sens, dans une certaine direction ; mais, comme il y a des progrès, il y a aussi des régressions, et parfois même les deux choses se produisent simultanément dans des domaines différents. Donc, nous y insistons, tout cela est éminemment relatif ; si l’on veut prendre les mêmes mots dans un sens absolu, ils ne correspondent plus à aucune réalité, et c’est justement alors qu’ils représentent ces idées nouvelles qui n’ont cours que moins de deux siècles, et dans le seul Occident.
Certes, « le Progrès » et « la Civilisation », avec des majuscules, cela peut faire un excellent effet dans certaines phrases aussi creuses que déclamatoires, très propres à impressionner la foule pour qui la parole sert moins à exprimer la pensée qu’à suppléer à son absence ; à ce titre, cela joue un rôle des plus importants dans l’arsenal de formules dont les « dirigeants » contemporains se servent pour accomplir la singulière œuvre de suggestion collective sans laquelle la mentalité spécifiquement moderne ne saurait subsister bien longtemps.
A cet égard, nous ne croyons pas qu’on ait jamais remarqué suffisamment l’analogie, pourtant frappante, que l’action de l’orateur, notamment, présente avec celle de l’hypnotiseur (et celle du dompteur est également du même ordre) ; nous signalons en passant ce sujet d’études à l’attention des psychologues. Sans doute, le pouvoir des mots s’est déjà exercé plus ou moins en d’autres temps que le nôtre ; mais ce dont on n’a pas d’exemple, c’est cette gigantesque hallucination collective par laquelle toute une partie de l’humanité en est arrivée à prendre les plus vaines chimères pour d’incontestables réalités ; et, parmi ces idoles de l’esprit moderne, celles que nous dénonçons présentement sont peut-être les plus pernicieuses de toutes.

(1) L’Avenir de la Civilisation : Revue Universelle, 1er mars 1922, pp. 586-587.
(2) Le mot de « matérialisme » a été imaginé par Berkeley, qui s’en servait seulement pour désigner la croyance à la réalité de la matière ; le matérialisme au sens actuel, c’est-à-dire la théorie d’après laquelle il n’existe rien d’autre que la matière, ne remonte qu’à La Mettrie et à d’Holbach ; il ne doit pas être confondu avec le mécanisme, dont on trouve quelques exemples dans l’antiquité.


Il nous faut revenir encore sur la genèse de l’idée de progrès ; disons, si l’on veut, l’idée de progrès indéfini, pour mettre hors de cause ces progrès spéciaux et limités dont nous n’entendons aucunement contester l’existence. C’est probablement chez Pascal qu’on peut trouver la première trace de cette idée, appliquée d’ailleurs à un seul point de vue : on connaît le passage (1) où il compare l’humanité à « un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement pendant le cours des siècles », et où il fait preuve de cet esprit antitraditionnel qui est une des particularités de l’Occident moderne, déclarant que « ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses », et qu’ainsi leurs opinions ont fort peu de poids ; et, sous ce rapport, Pascal avait eu au moins un précurseur, puisque Bacon avait dit déjà avec la même intention : Antiquitas soeculi, juventus mundi. Il est facile de voir le sophisme inconscient sur lequel se base une telle conception : ce sophisme consiste à supposer que l’humanité, dans son ensemble, suit un développement continu et unilinéaire ; c’est là une vue éminemment « simpliste », qui est en contradiction avec tous les faits connus.
L’histoire nous montra en effet, à toute époque, des civilisations indépendantes les unes des autres, souvent même divergentes, dont certaines naissent et se développent pendant que d’autres tombent en décadence et meurent, ou sont anéanties brusquement dans quelque cataclysme ; et les civilisations nouvelles ne recueillent point toujours l’héritage des anciennes. Qui oserait soutenir sérieusement, par exemple, que les Occidentaux modernes ont profité, si indirectement que ce soit, de la plupart des connaissances qu’avaient accumulées les Chaldéens ou les Égyptiens, sans parler des civilisations dont le nom même n’est pas parvenu jusqu’à nous ?

Du reste, il n’y a pas besoin de remonter si loin dans le passé, puisqu’il est des sciences qui étaient cultivées dans le moyen âge européen, et dont on n’a plus de nos jours la moindre idée. Si l’on veut conserver la représentation de l’ « homme collectif » qu’envisage Pascal (qui l’appelle très improprement « homme universel »), il faudra donc dire que, s’il est des périodes où il apprend, il en est d’autres où il oublie, ou bien que, tandis qu’il apprend certaines choses, il en oublie d’autres ; mais la réalité est encore plus complexe, puisqu’il y a simultanément, comme il y en a toujours eu, des civilisations qui ne se pénètrent pas, qui s’ignorent mutuellement : telle est bien, aujourd’hui plus que jamais, la situation de la civilisation occidentale par rapport aux civilisations orientales. Au fond, l’origine de l’illusion qui s’est exprimée chez Pascal est tout simplement celle-ci : les Occidentaux, à partir de la Renaissance, ont pris l’habitude de se considérer exclusivement comme les héritiers et les continuateurs de l’antiquité gréco-romaine, et de méconnaître ou d’ignorer systématiquement tout le reste ; c’est ce que nous appelons le « préjugé classique ».

L’humanité dont parle Pascal commence aux Grecs, elle se continue avec les Romains, puis il y a dans son existence une discontinuité correspondant au moyen âge, dans lequel il ne peut voir, comme tous les gens du XVIIe siècle, qu’une période de sommeil ; enfin vient la Renaissance, c’est-à-dire le réveil de cette humanité, qui, à partir de ce moment, sera composée de l’ensemble des peuples européens. C’est une bizarre erreur, et qui dénote un horizon mental singulièrement borné, que celle qui consiste à prendre ainsi la partie pour le tout ; on pourrait en découvrir l’influence en plus d’un domaine : les psychologues, par exemple, limitent ordinairement leurs observations à un seul type d’humanité, l’Occidental moderne, et ils étendent abusivement les résultats ainsi obtenus jusqu’à prétendre en faire, sans exception, des caractères de l’homme en général.

(1) Fragment d’un Traité du Vide.

Il est essentiel de noter que Pascal n’envisageait encore qu’un progrès intellectuel, dans les limites où lui-même et son époque concevaient l’intellectualité ; c’est bien vers la fin du XVIIIe siècle qu’apparut, avec Turgot et Condorcet, l’idée de progrès étendue à tous les ordres d’activité ; et cette idée était alors si loin d’être généralement acceptée que Voltaire s’empressa de la tourner en ridicule. Nous ne pouvons songer à faire ici l’histoire complète des diverses modifications que cette même idée subit au cours du XIXe siècle, et des complications pseudo-scientifiques qui y furent apportées lorsque, sous le nom d’ « évolution », on voulut l’appliquer, non plus seulement à l’humanité, mais à tout l’ensemble des êtres vivants.
L’évolutionnisme, en dépit de multiples divergences plus ou moins importantes, est devenu un véritable dogme officiel : on enseigne comme une loi, qu’il est interdit de discuter, ce qui n’est en réalité que la plus gratuite et la plus mal fondée de toutes les hypothèses ; à plus forte raison en est-il ainsi de la conception du progrès humain, qui n’apparaît plus là-dedans que comme un simple cas particulier. Mais, avant d’en arriver là, il y a eu bien des vicissitudes, et, parmi les partisans mêmes du progrès, il en est qui n’ont pu s’empêcher de formuler des réserves assez graves : Auguste Comte, qui avait commencé par être disciple de Saint-Simon, admettait un progrès indéfini en durée, mais non en étendue ; pour lui, la marche de l’humanité pouvait être représentée par une courbe qui a une asymptote, dont elle se rapproche indéfiniment sans jamais l’atteindre, de telle façon que l’amplitude du progrès possible, c’est-à-dire la distance de l’état actuel à l’état idéal, représentée par celle de la courbe à l’asymptote, va sans cesse en décroissant. Rien n’est plus facile que de montrer les confusions sur lesquelles repose la théorie fantaisiste à laquelle Comte a donné le nom de « loi des trois états », et dont la principale consiste à supposer que l’unique objet de toute connaissance possible est l’explication des phénomènes naturels ; comme Bacon et Pascal, il comparait les anciens à des enfants, tandis que d’autres, à une époque plus récente, ont cru mieux faire en les assimilant aux sauvages, qu’ils appellent des « primitifs », alors que, pour notre part, nous les regardons au contraire comme des dégénérés (1).

D’un autre côté, certains, ne pouvant faire autrement que de constater qu’il y a des hauts et des bas dans ce qu’ils connaissent de l’histoire de l’humanité, en sont venus à parler d’un « rythme du progrès » ; il serait peut-être plus simple et plus logique, dans ces conditions, de ne plus parler de progrès du tout, mais, comme il faut sauvegarder à tout prix le dogme moderne, on suppose que « le progrès » existe quand même comme résultante finale de tous les progrès partiels et de toutes les régressions. Ces restrictions et ces discordances devraient donner à réfléchir, mais bien peu semblent s’en apercevoir ; les différentes écoles ne peuvent se mettre d’accord entre elles, mais il demeure entendu qu’on doit admettre le progrès et l’évolution, sans quoi on ne saurait probablement avoir droit à la qualité de « civilisé ».

(1) En dépit de l’influence de l’ « école sociologique », il y a, même dans les milieux « officiels », quelques savants qui pensent comme nous sur ce point, notamment M. Georges Foucart, qui, dans l’introduction de son ouvrage intitulé Histoire des religions et Méthode comparative, défend la thèse de la « dégénérescence » et mentionne plusieurs de ceux qui s’y sont ralliés. M. Foucart fait à ce propos une excellent critique de l’ « école sociologique » et de ses méthodes, et il déclare en propres termes qu’ « il ne faut pas confondre le totémisme ou la sociologie avec l’ethnologie sérieuse ».

Un autre point est encore digne de remarque : si l’on recherche quelles sont les branches du prétendu progrès dont il est le plus souvent question aujourd’hui, celles auxquelles toutes les autres semblent se ramener dans la pensée de nos contemporains, on s’aperçoit qu’elles se réduisent à deux, le « progrès matériel » et le « progrès moral » ; ce sont les seules que Jacques Bainville ait mentionnées comme comprises dans l’idée courante de « civilisation », et nous pensons que c’est avec raison. Sans doute, certains parlent bien encore de « progrès intellectuel », mais cette expression, pour eux, est essentiellement synonyme de « progrès scientifique », et elle s’applique surtout au développement des sciences expérimentales et de leurs applications.

On voit donc reparaître ici cette dégradation de l’intelligence qui aboutit à l’identifier avec le plus restreint et le plus inférieur de tous ses usages, l’action sur la matière en vue de la seule utilité pratique ; le soi-disant « progrès intellectuel » n’est plus ainsi, en définitive, que le « progrès matériel » lui-même, et, si l’intelligence n’était que cela, il faudrait accepter la définition qu’en donne Bergson.
A la vérité, la plupart des Occidentaux actuels ne conçoivent pas que l’intelligence soit autre chose ; elle se réduit pour eux, non plus même à la raison au sens cartésien, mais à la plus infime partie de cette raison, à ses opérations les plus élémentaires, à ce qui demeure toujours en étroite liaison avec ce monde sensible dont ils ont fait le champ unique et exclusif de leur activité. Pour ceux qui savent qu’il y a autre chose et qui persistent à donner aux mots leur vraie signification, ce n’est point de « progrès intellectuel » qu’il peut s’agir à notre époque, mais bien au contraire de décadence, ou mieux encore de déchéance intellectuelle ; et, parce qu’il est des voies de développement qui sont incompatibles, c’est là précisément la rançon du « progrès matériel », le seul dont l’existence au cours des derniers siècles soit un fait réel : progrès scientifique si l’on veut, mais dans une acception extrêmement limitée, et progrès industriel bien plus encore que scientifique.
Développement matériel et intellectualité pure sont vraiment en sens inverse ; qui s’enfonce dans l’un s’éloigne nécessairement de l’autre ; que l’on remarque bien, d’ailleurs, que nous dirons ici intellectualité, non rationalité, car le domaine de la raison n’est qu’intermédiaire, en quelque façon, entre celui des sens et celui de l’intellect supérieur : si la raison reçoit un reflet de ce dernier, alors même qu’elle le nie et se croit la plus haute faculté de l’être humain, c’est toujours des données sensibles que sont tirées les notions qu’elle élabore. Nous voulons dire que le général, objet propre de la raison, et par suite de la science qui est l’œuvre de celle-ci, s’il n’est pas de l’ordre sensible, procède cependant de l’individuel, qui est perçu par les sens ; on peut dire qu’il est au delà du sensible, mais non au-dessus ; il n’est de transcendant que l’universel, objet de l’intellect pur, au regard duquel le général lui-même rentre purement et simplement dans l’individuel.

C’est là la distinction fondamentale de la connaissance métaphysique et de la connaissance scientifique, telle que nous l’avons exposée plus amplement ailleurs (1) ; et, si nous la rappelons ici, c’est que l’absence totale de la première et le déploiement désordonné de la seconde constituent les caractères les plus frappants de la civilisation occidentale dans son état actuel.

(1) Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 2e partie, ch. V.

Pour ce qui est de la conception du « progrès moral », elle représente l’autre élément prédominant de la mentalité moderne, nous voulons dire la sentimentalité ; et la présence de cet élément n’est point pour nous faire modifier le jugement que nous avons formulé en disant que la civilisation occidentale est toute matérielle. Nous savons bien que certains veulent opposer le domaine du sentiment à celui de la matière, faire du développement de l’un une sorte de contrepoids à l’envahissement de l’autre, et prendre pour idéal un équilibre aussi stable que possible entre ces deux éléments complémentaires. Telle est peut-être, au fond, la pensée des intuitionnistes qui, associant indissolublement l’intelligence à la matière, tentent de s’en affranchir à l’aide d’un instinct assez mal défini ; telle est plus sûrement encore celle des pragmatistes, pour qui la notion d’utilité, destinée à remplacer celle de vérité, se présente à la fois sous l’aspect matériel et sous l’aspect moral ; et nous voyons encore ici à quel point le pragmatisme exprime les tendances spéciales du monde moderne, et surtout du monde anglo-saxon qui en est la fraction la plus typique. En fait, matérialité et sentimentalité, bien loin de s’opposer, ne peuvent guère aller l’une sans l’autre, et toutes deux acquièrent ensemble leur développement le plus extrême ; nous en avons la preuve en Amérique, où, comme nous avons eu l’occasion de le faire remarquer dans nos études sur le théosophisme et le spiritisme, les pires extravagances « pseudo-mystiques » naissent et se répandent avec une incroyable facilité, en même temps que l’industrialisme et sa passion des « affaires » sont poussés à un degré qui confine à la folie ; quand les choses en sont là, ce n’est plus un équilibre qui s’établit entre les deux tendances, ce sont deux déséquilibres qui s’ajoutent l’un à l’autre et, au lieu de se compenser, s’aggravent mutuellement. La raison de ce phénomène est facile à apercevoir : là où l’intellectualité est réduite au minimum, il est tout naturel que la sentimentalité prenne le dessus ; et d’ailleurs celle-ci, en elle-même, est fort proche de l’ordre matériel : il n’y a rien, dans tout le domaine psychologique, qui soit plus étroitement dépendant de l’organisme, et, en dépit de Bergson, c’est le sentiment, et non l’intelligence, qui nous apparaît comme lié à la matière.

Nous savons bien ce que peuvent répondre à cela les intuitionnistes : l’intelligence, telle qu’ils la conçoivent, est liée à la matière inorganique (c’est toujours le mécanisme cartésien et ses dérivés qu’ils ont en vue) ; le sentiment l’est à la matière vivante, qui leur paraît occuper un degré plus élevé dans l’échelle des existences. Mais, inorganique ou vivante, c’est toujours de la matière, et il ne s’agit jamais là-dedans que des choses sensibles ; il est décidément impossible à la mentalité moderne, et aux philosophies qui la représentent, de se dégager de cette limitation. A la rigueur, si l’on tient à ce qu’il y ait là une dualité de tendances, il faudra rattacher l’une à la matière, l’autre à la vie, et cette distinction peut effectivement servir à classer, d’une manière assez satisfaisante, les grandes superstitions de notre époque ; mais, nous le répétons, tout cela est du même ordre et ne peut se dissocier réellement ; ces choses sont situées sur un même plan, et non superposées hiérarchiquement. Ainsi, le « moralisme » de nos contemporains n’est bien que le complément nécessaire de leur matérialisme pratique (1) : et il serait parfaitement illusoire de vouloir exalter l’un au détriment de l’autre, puisque, étant nécessairement solidaires, ils se développent tous deux simultanément et dans le même sens, qui est celui de ce qu’on est convenu d’appeler la « civilisation ».

(1) Nous disons matérialisme pratique pour désigner une tendance, et pour la distinguer du matérialisme philosophique, qui est une théorie, et dont cette tendance n’est pas forcément dépendante.

Nous venons de voir pourquoi les conceptions du « progrès matériel » et du « progrès moral » sont inséparables, et pourquoi la seconde tient, de façon à peu près aussi constante que la première, une place si considérable dans les préoccupations de nos contemporains. Nous n’avons nullement contesté l’existence du « progrès matériel », mais seulement son importance : ce que nous soutenons, c’est qu’il ne vaut pas ce qu’il fait perdre du côté intellectuel, et que, pour être d’un autre avis, il faut tout ignorer de l’intellectualité vraie ; maintenant, que faut-il penser de la réalité du « progrès moral » ?

C’est là une question qu’il n’est guère possible de discuter sérieusement, parce que, dans ce domaine sentimental, tout n’est qu’affaire d’appréciation et de préférences individuelles ; chacun appellera « progrès » ce qui sera en conformité avec ses propres dispositions, et, en somme, il n’y a pas à donner raison à l’un plutôt qu’à l’autre. Ceux dont les tendances sont en harmonie avec celles de leur époque ne peuvent faire autrement que d’être satisfaits du présent état des choses, et c’est ce qu’ils traduisent à leur manière en disant que telle époque est en progrès sur celles qui l’ont précédée ; mais souvent cette satisfaction de leurs aspirations sentimentales n’est encore que relative, parce que les événements ne se déroulent pas toujours au gré de leurs désirs et c’est pourquoi ils supposent que le progrès se continuera au cours des époques futures. Les faits viennent parfois apporter un démenti à ceux qui sont persuadés de la réalité actuelle du « progrès moral », suivant les conceptions qu’on s’en fait le plus habituellement ; mais ceux-là en sont quittes pour modifier quelque peu leurs idées à cet égard, ou pour reporter dans un avenir plus ou moins lointain la réalisation de leur idéal, et ils pourraient se tirer d’embarras, eux aussi, en parlant d’un « rythme du progrès ». D’ailleurs, ce qui est encore beaucoup plus simple, ils s’empressent ordinairement d’oublier la leçon de l’expérience ; tels sont ces rêveurs incorrigibles qui, à chaque nouvelle guerre, ne manquent pas de prophétiser qu’elle sera la dernière.

Au fond, la croyance au progrès indéfini n’est que la plus naïve et la plus grossière de toutes les formes de l’ « optimisme » ; quelles que soient ses modalités, elle est donc toujours d’essence sentimentale, même lorsqu’il s’agit du « progrès matériel ». Si l’on nous objecte que nous avons reconnu nous-même l’existence de celui-ci, nous répondrons que nous ne l’avons reconnue que dans les limites où les faits nous la montrent, et que nous n’accordons aucunement pour cela qu’il doive ni même qu’il puisse se poursuivre indéfiniment ; du reste, comme il ne nous paraît point être ce qu’il y a de mieux au monde, au lieu de l’appeler progrès, nous préférerions l’appeler tout simplement développement ; ce n’est pas par lui-même que ce mot de progrès est gênant, mais c’est en raison de l’idée de « valeur » qui a fini par s’y attacher presque invariablement.

Cette remarque en amène une autre : c’est qu’il y a bien aussi une réalité qui se dissimule sous le prétendu « progrès moral », ou qui, si l’on préfère, en entretient l’illusion ; cette réalité, c’est le développement de la sentimentalité, qui, toute question d’appréciation à part, existe en effet dans le monde moderne, aussi incontestablement que celui de l’industrie et du commerce (et nous avons dit pourquoi l’un ne va pas sans l’autre). Ce développement, excessif et anormal selon nous, ne peut manquer d’apparaître comme un progrès à ceux qui mettent la sentimentalité au-dessus de tout ; et peut-être dira-t-on que, en parlant de simples préférences comme nous le faisions tout à l’heure, nous nous sommes enlevé par avance le droit de leur donner tort. Mais il n’en est rien : ce que nous disions alors s’applique au sentiment, et au sentiment seul, dans ses variations d’un individu à un autre ; s’il s’agit de mettre le sentiment, considéré en général, à sa juste place par rapport à l’intelligence, il en va tout autrement, parce qu’il y a là une hiérarchie nécessaire à observer. Le monde moderne a proprement renversé les rapports naturels des divers ordres ; encore une fois, amoindrissement de l’ordre intellectuel (et même absence de l’intellectualité pure), exagération de l’ordre matériel et de l’ordre sentimental, tout cela se tient, et c’est tout cela qui fait de la civilisation occidentale actuelle une anomalie, pour ne pas dire une monstruosité.

Voilà comment les choses apparaissent lorsqu’on les envisage en dehors de tout préjugé ; et c’est ainsi que les voient les représentants les plus qualifiés des civilisations orientales, qui n’y apportent aucun parti pris, car le parti pris est toujours chose sentimentale, non intellectuelle, et leur point de vue est purement intellectuel. Si les Occidentaux ont quelque peine à comprendre cette attitude, c’est qu’ils sont invinciblement portés à juger les autres d’après ce qu’ils sont eux-mêmes et à leur prêter leurs propres préoccupations, comme ils leur prêtent leurs façons de penser et ne se rendent même pas compte qu’il puisse en exister d’autres, tant leur horizon mental est étroit ; de là vient leur complète incompréhension de toutes les conceptions orientales.
La réciproque n’est point vraie : les Orientaux, quand ils en ont l’occasion et quand ils veulent s’en donner la peine, n’éprouvent guère de difficulté à pénétrer et à comprendre les connaissances spéciales de l’Occident, car ils sont habitués à des spéculations autrement vastes et profondes, et qui peut le plus peut le moins ; mais, en général, ils ne sont guère tentés de se livrer à ce travail, qui risquerait de leur faire perdre de vue ou tout au moins négliger, pour des choses qu’ils estiment insignifiantes, ce qui est pour eux l’essentiel. La science occidentale est analyse et dispersion ; la connaissance orientale est synthèse et concentration ; mais nous aurons l’occasion de revenir là-dessus.
Quoi qu’il en soit, ce que les Occidentaux appellent civilisation, les autres l’appelleraient plutôt barbarie, parce qu’il y manque précisément l’essentiel, c’est-à-dire un principe d’ordre supérieur ; de quel droit les Occidentaux prétendraient-ils imposer à tous leur propre appréciation ?
Ils ne devraient pas oublier, d’ailleurs, qu’ils ne sont qu’une minorité dans l’ensemble de l’humanité terrestre ; évidemment, cette considération de nombre ne prouve rien à nos yeux, mais elle devrait faire quelque impression sur des gens qui ont inventé le « suffrage universel » et qui croient à sa vertu. Si encore ils ne faisaient que se complaire dans l’affirmation de la supériorité imaginaire qu’ils s’attribuent, cette illusion ne ferait de tort qu’à eux-mêmes ; mais ce qui est le plus terrible, c’est leur fureur de prosélytisme : chez eux, l’esprit de conquête se déguise sous des prétextes « moralistes », et c’est au nom de la « liberté » qu’ils veulent contraindre le monde entier à les imiter !
Le plus étonnant, c’est que, dans leur infatuation, ils s’imaginent de bonne foi qu’ils ont du « prestige » auprès de tous les autres peuples : parce qu’on les redoute comme on redoute une force brutale, ils croient qu’on les admire ; l’homme qui est menacé d’être écrasé par une avalanche est-il pour cela frappé de respect et d’admiration ? La seule impression que les inventions mécaniques, par exemple, produisent sur la généralité des Orientaux, c’est une impression de profonde répulsion ; tout cela leur parait assurément plus gênant qu’avantageux, et, s’ils se trouvent obligés d’accepter certaines nécessités de l’époque actuelle, c’est avec l’espoir de s’en débarrasser un jour ou l’autre ; cela ne les intéresse pas et ne les intéressera jamais véritablement.

Ce que les Occidentaux appellent progrès, ce n’est pour les Orientaux que changement et instabilité ; et le besoin de changement, si caractéristique de l’époque moderne, est à leurs yeux une marque d’infériorité manifeste : celui qui est parvenu à un état d’équilibre n’éprouve plus ce besoin, de même que celui qui sait ne cherche plus. Dans ces conditions, il est assurément difficile de s’entendre, puisque les mêmes faits donnent lieu, de part et d’autre, à des interprétations diamétralement opposées ; que serait-ce si les Orientaux voulaient aussi, à l’instar des Occidentaux, et par les mêmes moyens qu’eux, imposer leur manière de voir ?
Mais qu’on se rassure : rien n’est plus contraire à leur nature que la propagande, et ce sont là des soucis qui leur sont parfaitement étrangers ; sans prêcher la « liberté », ils laissent les autres penser ce qu’ils veulent, et même ce qu’on pense d’eux leur est fort indifférent. Tout ce qu’ils demandent, au fond, c’est qu’on les laisse tranquilles ; mais c’est ce que refusent d’admettre les Occidentaux, qui sont allés les trouver chez eux, il ne faut pas l’oublier, et qui s’y sont comportés de telle façon que les hommes les plus paisibles peuvent à bon droit en être exaspérés.
Nous nous trouvons ainsi en présence d’une situation de fait qui ne saurait durer indéfiniment ; il n’est qu’un moyen pour les Occidentaux de se rendre supportables : c’est, pour employer le langage habituel de la politique coloniale, qu’ils renoncent à l’ « assimilation » pour pratiquer l’ « association », et cela dans tous les domaines ; mais cela seul exige déjà une certaine modification de leur mentalité, et la compréhension de quelques-unes au moins des idées que nous exposons ici.


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Message par Ligeia Mar 13 Avr - 11:01

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CHAPITRE II : LA SUPERSTITION DE LA SCIENCE

Partie 1 :


La civilisation occidentale moderne a, entre autres prétentions, celle d’être éminemment « scientifique » ; il serait bon de préciser un peu comment on entend ce mot, mais c’est ce qu’on ne fait pas d’ordinaire, car il est du nombre de ceux auxquels nos contemporains semblent attacher une sorte de pouvoir mystérieux, indépendamment de leur sens.
La « Science », avec une majuscule, comme le « Progrès » et la « Civilisation », comme le « Droit », la « Justice » et la « Liberté », est encore une de ces entités qu’il faut mieux ne pas chercher à définir, et qui risquent de perdre tout leur prestige dès qu’on les examine d’un peu trop près. Toutes les soi-disant « conquêtes » dont le monde moderne est si fier se réduisent ainsi à de grands mots derrière lesquels il n’y a rien ou pas grand-chose : suggestion collective, avons-nous dit, illusion qui, pour être partagée par tant d’individus et pour se maintenir comme elle le fait, ne saurait être spontanée ; peut-être essaierons-nous quelque jour d’éclaircir un peu ce coté de la question.

Mais, pour le moment, ce n’est pas de cela principalement qu’il s’agit ; nous constatons seulement que l’Occident actuel croit aux idées que nous venons de dire, si tant est que l’on puisse appeler cela des idées, de quelque façon que cette croyance lui soit venue. Ce ne sont pas vraiment des idées, car beaucoup de ceux qui prononcent ces mots avec le plus de conviction n’ont dans la pensée rien de bien net qui y corresponde ; au fond, il n’y a là, dans la plupart des cas, que l’expression, on pourrait même dire la personnification, d’aspirations sentimentales plus ou moins vagues. Ce sont de véritables idoles, les divinités d’une sorte de « religion laïque » qui n’est pas nettement définie, sans doute, et qui ne peut pas l’être, mais qui n’en a pas moins une existence très réelle : ce n’est pas de la religion au sens propre du mot, mais c’est ce qui prétend s’y substituer, et qui mériterait mieux d’être appelé « contre-religion ».

La première origine de cet état de choses remonte au début même de l’époque moderne, où l’esprit antitraditionnel se manifesta immédiatement par la proclamation du « libre examen », c’est-à-dire de l’absence, dans l’ordre doctrinal, de tout principe supérieur aux opinions individuelles. L’anarchie intellectuelle devait fatalement en résulter : de là la multiplicité indéfinie des sectes religieuses et pseudo-religieuses, des systèmes philosophiques visant avant tout à l’originalité, des théories scientifiques aussi éphémères que prétentieuses ; invraisemblable chaos que domine pourtant une certaine unité, puisqu’il existe bien un esprit spécifiquement moderne dont tout cela procède, mais une unité toute négative en somme, puisque c’est proprement une absence de principe, se traduisant par cette indifférence à l’égard de la vérité et de l’erreur qui a reçu, depuis le XVIIIe siècle, le nom de « tolérance ».

Qu’on nous comprenne bien : nous n’entendons point blâmer la tolérance pratique, qui s’exerce envers les individus, mais seulement la tolérance théorique, qui prétend s’exercer envers les idées et leur reconnaître à toutes les mêmes droits, ce qui devrait logiquement impliquer un scepticisme radical ; et d’ailleurs nous ne pouvons nous empêcher de constater que, comme tous les propagandistes, les apôtres de la tolérance sont très souvent, en fait, les plus intolérants des hommes. Il s’est produit, en effet, cette chose qui est d’une ironie singulière : ceux qui ont voulu renverser tous les dogmes ont créé à leur usage, nous ne dirons pas un dogme nouveau, mais une caricature de dogme, qu’ils sont parvenus à imposer à la généralité du monde occidental ; ainsi se sont établies, sous prétexte d’« affranchissement de la pensée », les croyances les plus chimériques qu’on ait jamais vues en aucun temps, sous la forme de ces diverses idoles dont nous énumérions tout à l’heure quelques-unes des principales.

De toutes les superstitions prêchées par ceux-là mêmes qui font profession de déclamer à tout propos contre la « superstition », celle de la « science » et de la « raison » est la seule qui ne semble pas, à première vue, reposer sur une base sentimentale ; mais il y a parfois un rationalisme qui n’est que du sentimentalisme déguisé, comme ne le prouve que trop la passion qu’y apportent ses partisans, la haine dont ils témoignent contre tout ce qui contrarie leurs tendances ou dépasse leur compréhension. D’ailleurs, en tout cas, le rationalisme correspondant à un amoindrissement de l’intellectualité, il est naturel que son développement aille de pair avec celui du sentimentalisme, ainsi que nous l’avons expliqué au chapitre précédent ; seulement, chacune de ces deux tendances peut être représentée plus spécialement par certaines individualités ou par certains courants de pensée, et, en raison des expressions plus ou moins exclusives et systématiques qu’elles sont amenées à revêtir, il peut même y avoir entre elles des conflits apparents qui dissimulent leur solidarité profonde aux yeux des observateurs superficiels.

Le rationalisme moderne commence en somme à Descartes (il avait même eu quelques précurseurs au XVIe siècle), et l’on peut suivre sa trace à travers toute la philosophie moderne, non moins que dans le domaine proprement scientifique ; la réaction actuelle de l’intuitionnisme et du pragmatisme contre ce rationalisme nous fournit l’exemple d’un de ces conflits, et nous avons vu cependant que Bergson acceptait parfaitement la définition cartésienne de l’intelligence ; ce n’est pas la nature de celle-ci qui est mise en question, mais seulement sa suprématie.
Au XVIIIe siècle, il y eut aussi antagonisme entre le rationalisme des encyclopédistes et le sentimentalisme de Rousseau ; et pourtant l’un et l’autre servirent également à la préparation du mouvement révolutionnaire, ce qui montre qu’ils rentraient bien dans l’unité négative de l’esprit antitraditionnel.

Si nous rapprochons cet exemple du précédent, ce n’est pas que nous prêtions à Bergson aucune arrière-pensée politique ; mais nous ne pouvons nous empêcher de songer à l’utilisation de ses idées dans certains milieux syndicalistes, surtout en Angleterre, tandis que, dans d’autres milieux du même genre, l’esprit « scientiste » est plus que jamais en honneur. Au fond, il semble qu’une des grandes habiletés des « dirigeants » de la mentalité moderne consiste à favoriser alternativement ou simultanément l’une et l’autre des deux tendances en question suivant l’opportunité, à établir entre elles une sorte de dosage, par un jeu d’équilibre qui répond à des préoccupations assurément plus politiques qu’intellectuelles ; cette habileté, du reste, peut n’être pas toujours voulue, et nous n’entendons mettre en doute la sincérité d’aucun savant, historien ou philosophe ; mais ceux-ci ne sont souvent que des « dirigeants » apparents, et ils peuvent être eux-mêmes dirigés ou influencés sans s’en apercevoir le moins du monde. De plus, l’usage qui est fait de leurs idées ne répond pas toujours à leurs propres intentions, et on aurait tort de les en rendre directement responsables ou de leur faire grief de n’avoir pas prévu certaines conséquences plus ou moins lointaines ; mais il suffit que ces idées soient conformes à l’une ou à l’autre des deux tendances dont nous parlons pour qu’elles soient utilisables dans le sens que nous venons de dire ; et, étant donné l’état d’anarchie intellectuelle dans lequel est plongé l’Occident, tout se passe comme s’il s’agissait de tirer du désordre même, et de tout ce qui s’agite dans le chaos, tout le parti possible pour la réalisation d’un plan rigoureusement déterminé.
Nous ne voulons pas insister là-dessus outre mesure, mais il nous est bien difficile de ne pas y revenir de temps à autre, car nous ne pouvons admettre qu’une race tout entière soit purement et simplement frappée d’une sorte de folie qui dure depuis plusieurs siècles, et il faut bien qu’il y ait quelque chose qui donne, malgré tout, une signification à la civilisation moderne ; nous ne croyons pas au hasard, et nous sommes persuadé que tout ce qui existe doit avoir une cause ; libre à ceux qui sont d’un autre avis de laisser de côté cet ordre de considérations.

Maintenant, dissociant les deux tendances principales de la mentalité moderne pour mieux les examiner, et abandonnant momentanément le sentimentalisme que nous retrouverons plus loin, nous pouvons nous demander ceci : qu’est exactement cette « science » dont l’Occident est si infatué ? Un Hindou, résumant avec une extrême concision ce qu’en pensent tous les Orientaux qui ont eu l’occasion de la connaître, l’a caractérisée très justement par ces mots : « La science occidentale est un savoir ignorant » (1).
Le rapprochement de ces deux termes n’est point une contradiction, et voici ce qu’il veut dire : c’est bien, si l’on veut, un savoir qui a quelque réalité, puisqu’il est valable et efficace dans un certain domaine relatif ; mais c’est un savoir irrémédiablement borné, ignorant de l’essentiel, un savoir qui manque de principe, comme tout ce qui appartient en propre à la civilisation occidentale moderne. La science, telle que la conçoivent nos contemporains, est uniquement l’étude des phénomènes du monde sensible, et cette étude est entreprise et menée de telle façon qu’elle ne peut, nous y insistons, être rattachée à aucun principe d’un ordre supérieur ; ignorant résolument tout ce qui la dépasse, elle se rend ainsi pleinement indépendante dans son domaine, cela est vrai, mais cette indépendance dont elle se glorifie n’est faite que de sa limitation même.
Bien mieux, elle va jusqu’à nier ce qu’elle ignore, parce que c’est là le seul moyen de ne pas avouer cette ignorance ; ou, si elle n’ose pas nier formellement qu’il puisse exister quelque chose qui ne tombe pas sous son emprise, elle nie du moins que cela puisse être connu de quelque manière que ce soit, ce qui en fait revient au même, et elle prétend englober toute connaissance possible.

1 The Miscarriage of Life in the West, par Ramanathan, procureur général à Ceylan : Hibbert Journal, VII, 1 ; cité par Benjamin Kidd, La Science de Puissance, p. 110 de la traduction française.

Par un parti pris souvent inconscient, les « scientistes » s’imaginent comme Auguste Comte, que l’homme ne s’est jamais proposé d’autre objet de connaissance qu’une explication des phénomènes naturels ; parti pris inconscient, disons-nous, car ils sont évidemment incapables de comprendre qu’on puisse aller plus loin, et ce n’est pas là ce que nous leur reprochons, mais seulement leur prétention de refuser aux autres la possession ou l’usage de facultés qui leur manquent à eux-mêmes : on dirait des aveugles qui nient, sinon l’existence de la lumière, du moins celle du sens de la vue, pour l’unique raison qu’ils en sont privés.
Affirmer qu’il y a, non pas simplement de l’inconnu, mais bien de l’« inconnaissable », suivant le mot de Spencer, et faire d’une infirmité intellectuelle une borne qu’il n’est permis à personne de franchir, voilà ce qui ne s’était jamais vu nulle part ; et jamais on n’avait vu non plus des hommes faire d’une affirmation d’ignorance un programme et une profession de foi, la prendre ouvertement pour étiquette d’une prétendue doctrine, sous le nom d’« agnosticisme ». Et ceux-là, qu’on le remarque bien, ne sont pas et ne veulent pas être des sceptiques ; s’ils l’étaient, il y aurait dans leur attitude une certaine logique qui pourrait la rendre excusable ; mais ils sont, au contraire, les croyants les plus enthousiastes de la « science », les plus fervents admirateurs de la « raison ».

Il est assez étrange, dira-t-on, de mettre la raison au-dessus de tout, de professer pour elle un véritable culte, et de proclamer en même temps qu’elle est essentiellement limitée ; cela est quelque peu contradictoire, en effet, et, si nous le constatons, nous ne nous chargerons pas de l’expliquer ; cette attitude dénote une mentalité qui n’est la nôtre à aucun degré, et ce n’est pas à nous de justifier les contradictions qui semblent inhérentes au « relativisme » sous toutes ses formes. Nous aussi, nous disons que la raison est bornée et relative ; mais, bien loin d’en faire le tout de l’intelligence, nous ne la regardons que comme une de ses portions inférieures, et nous voyons dans l’intelligence d’autres possibilités qui dépassent immensément celles de la raison.

En somme, les modernes, ou certains d’entre eux du moins, consentent bien à reconnaître leur ignorance, et les rationalistes actuels le font peut-être plus volontiers que leurs prédécesseurs, mais ce n’est qu’à la condition que nul n’ait le droit de connaître ce qu’eux-mêmes ignorent ; qu’on prétende limiter ce qui est ou seulement limiter radicalement la connaissance, c’est toujours une manifestation de l’esprit de négation qui est si caractéristique du monde moderne.

Cet esprit de négation, ce n’est pas autre chose que l’esprit systématique, car un système est essentiellement une conception fermée ; et il en est arrivé à s’identifier à l’esprit philosophique lui-même, surtout depuis Kant, qui, voulant enfermer toute connaissance dans le relatif, a osé déclarer expressément que « la philosophie est, non un instrument pour étendre la connaissance, mais une discipline pour la limiter » (2), ce qui revient à dire que la fonction principale des philosophes consiste à imposer à tous les bornes étroites de leur propre entendement.

2 Kritik der reinen Vernunft, éd. Hartenstein, p. 256.


C’est pourquoi la philosophie moderne finit par substituer presque entièrement la « critique » ou la « théorie de la connaissance » à la connaissance-elle-même ; c’est aussi pourquoi, chez beaucoup de ses représentants, elle ne veut plus être que « philosophie scientifique », c'est-à-dire simple coordination des résultats les plus généraux de la science, dont le domaine est le seul qu’elle reconnaisse comme accessible à l’intelligence. Philosophie et science, dans ces conditions, n’ont plus à être distinguées, et, à vrai dire, depuis que le rationalisme existe, elles ne peuvent avoir qu’un seul et même objet, elles ne représentent qu’un seul ordre de connaissance, elles sont animées d’un même esprit : c’est ce que nous appelons, non l’esprit scientifique, mais l’esprit « scientiste ».


A suivre.

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Message par Ligeia Ven 16 Avr - 10:53

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CHAPITRE II : LA SUPERSTITION DE LA SCIENCE

Partie 2 :


Il nous faut insister un peu sur cette dernière distinction : ce que nous voulons marquer par là, c’est que nous ne voyons rien de mauvais en soi dans le développement de certaines sciences, même si nous trouvons excessive l’importance qu’on y attache ; ce n’est qu’un savoir très relatif, mais enfin c’est un savoir tout de même, et il est légitime que chacun applique son activité intellectuelle à des objets proportionnés à ses propres aptitudes et aux moyens dont il dispose.
Ce que nous réprouvons, c’est l’exclusivisme, nous pourrions dire le sectarisme de ceux qui, grisés par l’extension que ces sciences ont prise, refusent d’admettre qu’il existe rien en dehors d’elles, et prétendent que toute spéculation, pour être valable, doit se soumettre aux méthodes spéciales que ces mêmes sciences mettent en œuvre, comme si ces méthodes, faites pour l’étude de certains objets déterminés, devaient être universellement applicables ; il est vrai que ce qu’ils conçoivent, en fait d’universalité, est quelque chose d’extrêmement restreint, et qui ne dépasse point le domaine des contingences.

Mais on étonnerait fort ces « scientistes » en leur disant que, sans même sortir de ce domaine, il y a une foule de choses qui ne sauraient être atteintes par leurs méthodes, et qui peuvent pourtant faire l’objet de sciences toutes différentes de celles qu’ils connaissent, mais non moins réelles, et souvent plus intéressantes à divers égards. Il semble que les modernes aient pris arbitrairement, dans le domaine de la connaissance scientifique, un certain nombre de portions qu’ils se sont acharnés à étudier à l’exclusion de tout le reste, et en faisant comme si ce reste était inexistant ; et, aux sciences particulières qu’ils ont ainsi cultivées, il est tout naturel, et non point étonnant ni admirable, qu’ils aient donné un développement beaucoup plus grand que n’avaient pu le faire des hommes qui n’y attachaient point la même importance, qui souvent même ne s’en souciaient guère, et qui s’occupaient en tout cas de bien d’autres choses qui leur semblaient plus sérieuses.

Nous pensons surtout ici au développement considérable des sciences expérimentales, domaine où excelle évidemment l’Occident moderne, et où nul ne songe à contester sa supériorité, que les Orientaux trouvent d’ailleurs peu enviable, précisément parce qu’elle a dû être achetée par l’oubli de tout ce qui leur parait vraiment digne d’intérêt ; cependant, nous ne craignons pas d’affirmer qu’il est des sciences, même expérimentales, dont l’Occident moderne n’a pas la moindre idée. Il existe de telles sciences en Orient, parmi celles auxquelles nous donnons le nom de « sciences traditionnelles » ; en Occident même, il y en avait aussi au moyen âge, et qui avaient des caractères tout à fait comparables ; et ces sciences, dont certaines donnent même lieu à des applications pratiques d’une incontestable efficacité, procèdent par des moyens d’investigation qui sont totalement étrangers aux savants européens de nos jours. Ce n’est point ici le lieu de nous étendre sut ce sujet ; mais nous devons du moins expliquer pourquoi nous disons que certaines connaissances d’ordre scientifique ont une base traditionnelle, et en quel sens nous l’entendons ; d’ailleurs cela revient précisément à montrer, plus clairement encore que nous ne l’avons fait jusqu’ici, ce qui fait défaut à la science occidentale.

Nous avons dit qu’un des caractères spéciaux de cette science occidentale, c’est de se prétendre entièrement indépendante et autonome ; et cette prétention ne peut se soutenir que si l’on ignore systématiquement toute connaissance d’ordre supérieur à la connaissance scientifique, ou mieux encore si on la nie formellement. Ce qui est au-dessus de la science, dans la hiérarchie nécessaire des connaissances, c’est la métaphysique, qui est la connaissance intellectuelle pure et transcendante, tandis que la science n’est, par définition même, que la connaissance rationnelle ; la métaphysique est essentiellement supra-rationnelle, il faut qu’elle soit cela ou qu’elle ne soit pas. Or le rationalisme consiste, non pas à affirmer simplement que la raison vaut quelque chose, ce qui n’est contesté que par les seuls sceptiques, mais à soutenir qu’il n’y a rien au-dessus d’elle, donc pas de connaissance possible au delà de la connaissance scientifique ; ainsi, le rationalisme implique nécessairement la négation de la métaphysique. Presque tous les philosophes modernes sont rationalistes, d’une façon plus ou moins étroite, plus ou moins explicite ; chez ceux qui ne le sont pas, il n’y a que sentimentalisme et volontarisme, ce qui n’est pas moins antimétaphysique, parce que, si l’on admet alors quelque chose d’autre que la raison, c’est au-dessous d’elle qu’on le cherche, au lieu de le chercher au-dessus ; l’intellectualisme véritable est au moins aussi éloignée du rationalisme que peut l’être l’intuitionnisme contemporain, mais il l’est exactement en sens inverse.

Dans ces conditions, si un philosophe moderne prétend faire de la métaphysique, on peut être assuré que ce à quoi il donne ce nom n’a absolument rien de commun avec la métaphysique vraie, et il en est effectivement ainsi ; nous ne pouvons accorder à ces choses d’autre dénomination que celle de « pseudo-métaphysique », et, s’il s’y rencontre cependant parfois quelques considérations valables, elles se rattachent en réalité à l’ordre scientifique pur et simple. Donc, absence complète de la connaissance métaphysique, négation de toute connaissance autre que scientifique, limitation arbitraire de la connaissance scientifique elle-même à certains domaines particuliers à l’exclusion des autres, ce sont là des caractères généraux de la pensée proprement moderne ; voilà à quel degré d’abaissement intellectuel en est arrivé l’Occident, depuis qu’il est sorti des voies qui sont normales au reste de l’humanité.

La métaphysique est la connaissance des principes d’ordre universel, dont toutes choses dépendent nécessairement, directement ou indirectement ; là où la métaphysique est absente, toute connaissance qui subsiste, dans quelque ordre que ce soit, manque donc véritablement de principe, et, si elle gagne par là quelque chose en indépendance (non de droit, mais de fait), elle perd bien davantage en portée et en profondeur.
C’est pourquoi la science occidentale est, si l’on peut dire, toute en surface ; se dispersant dans la multiplicité indéfinie des connaissances fragmentaires, se perdant dans le détail innombrable des faits, elle n’apprend rien de la vraie nature des choses, qu’elle déclare inaccessible pour justifier son impuissance à cet égard ; aussi son intérêt est-il beaucoup plus pratique que spéculatif. S’il y a quelquefois des essais d’unification de ce savoir éminemment analytique, ils sont purement factices et ne reposent jamais que sur des hypothèses plus ou moins hasardeuses ; aussi s’écroulent-ils tous les uns après les autres, et il ne semble pas qu’une théorie scientifique de quelque ampleur soit capable de durer plus d’un demi-siècle au maximum.

Du reste, l’idée occidentale d’après laquelle la synthèse est comme un aboutissement et une conclusion de l’analyse est radicalement fausse ; la vérité est que, par l’analyse, on ne peut jamais arriver à une synthèse digne de ce nom, parce que ce sont là des choses qui ne sont point du même ordre ; et il est de la nature de l’analyse de pouvoir se poursuivre indéfiniment, si le domaine dans lequel elle s’exerce est susceptible d’une telle extension, sans qu’on en soit plus avancé quant à l’acquisition d’une vue d’ensemble sur ce domaine ; à plus forte raison est-elle parfaitement inefficace pour obtenir un rattachement à des principes d’ordre supérieur.
Le caractère analytique de la science moderne se traduit par la multiplication sans cesse croissante des « spécialités », dont Auguste Comte lui-même n’a pu s’empêcher de dénoncer les dangers ; cette « spécialisation », si vantée de certains sociologues sous le nom de « division du travail », est à coup sûr le meilleur moyen d’acquérir cette « myopie intellectuelle » qui semble faire partie des qualifications requises du parfait « scientiste », et sans laquelle, d’ailleurs, le « scientisme » même n’aurait guère de prise. Aussi les « spécialistes », dès qu’on les sort de leur domaine, font-ils généralement preuve d’une incroyable naïveté ; rien n’est plus facile que de leur en imposer, et c’est ce qui fait une bonne partie du succès des théories les plus saugrenues, pour peu qu’on ait soin de les dire « scientifiques » ; les hypothèses les plus gratuites, comme celle de l’évolution par exemple, prennent alors figure de « lois » et sont tenues pour prouvées ; si ce succès n’est que passager, on en est quitte pour trouver ensuite autre chose, qui est toujours accepté avec une égale facilité. Les fausses synthèses, qui s’efforcent de tirer le supérieur de l’inférieur (curieuse transposition de la conception démocratique), ne peuvent jamais être qu’hypothétiques ; au contraire, la véritable synthèse, qui part des principes, participe de leur certitude ; mais, bien entendu, il faut pour cela partir de vrais principes, et non de simples hypothèses philosophiques à la manière de Descartes.
En somme, la science, en méconnaissant les principes et en refusant de s’y rattacher, se prive à la fois de la plus haute garantie qu’elle puisse recevoir et de la plus sûre direction qui puisse lui être donnée ; il n’est plus de valable en elle que les connaissances de détail, et, dès qu’elle veut s’élever d’un degré, elle devient douteuse et chancelante.

Une autre conséquence de ce que nous venons de dire quant aux rapports de l’analyse et de la synthèse, c’est que le développement de la science, tel que le conçoivent les modernes, n’étend pas réellement son domaine : la somme des connaissances partielles peut s’accroître indéfiniment à l’intérieur de ce domaine, non par approfondissement, mais par division et subdivision poussée de plus en plus loin ; c’est bien vraiment la science de la matière et de la multitude. D’ailleurs, quand même il y aurait une extension réelle, ce qui peut arriver exceptionnellement, ce serait toujours dans le même ordre, et cette science ne serait pas pour cela capable de s’élever plus haut ; constituée comme elle l’est, elle se trouve séparée des principes par un abîme que rien ne peut, nous ne disons pas lui faire franchir, mais diminuer même dans les plus infimes proportions.

Quand nous disons que les sciences, même expérimentales, ont en Orient une base traditionnelle, nous voulons dire que, contrairement à ce qui a lieu en Occident, elles sont toujours rattachées à certains principes ; ceux-ci ne sont jamais perdus de vue, et les choses contingentes elles-mêmes semblent ne valoir la peine d’être étudiées qu’en tant que conséquences et manifestations extérieures de quelque chose qui est d’un autre ordre.
Assurément, connaissance métaphysique et connaissance scientifique n’en demeurent pas moins profondément distinctes ; mais il n’y a pas entre elles une discontinuité absolue, comme celle que l’on constate lorsqu’on envisage l’état présent de la connaissance scientifique chez les Occidentaux. Pour prendre un exemple en Occident même, que l’on considère toute la distance qui sépare le point de vue de la cosmologie de l’antiquité et du moyen âge, et celui de la physique telle que l’entendent les savants modernes : jamais, avant l’époque actuelle, l’étude du monde sensible n’avait été regardée comme se suffisant à elle-même ; jamais la science de cette multiplicité changeante et transitoire n’aurait été jugée vraiment digne du nom de connaissance si l’on n’avait trouvé le moyen de la relier, à un degré ou à un autre, à quelque chose de stable et de permanent.

La conception ancienne, qui est toujours demeurée celle des Orientaux, tenait une science quelconque pour valable moins en elle-même que dans la mesure où elle exprimait à sa façon particulière et représentait dans un certain ordre de choses un reflet de la vérité supérieure, immuable, dont participe nécessairement tout ce qui possède quelque réalité ; et, comme les caractères de cette vérité s’incarnaient en quelque sorte dans l’idée de tradition, toute science apparaissait ainsi comme un prolongement de la doctrine traditionnelle elle-même, comme une de ses applications, secondaires et contingentes sans doute, accessoires et non essentielles, constituant une connaissance inférieure si l’on veut, mais pourtant encore une véritable connaissance, puisqu’elle conservait un lien avec la connaissance par excellence, celle de l’ordre intellectuel pur. Cette conception, comme on le voit, ne saurait à aucun prix s’accommoder du grossier naturalisme de fait qui enferme nos contemporains dans le seul domaine des contingences, et même, plus exactement, dans une étroite portion de ce domaine (3) ; et, comme les Orientaux, nous le répétons, n’ont point varié là-dessus et ne peuvent le faire sans renier les principes sur lesquels repose toute leur civilisation, les deux mentalités paraissent décidément incompatibles ; mais, puisque c’est l’Occident qui a changé, et que d’ailleurs il change sans cesse, peut-être arrivera-t-il un moment où sa mentalité se modifiera enfin dans un sens favorable et s’ouvrira à une compréhension plus vaste, et alors cette incompatibilité s’évanouira d’elle-même.

3 Nous disons naturalisme de fait parce que cette limitation est acceptée par bien des gens qui ne font pas profession de naturalisme au sens plus spécialement philosophique ; de même, il y a une mentalité positiviste qui ne supporte nullement l’adhésion au positivisme en tant que système.


A suivre.


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Message par Ligeia Lun 19 Avr - 18:55

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CHAPITRE II : LA SUPERSTITION DE LA SCIENCE

Partie 3 :


Nous pensons avoir suffisamment montré à quel point est justifiée l’appréciation des Orientaux sur la science occidentale ; et, dans ces conditions, il n’y a qu’une chose qui puisse expliquer l’admiration sans bornes et le respect superstitieux dont cette science est l’objet : c’est qu’elle est en parfaite harmonie avec les besoins d’une civilisation purement matérielle. En effet, ce n’est pas de spéculation désintéressée qu’il s’agit ; ce qui frappe des esprits dont toutes les préoccupations sont tournées vers l’extérieur, ce sont les applications auxquelles la science donne lieu, c’est son caractère avant tout pratique et utilitaire ; et c’est surtout grâce aux inventions mécaniques que l’esprit « scientiste » a acquis son développement.
Ce sont ces inventions qui ont suscité, depuis le début du XIXe siècle, un véritable délire d’enthousiasme, parce qu’elles semblaient avoir pour objectif cet accroissement du bien-être corporel qui est manifestement la principale aspiration du monde moderne ; et d’ailleurs, sans s’en apercevoir, on créait ainsi encore plus de besoins nouveaux qu’on ne pouvait en satisfaire, de sorte que, même à ce point de vue très relatif, le progrès est chose fort illusoire ; et, une fois lancé dans cette voie, il ne parait plus possible de s’arrêter, il faut toujours du nouveau.

Mais, quoi qu’il en soit, ce sont ces applications, confondues avec la science elle-même, qui ont fait surtout le crédit et le prestige de celle-ci ; cette confusion, qui ne pouvait se produire que chez des gens ignorants de ce qu’est la spéculation pure, même dans l’ordre scientifique, est devenue tellement ordinaire que de nos jours, si l’on ouvre n’importe quelle publication, on y trouve constamment désigné sous le nom de « science » ce qui devrait proprement s’appeler « industrie » ; le type du « savant », dans l’esprit du plus grand nombre, c’est l’ingénieur, l’inventeur ou le constructeur de machine.

Pour ce qui est des théories scientifiques, elles ont bénéficié de cet état d’esprit, bien plus qu’elles ne l’ont suscité ; si ceux mêmes qui sont le moins capables de les comprendre les acceptent de confiance et les reçoivent comme de véritables dogmes (et ils sont d’autant plus facilement illusionnés qu’ils comprennent moins), c’est qu’ils les regardent, à tort ou à raison, comme solidaires de ces inventions pratiques qui leur paraissent si merveilleuses. A vrai dire, cette solidarité est beaucoup plus apparente que réelle ; les hypothèses plus ou moins inconsistantes ne sont pour rien dans ces découvertes et ces applications sur l’intérêt desquelles les avis peuvent différer, mais qui ont en tout cas le mérite d’être quelque chose d’effectif : et, inversement, tout ce qui pourra être réalisé dans l’ordre pratique ne prouvera jamais la vérité d’une hypothèse quelconque.

Du reste, d’une façon plus générale, il ne saurait y avoir, à proprement parler, de vérification expérimentale d’une hypothèse, car il est toujours possible de trouver plusieurs théories par lesquelles les mêmes faits s’expliquent également bien : on peut éliminer certaines hypothèses lorsqu’on s’aperçoit qu’elles sont en contradiction avec des faits, mais celles qui subsistent demeurent toujours de simples hypothèses et rien de plus ; ce n’est pas ainsi que l’on pourra jamais obtenir des certitudes. Seulement, pour des hommes qui n’acceptent que le fait brut, qui n’ont d’autre critérium de vérité que l’« expérience » entendue uniquement comme la constatation des phénomènes sensibles, il ne peut être question d’aller plus loin ou de procéder autrement, et alors il n’y a que deux attitudes possibles : ou bien prendre son parti du caractère hypothétique des théories scientifiques et renoncer à toute certitude supérieure à la simple évidence sensible ; ou bien méconnaître ce caractère hypothétique et croire aveuglément à tout ce qui est enseigné an nom de la « science ».

La première attitude, assurément plus intelligente que la seconde (en tenant compte des limites de l’intelligence « scientifique »), est celle de certains savants qui, moins naïfs que les autres, se refusent à être dupes de leurs propres hypothèses ou de celles de leurs confrères ; ils en arrivent ainsi, pour tout ce qui ne relève pas de la pratique immédiate, à une sorte de scepticisme plus ou moins complet ou tout au moins de probabilisme : c’est l’« agnosticisme » ne s’appliquant plus seulement à ce qui dépasse le domaine scientifique, mais s’étendant à l’ordre scientifique même ; et ils ne sortent de cette attitude négative que par un pragmatisme plus ou moins conscient, remplaçant, comme chez Henri Poincaré, la considération de la vérité d’une hypothèse par celle de la commodité ; n’est-ce pas là un aveu d’incurable ignorance ?

Cependant, la seconde attitude, que l’on peut appeler dogmatique, est maintenue avec plus ou moins de sincérité par d’autres savants, mais surtout par ceux qui se croient obligés d’affirmer pour les besoins de l’enseignement ; paraître toujours sûr de soi et de ce que l’on dit, dissimuler les difficultés et les incertitudes, ne jamais rien énoncer sous forme dubitative, c’est en effet le moyen le plus facile de se faire prendre au sérieux et d’acquérir de l’autorité lorsqu’on a affaire à un public généralement incompétent et incapable de discernement, soit qu’on s’adresse à des élèves, soit qu’on veuille faire œuvre de vulgarisation.
Cette même attitude est naturellement prise, et cette fois d’une façon incontestablement sincère, par ceux qui reçoivent un tel enseignement ; aussi est-elle communément celle de ce qu’on appelle le « grand public », et l’esprit « scientiste » peut être observé dans toute sa plénitude, avec ce caractère de croyance aveugle, chez les hommes qui ne possèdent qu’une demi-instruction, dans les milieux où règne la mentalité que l’on qualifie souvent de « primaire », bien qu’elle ne soit pas l’apanage exclusif du degré d’enseignement qui porte cette désignation.

Nous avons prononcé tout à l’heure le mot de « vulgarisation » ; c’est là encore une chose tout à fait particulière à la civilisation moderne, et l’on peut y voir un des principaux facteurs de cet état d’esprit que nous essayons présentement de décrire. C’est une des formes que revêt cet étrange besoin de propagande dont est animé l’esprit occidental, et qui ne peut s’expliquer que par l’influence prépondérante des éléments sentimentaux ; nulle considération intellectuelle ne justifie le prosélytisme, dans lequel les Orientaux ne voient qu’une preuve d’ignorance et d’incompréhension ; ce sont deux choses entièrement différentes que d’exposer simplement la vérité telle qu’on l’a comprise, en n’y apportant que l’unique préoccupation de ne pas la dénaturer, et de vouloir à toute force faire partager par d’autres sa propre conviction.
La propagande et la vulgarisation ne sont même possibles qu’au détriment de la vérité : prétendre mettre celle-ci « à la portée de tout le monde », la rendre accessible à tous indistinctement, c’est nécessairement l’amoindrir et la déformer, car il est impossible d’admettre que tous les hommes soient également capables de comprendre n’importe quoi : ce n’est pas une question d’instruction plus ou moins étendue, c’est une question d’« horizon intellectuel », et c’est là quelque chose qui ne peut se modifier, qui est inhérent à la nature même de chaque individu humain.

Le préjugé chimérique de l’« égalité » va à l’encontre des faits les mieux établis, dans l’ordre intellectuel aussi bien que dans l’ordre physique ; c’est la négation de toute hiérarchie naturelle, et c’est l’abaissement de toute connaissance au niveau de l’entendement borné du vulgaire. On ne veut plus admettre rien qui dépasse la compréhension commune, et, effectivement, les conceptions scientifiques et philosophiques de notre époque, quelles que soient leurs prétentions, sont au fond de la plus lamentable médiocrité ; on n’a que trop bien réussi à éliminer tout ce qui aurait pu être incompatible avec le souci de la vulgarisation.

Quoi que certains puissent en dire, la constitution d’une élite quelconque est inconciliable avec l’idéal démocratique ; ce qu’exige celui-ci, c’est la distribution d’un enseignement rigoureusement identique aux individus les plus inégalement doués, les plus différents d’aptitudes et de tempérament ; malgré tout, on ne peut empêcher cet enseignement de produire des résultats très variables encore, mais cela est contraire aux intentions de ceux qui l’ont institué. En tout cas, un tel système d’instruction est assurément le plus imparfait de tous, et la diffusion inconsidérée de connaissances quelconques est toujours plus nuisible qu’utile, car elle ne peut amener, d’une manière générale, qu’un état de désordre et d’anarchie.

C’est à une telle diffusion que s’opposent les méthodes de l’enseignement traditionnel, tel qu’il existe partout en Orient où l’on sera toujours beaucoup plus persuadé des inconvénients très réels de l’« instruction obligatoire » que de ses bienfaits supposés. Les connaissances que le public occidental peut avoir à sa disposition ont beau n’avoir rien de transcendant, elles sont encore amoindries dans les ouvrages de vulgarisation, qui n’en exposent que les aspects les plus inférieurs, et en les faussant encore pour les simplifier ; et ces ouvrages insistent complaisamment sur les hypothèses les plus fantaisistes, les donnant audacieusement pour des vérités démontrées, et les accompagnant de ces ineptes déclamations qui plaisent tant à la foule.

Une demi-science acquise par de telles lectures, ou par un enseignement dont tous les éléments sont puisés dans des manuels de même valeur, est autrement néfaste que l’ignorance pure et simple ; mieux vaut ne rien connaitre du tout que d’avoir l’esprit encombré d’idées fausses, souvent indéracinables, surtout lorsqu’elles ont été inculquées dès le plus jeune âge. L’ignorant garde du moins la possibilité d’apprendre s’il en trouve l’occasion ; il peut posséder un certain « bon sens » naturel, qui, joint à la conscience qu’il a ordinairement de son incompétence, suffit à lui éviter bien des sottises. L’homme qui a reçu une demi-instruction, au contraire, a presque toujours une mentalité déformée, et ce qu’il croit savoir lui donne une telle suffisance qu’il s’imagine pouvoir parler de tout indistinctement ; il le fait à tort et à travers, mais d’autant plus facilement qu’il est plus incompétent : toutes choses paraissent si simples à celui qui ne connaît rien !

D’ailleurs, même en laissant de côté les inconvénients de la vulgarisation proprement dite, et en envisageant la science occidentale dans sa totalité et sous ses aspects les plus authentiques, la prétention qu’affichent les représentants de cette science de pouvoir l’enseigner à tous sans aucune réserve est encore un signe d’évidente médiocrité. Aux yeux des Orientaux, ce dont l’étude ne requiert aucune qualification particulière ne peut avoir grande valeur et ne saurait rien contenir de vraiment profond ; et, en effet la science occidentale est tout extérieure et superficielle ; pour la caractériser, au lieu de dire « savoir ignorant », nous dirions encore volontiers, et à peu près dans le même sens, « savoir profane ».
A ce point de vue pas plus qu’aux autres, la philosophie ne se distingue vraiment de la science : on a parfois voulu la définir comme la « sagesse humaine » ; cela est vrai, mais à la condition d’insister sur ce qu’elle n’est que cela, une sagesse purement humaine, dans l’acception la plus limitée de ce mot, ne faisant appel à aucun élément d’un ordre supérieur à la raison ; pour éviter toute équivoque, nous l’appellerions aussi « sagesse profane », mais cela revient à dire qu’elle n’est nullement une sagesse au fond, qu’elle n’en est que l’apparence illusoire.

Nous n’insisterons pas ici sur les conséquences de ce caractère « profane » de tout le savoir occidental moderne ; mais, pour montrer encore à quel point ce savoir est superficiel et factice, nous signalerons que les méthodes d’instruction en usage ont pour effet de mettre la mémoire presque entièrement à la place de l’intelligence : ce qu’on demande aux élèves, à tous les degrés de l’enseignement, c’est d’accumuler des connaissances, non de les assimiler ; on s’applique surtout aux choses dont l’étude n’exige aucune compréhension ; les faits sont substitués aux idées, et l’érudition est communément prise pour de la science réelle. Pour promouvoir ou discréditer telle ou telle branche de connaissance, telle ou telle méthode, il suffit de proclamer qu’elle est ou n’est pas « scientifique » ; ce qui est tenu officiellement pour « méthodes scientifiques », ce sont les procédés de l’érudition la plus inintelligente, la plus exclusive de tout ce qui n’est point la recherche des faits pour eux-mêmes, et jusque dans leurs détails les plus insignifiants ; et, chose digne de remarque, ce sont les « littéraires » qui abusent le plus de cette dénomination. Le prestige de cette étiquette « scientifique », alors même qu’elle n’est vraiment rien de plus qu’une étiquette, c’est bien le triomphe de l’esprit « scientiste » par excellence ; et ce respect qu’impose à la foule (y compris les prétendus « intellectuels ») l’emploi d’un simple mot, n’avons-nous pas raison de l’appeler « superstition de la science » ?


A suivre.

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Message par Ligeia Jeu 22 Avr - 11:34

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CHAPITRE II : LA SUPERSTITION DE LA SCIENCE

Partie 4 (fin) :


Naturellement, la propagande « scientiste » ne s’exerce pas seulement à l’intérieur, sous la double forme de l’« instruction obligatoire » et de la vulgarisation ; elle sévit aussi à l’extérieur, comme toutes les autres variétés du prosélytisme occidental.
Partout où les Européens se sont installés, ils ont voulu répandre les soi-disant « bienfaits de l’instruction », et toujours suivant les mêmes méthodes, sans tenter la moindre adaptation, et sans se demander s’il n’existe pas déjà là quelque autre genre d’instruction ; tout ce qui ne vient pas d’eux doit être tenu pour nul et non avenu, et l’« égalité » ne permet pas aux différents peuples et aux différentes races d’avoir leur mentalité propre ; du reste, le principal « bienfait » qu’attendent de cette instruction ceux qui l’imposent, c’est probablement, toujours et partout, la destruction de l’esprit traditionnel.
L’« égalité » si chère aux Occidentaux se réduit d’ailleurs, dès qu’ils sortent de chez eux, à la seule uniformité ; le reste de ce qu’elle implique n’est pas article d’exportation et ne concerne que les rapports des Occidentaux entre eux, car ils se croient incomparablement supérieurs à tous les autres hommes, parmi lesquels ils ne font guère de distinctions : les nègres les plus barbares et les Orientaux les plus cultivés sont traités à peu près de la même façon, puisqu’ils sont pareillement en dehors de l’unique « civilisation » qui ait droit à l’existence. Aussi les Européens se bornent-ils généralement à enseigner les plus rudimentaires de toutes leurs connaissances ; il n’est pas difficile de se figurer comment elles doivent être appréciées des Orientaux, à qui même ce qu’il y a de plus élevé dans ces connaissances semblerait remarquable surtout par son étroitesse et empreint d’une naïveté assez grossière.

Comme les peuples qui ont une civilisation à eux se montrent plutôt réfractaires à cette instruction tant vantée, tandis que les peuples sans culture la subissent beaucoup plus docilement, les Occidentaux ne sont peut-être pas loin de juger les seconds supérieurs aux premiers ; ils réservent une estime au moins relative à ceux qu’ils regardent comme susceptibles de « s’élever » à leur niveau, ne fût-ce qu’après quelques siècles du régime d’« instruction obligatoire » et élémentaire. Malheureusement, ce que les Occidentaux appellent « s’élever », il en est qui, en ce qui les concerne, l’appelleraient « s’abaisser » ; c’est là ce qu’en pensent tous les Orientaux, même s’ils ne le disent pas, et s’ils préfèrent, comme cela arrive le plus souvent, s’enfermer dans le silence le plus dédaigneux, laissant, tellement cela leur importe peu, la vanité occidentale libre d’interpréter leur attitude comme il lui plaira.

Les Européens ont une si haute opinion de leur science qu’ils en croient le prestige irrésistible, et ils s’imaginent que les autres peuples doivent tomber en admiration devant leurs découvertes les plus insignifiantes ; cet état d’esprit, qui les conduit parfois à de singulières méprises, n’est pas tout nouveau, et nous en avons trouvé chez Leibnitz un exemple assez amusant. On sait que ce philosophe avait formé le projet d’établir ce qu’il appelait une « caractéristique universelle », c’est-àdire une sorte d’algèbre généralisée, rendue applicable aux notions de tout ordre, au lieu d’être restreinte aux seules notions quantitatives ; cette idée lui avait d’ailleurs été inspirée par certains auteurs du moyen âge, notamment Raymond Lulle et Trithème. Or, au cours des études qu’il fit pour essayer de réaliser ce projet, Leibnitz fut amené à se préoccuper de la signification des caractères idéographiques qui constituent l’écriture chinoise, et plus particulièrement des figures symboliques qui forment la base du Yi-king ; on va voir comment il comprit ces dernières : « Leibnitz, dit L. Couturat ; croyait avoir trouvé par sa numération binaire (numération qui n’emploie que les signes 0 et 1, et dans laquelle il voyait une image de la création ex nihilo) l’interprétation des caractères de Fo-hi, symboles chinois mystérieux et d’une haute antiquité, dont les missionnaires européens et les Chinois eux-mêmes ne connaissaient pas le sens... Il proposait d’employer cette interprétation à la propagation de la foi en Chine, attendu qu’elle était propre à donner aux Chinois une haute idée de la science européenne, et à montrer l’accord de celle-ci avec les traditions vénérables et sacrées de la sagesse chinoise. Il joignit cette interprétation à l’exposé de son arithmétique binaire qu’il envoya à l’Académie des Sciences de Paris » (4).

4 La Logique de Leibnitz, pp.474-475.

Voici, en effet, ce que nous lisons textuellement dans le mémoire dont il est ici question :


  • « Ce qu’il y a de surprenant dans ce calcul (de l’Arithmétique binaire), c’est que cette Arithmétique par 0 et 1 se trouve contenir le mystère des lignes d’un ancien Roi et Philosophe nommé Fohy, qu’on croit avoir vécu il y a plus de quatre mille ans (5) et que les Chinois regardent comme le Fondateur de leur Empire et de leurs sciences. Il y a plusieurs figures linéaires qu’on lui attribue, elles reviennent toutes à cette Arithmétique ; mais il suffit de mettre ici la Figure de huit Cova (6), comme on l’appelle, qui passe pour fondamentale, et d’y joindre l’explication qui est manifeste, pourvu qu’on remarque premièrement qu’une ligne entière signifie l’unité ou 1, et secondement qu’une ligne brisée signifie le zéro ou 0. Les Chinois ont perdu la signification des Cova ou Linéations de Fohy, peut-être depuis plus d’un millénaire d’années, et ils ont fait des commentaires là-dessus, où ils ont cherché je ne sais quels sens éloignés, de sorte qu’il a fallu que la vraie explication leur vînt maintenant des Européens.


    5 La date exacte est 3468 avant l’ère chrétienne, d’après une chronologie basée sur la description précise de l’état du ciel à cette époque ; ajoutons que le nom de Fo-hi sert en réalité de désignation à toute une période de l’histoire chinoise.
    6 Kova est le nom chinois des « trigrammes », c’est-à-dire des figures qu’on obtient en assemblant trois à trois, de toutes les manières possibles, des traits pleins et brisés, et qui sont effectivement au nombre de huit.


    Voici comment : il n’y a guères plus de deux ans que j’envoyai au R. P. Bouvet, Jésuite français célèbre, qui demeure à Pékin, ma manière de compter par 0 et 1, et il n’en fallut pas davantage pour lui faire reconnoître que c’est la clef des figures de Fohy. Ainsi, m’écrivant le 14 novembre 1701, il m’a envoyé la grande figure de ce Prince Philosophe qui va à 64 (7), et ne laisse plus lieu de douter de la vérité de notre interprétation, de sorte qu’on peut dire que ce Père a déchiffré l’énigme de Fohy, à l’aide de ce que je lui avois communiqué. Et comme ces figures sont peut-être le plus ancien monument de science qui soit au monde, cette restitution de leur sens, après un si grand intervalle de tems, paroîtra d’autant plus curieuse... Et cet accord me donne une grande opinion de la profondeur des méditations de Fohy. Car ce qui nous paroît aisé maintenant, ne l’étoit pas tout dans ces tems éloignés... Or, comme l’on croit à la Chine que Fohy est encore auteur des caractères chinois, quoique fort altérés par la suite des tems, son essai d’Arithmétique fait juger qu’il pourroit bien s’y trouver encore quelque chose de considérable par rapport aux nombres et aux idées, si l’on pouvoît déterrer le fondement de l’écriture chinoise, d’autant plus qu’on croit à la Chine qu’il a eu égard aux nombres en l’établissant. Le R. P. Bouvet est fort porté à pousser cette pointe, et très capable d’y réussir en bien des manières. Cependant je ne sçai s’il y a jamais eu dans l’écriture chinoise un avantage approchant de celui qui doit être nécessairement dans une Caractéristique que je projette. C’est que tout raisonnement qu’on peut tirer des notions, pourroit être tiré de leurs Caractères par une manière de calcul, qui seroit un des plus importans moyens d’aider l’esprit humain » (8 ).

    7 Il s’agit là des soixante-quatre « hexagrammes » de Wen-wang, c’est-à-dire des figures de six traits formés en combinant les huit « trigrammes » deux à deux. Notons en passant que l’interprétation de Leibnitz est tout à fait incapable d’expliquer, entre autres choses, pourquoi ces « hexagrammes », aussi bien que les « trigrammes » dont ils sont dérivés, sont toujours disposés en un tableau de forme circulaire.
    8 Explication de l’Arithmétique binaire, qui se sert des seuls caractères 0 et 1, avec des remarques sur son utilité, et sur ce qu’elle donne le sens des anciennes figures chinoises de Fohy, Mémoire de l’Académie des Sciences, 1703 : Œuvres mathématiques de Leibnitz, éd. Gerhardt, t. VII, pp. 226-227. Voir aussi De Dyadicis : ibid., t. VII, pp. 233-234. Ce texte se termine ainsi : « Ita mirum accidit, ut res ante ter et amplius (millia !) annos nota in extremo noetri continentis, oriente, nunc in extreme ejus occidente, sed melioribus, ut spero auspiciis resuscitaretur. Nam non apparet, antea usum hujus characterismi ad augendam numerotionem intelligentes nescio quos mysticos significatus in characteribus mere numeralibus sibi fingebant. »



Nous avons tenu à reproduire tout au long ce curieux document, qui permet de mesurer jusqu’où pouvait aller la compréhension de celui que nous regardons pourtant comme le plus « intelligent » de tous les philosophes modernes : Leibnitz était persuadé à l’avance que sa « caractéristique », qu’il ne parvint d’ailleurs jamais à constituer (et les « logisticiens » d’aujourd’hui ne sont guère plus avancés), ne pourrait manquer d’être bien supérieure à l’idéographie chinoise ; et le plus beau, c’est qu’il pense faire grand honneur à Fo-hi en lui attribuant un « essai d’arithmétique » et la première idée de son petit jeu de numération.

Il nous semble voir d’ici le sourire des Chinois, si on leur avait présenté cette interprétation quelque peu puérile, qui aurait été fort loin de leur donner « une haute idée de la science européenne », mais qui aurait été propre à leur en faire apprécier très exactement la portée réelle.

La vérité est que les Chinois n’ont jamais « perdu la signification », ou plutôt les significations des symboles dont il s’agit ; seulement, ils ne se croyaient point obligés de les expliquer au premier venu, surtout s’ils jugeaient que ce serait peine perdue ; et Leibnitz, en parlant de « je ne sçai quels sens éloignés », avoue en somme qu’il n’y comprend rien. Ce sont ces sens, soigneusement conservés par la tradition (que les commentaires ne font que suivre fidèlement) qui constituent « la vraie explication », et ils n’ont d’ailleurs rien de « mystique » ; mais quelle meilleure preuve d’incompréhension pouvait-on donner que de prendre des symboles métaphysiques pour « des caractères purement numéraux » ?

Des symboles métaphysiques, voilà en effet ce que sont essentiellement les « trigrammes » et les « hexagrammes », représentation synthétique de théories susceptibles de recevoir des développements illimités, et susceptibles aussi d’adaptations multiples, si, au lieu de se tenir dans le domaine des principes, on en veut faire l’application à tel ou tel ordre déterminé. On aurait fort étonné Leibnitz si on lui avait dit que son interprétation arithmétique trouvait place aussi parmi ces sens qu’il rejetait sans les connaître, mais seulement à un rang tout à fait accessoire et subordonné ; car cette interprétation n’est pas fausse en elle-même, et elle est parfaitement compatible avec toutes les autres, mais elle est tout à fait incomplète et insuffisante, insignifiante même quand on l’envisage isolément, et ne peut prendre d’intérêt qu’en vertu de la correspondance analogique qui relie les sens inférieurs au sens supérieur, conformément à ce que nous avons dit de la nature des « sciences traditionnelles ».

Le sens supérieur, c’est le sens métaphysique pur ; tout le reste, ce ne sont qu’applications diverses, plus ou moins importantes, mais toujours contingentes : c’est ainsi qu’il peut y avoir une application arithmétique comme il y en a une indéfinie d’autres, comme il y a par exemple une application logique, qui eût pu servir davantage au projet de Leibnitz s’il l’eût connue, comme il y a une application sociale, qui est le fondement du Confucianisme, comme il y a une application astronomique, la seule que les Japonais aient jamais pu saisir (9), comme il y a même une application divinatoire, que les Chinois regardent d’ailleurs comme une des plus inférieures de toutes, et dont ils abandonnent la pratique aux jongleurs errants.
Si Leibnitz s’était trouvé en contact direct avec les Chinois, ceux-ci lui auraient peut-être expliqué (mais l’aurait-il compris ?) que même les chiffres dont il se servait pouvaient symboliser des idées d’un ordre beaucoup plus profond que les idées mathématiques, et que c’est en raison d’un tel symbolisme que les nombres jouaient un rôle dans la formation des idéogrammes, non moins que dans l’expression des doctrines pythagoriciennes (ce qui montre que ces choses n’étaient pas ignorées de l’antiquité occidentale). Les Chinois auraient même pu accepter la notation par 0 et 1, et prendre ces « caractères purement numéraux » pour représenter symboliquement les idées métaphysiques du yin et du yang (qui n’ont d’ailleurs rien à voir avec la conception de la création ex nihilo), tout en ayant bien des raisons de préférer, comme plus adéquate, la représentation fournie par les « linéations » de Fohi, dont l’objet propre et direct est dans le domaine métaphysique.

9 La traduction française du Yi-king par Philastre (Annales du Musée Guimet, t. VIII et t. XXIII), qui est d’ailleurs une œuvre extrêmement remarquable, a le défaut d’envisager un peu trop exclusivement le sens astronomique.

Nous avons développé cet exemple parce qu’il fait apparaître clairement la différence qui existe entre le systématisme philosophique et la synthèse traditionnelle, entre la science occidentale et la sagesse orientale ; il n’est pas difficile de reconnaître, sur cet exemple qui a pour nous, lui aussi, une valeur de symbole, de quel côté se trouvent l’incompréhension et l’étroitesse de vues (10).

Leibnitz, prétendant comprendre les symboles chinois mieux que les Chinois eux-mêmes, est un véritable précurseur des orientalistes, qui ont, les Allemands surtout, la même prétention à l’égard de toutes les conceptions et de toutes les doctrines orientales, et qui refusent de tenir le moindre compte de l’avis des représentants autorisés de ces doctrines : nous avons cité ailleurs le cas de Deussen s’imaginant expliquer Shankarâchârya aux Hindous, et l’interprétant à travers les idées de Schopenhauer ; ce sont bien là des manifestations d’une seule et même mentalité. Nous devons faire encore à ce propos une dernière remarque : c’est que les Occidentaux, qui affichent si insolemment en toute occasion la croyance à leur propre supériorité et à celle de leur science, sont vraiment bien mal venus à traiter la sagesse orientale d’« orgueilleuse », comme certains d’entre eux le font parfois, sous prétexte qu’elle ne s’astreint point aux limitations qui leur sont coutumières, et parce qu’ils ne peuvent souffrir ce qui les dépasse ; c’est là un des travers habituels de la médiocrité, et c’est ce qui fait le fond de l’esprit démocratique.

L’orgueil, en réalité, est chose bien occidentale ; l’humilité aussi, d’ailleurs, et, si paradoxal que cela puisse sembler, il y a une solidarité assez étroite entre ces deux contraires : c’est un exemple de la dualité qui domine tout l’ordre sentimental, et dont le caractère propre des conceptions morales fournit la preuve la plus éclatante, car les notions de bien et de mal ne sauraient exister que par leur opposition même.
En réalité, l’orgueil et l’humilité sont pareillement étrangers et indifférents à la sagesse orientale (nous pourrions aussi bien dire à la sagesse sans épithète), parce que celle-ci est d’essence purement intellectuelle, et entièrement dégagée de toute sentimentalité ; elle sait que l’être humain est à la fois beaucoup moins et beaucoup plus que ne le croient les Occidentaux, ceux d’aujourd’hui tout au moins, et elle sait aussi qu’il est exactement ce qu’il doit être pour occuper la place qui lui est assignée dans l’ordre universel. L’homme, nous voulons dire l’individualité humaine, n’a aucunement une situation privilégiée ou exceptionnelle, pas plus dans un sens que dans l’autre ; il n’est ni en haut ni en bas de l’échelle des êtres ; il représente tout simplement, dans la hiérarchie des existences, un état comme les autres, parmi une indéfinité d’autres, dont beaucoup lui sont supérieurs, et dont beaucoup aussi lui sont inférieurs. Il n’est pas difficile de constater, à cet égard même, que l’humilité s’accompagne très volontiers d’un certain genre d’orgueil : par la façon dont on cherche parfois en Occident à abaisser l’homme, on trouve moyen de lui attribuer en même temps une importance qu’il ne saurait avoir réellement, du moins en tant qu’individualité ; peut-être y a-t-il là un exemple de cette sorte d’hypocrisie inconsciente qui est, à un degré ou à un autre, inséparable de tout « moralisme », et dans laquelle les Orientaux voient assez généralement un des caractères spécifiques de l’Occidental.

10 Nous rappellerons ici ce que nous avons dit de la pluralité de sens de tous les textes traditionnels, et spécialement des idéogrammes chinois : Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 2ème partie, ch. IX. Nous y joindrons encore cette citation empruntée à Philastre : « En chinois, le mot (ou le caractère) n’a presque jamais de sens absolument défini et limité ; le sens résulte très généralement de la position dans la phrase, mais avant tout de son emploi dans tel ou tel livre plus ancien et de l’interprétation admise dans ce cas… Le mot n’a de valeur que par ses acceptions traditionnelles » (Yi-king, 1 ère partie, p. 8 ).

Du reste, ce contrepoids de l’humilité n’existe pas toujours, tant s’en faut ; il y a aussi, chez bon nombre d’autres Occidentaux, une véritable déification de la raison humaine, s’adorant elle-même, soit directement, soit à travers la science qui est son œuvre ; c’est la forme la plus extrême du rationalisme et du « scientisme », mais c’est aussi leur aboutissement le plus naturel et, somme toute, le plus logique. En effet, quand on ne connaît rien au delà de cette science et de cette raison, on peut bien avoir l’illusion de leur suprématie absolue ; quand on ne connaît rien de supérieur à l’humanité, et plus spécialement à ce type d’humanité que représente l’Occident moderne, on peut être tenté de la diviniser, surtout si le sentimentalisme s’en mêle (et nous avons montré qu’il est loin d’être incompatible avec le rationalisme). Tout cela n’est que la conséquence inévitable de cette ignorance des principes que nous avons dénoncée comme le vice capital de la science occidentale ; et, en dépit des protestations de Littré, nous ne pensons pas qu’Auguste Comte ait fait dévier le moins du monde le positivisme en voulant instaurer une « religion de l’Humanité » ; ce « mysticisme » spécial n’était rien d’autre qu’un essai de fusion des deux tendances caractéristiques de la civilisation moderne.

Bien mieux, il existe même un pseudo-mysticisme matérialiste : nous avons connu des gens qui allaient jusqu’à déclarer que, alors même qu’ils n’auraient aucun motif rationnel d’être matérialistes, ils le demeureraient cependant encore, uniquement parce qu’il est « plus beau » de « faire le bien » sans espoir d’aucune récompense possible. Ces gens, sur la mentalité de qui le « moralisme » exerce une si puissante influence (et leur morale, pour s’intituler « scientifique », n’en est pas moins purement sentimentale au fond), sont naturellement de ceux qui professent la « religion de la science » ; comme ce ne peut être en vérité qu’une « pseudo-religion », il est beaucoup plus juste, à notre avis, d’appeler cela « superstition de la science » ; une croyance qui ne repose que sur l’ignorance (même « savante ») et sur de vains préjugés ne mérite pas d’être considérée autrement que comme une vulgaire superstition.



Fin du chapitre.

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Message par Ligeia Mar 25 Mai - 8:40

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CHAPITRE III : LA SUPERSTITION DE LA VIE

Partie 1 :


Les Occidentaux reprochent souvent aux civilisations orientales, entre autres choses, leur caractère de fixité et de stabilité, qui leur apparaît comme la négation du progrès, et qui l’est bien en effet, nous le leur accordons volontiers ; mais, pour voir là un défaut, il faut croire au progrès.
Pour nous, ce caractère indique que ces civilisations participent de l’immutabilité des principes sur lesquels elles s’appuient, et c’est là un des aspects essentiels de l’idée de tradition ; c’est parce que la civilisation moderne manque de principe qu’elle est éminemment changeante.
Il ne faudrait pas croire, d’ailleurs, que la stabilité dont nous parlons va jusqu’à exclure toute modification, ce qui serait exagéré ; mais elle réduit la modification à n’être jamais qu’une adaptation aux circonstances, par laquelle les principes ne sont aucunement affectés, et qui peut au contraire l’en déduire strictement, pour peu qu’on les envisage non en soi, mais en vue d’une application déterminée ; et c’est pourquoi il existe, outre la métaphysique qui cependant se suffit à elle-même en tant que connaissance des principes, toutes les « sciences traditionnelles » qui embrassent l’ordre des existences contingentes, y compris les institutions sociales.

Il ne faudrait pas non plus confondre immutabilité avec immobilité ; les méprises de ce genre sont fréquentes chez les Occidentaux, parce qu’ils sont généralement incapables de séparer la conception de l’imagination, et parce que leur esprit ne peut se dégager des représentations sensibles ; cela se voit très nettement chez des philosophes tels que Kant, qui ne peuvent pourtant pas être rangés parmi les « sensualistes ».
L’immuable, ce n’est pas ce qui est contraire au changement, mais ce qui lui est supérieur, de même que le « supra-rationnel » n’est pas l’ « irrationnel » ; il faut se défier de la tendance à arranger les choses en oppositions et en antithèses artificielles, par une interprétation à la fois « simpliste » et systématique, qui procède surtout de l’incapacité d’aller plus loin et de résoudre les contrastes apparents dans l’unité harmonique d’une véritable synthèse.
Il n’en est pas moins vrai qu’il y a bien réellement, sous le rapport que nous envisageons ici comme sous beaucoup d’autres, une certaine opposition entre l’Orient et l’Occident, du moins dans l’état actuel des choses : il y a divergence, mais, qu’on ne l’oublie pas, cette divergence est unilatérale et non symétrique, elle est comme celle d’un rameau qui se sépare du tronc ; c’est la civilisation occidentale seule qui, en marchant dans le sens qu’elle a suivi au cours des derniers siècles, s’est éloignée des civilisations orientales au point que, entre celle-là et celles-ci, il semble n’y avoir pour ainsi dire plus aucun élément commun, aucun terme de comparaison, aucun terrain d’entente et de conciliation.

L’Occidental, mais spécialement l’Occidental moderne (c’est toujours de celui-là que nous voulons parler), apparaît comme essentiellement changeant et inconstant, comme voué au mouvement sans arrêt et à l’agitation incessante, et n’aspirant d’ailleurs point à en sortir ; son état est, en somme, celui d’un être qui ne peut parvenir à trouver son équilibre, mais qui, ne le pouvant pas, refuse d’admettre que la chose soit possible en elle-même ou simplement souhaitable, et va jusqu’à tirer vanité de son impuissance.
Ce changement où il est enfermé et dans lequel il se complaît, dont il n’exige point qu’il le mène à un but quelconque, parce qu’il en est arrivé à l’aimer pour lui-même, c’est là, au fond, ce qu’il appelle « progrès », comme s’il suffisait de marcher dans n’importe quelle direction pour avancer sûrement ; mais avancer vers quoi, il ne songe même pas à se le demander ; et la dispersion dans la multiplicité qui est l’inévitable conséquence de ce changement sans principe et sans but, et même sa seule conséquence dont la réalité ne puisse être contestée, il l’appelle « enrichissement » ; encore un mot qui, par le grossier matérialisme de l’image qu’il évoque, est tout à fait typique et représentatif de la mentalité moderne.
Le besoin d’activité extérieure porté à un tel degré, le goût de l’effort pour l’effort, indépendamment des résultats qu’on peut en obtenir, cela n’est point naturel à l’homme, du moins à l’homme normal, suivant l’idée qu’on s’en était faite partout et toujours ; mais cela est devenu en quelque façon naturel à l’Occidental, peut-être par un effet de cette habitude qu’Aristote dit être comme une seconde nature, mais surtout par l’atrophie des facultés supérieures de l’être, nécessairement corrélative du développement intensif des éléments inférieurs : celui qui n’a aucun moyen de se soustraire à l’agitation peut seul s’y satisfaire, de la même manière que celui dont l’intelligence est bornée à l’activité rationnelle trouve celle-ci admirable et sublime ; pour être pleinement à l’aise dans une sphère fermée, quelle qu’elle soit, il ne faut pas concevoir qu’il puisse y avoir quelque chose au-delà. Les aspirations de l’Occidental, seul entre tous les hommes (nous ne parlons pas des sauvages, sur lesquels il est d’ailleurs bien difficile de savoir au juste à quoi s’en tenir), sont d’ordinaire strictement limitées au monde sensible et à ses dépendances, parmi lesquelles nous comprenons tout l’ordre sentimental et une bonne partie de l’ordre rationnel ; assurément, il y a de louables exceptions, mais nous ne pouvons envisager ici que la mentalité générale et commune, celle qui est vraiment caractéristique du lieu et de l’époque.

Il faut encore noter, dans l’ordre intellectuel même, ou plutôt dans ce qui en subsiste, un phénomène étrange qui n’est qu’un cas particulier de l’état d’esprit que nous venons de décrire : c’est la passion de la recherche prise pour une fin en elle-même, sans aucun souci de la voir aboutir à une solution quelconque ; tandis que les autres hommes cherchent pour trouver et pour savoir, l’Occidental de nos jours cherche pour chercher ; la parole évangélique, Quoerite et invenietis, est pour lui lettre morte, dans toute la force de cette expression, puisqu’il appelle précisément « mort » tout ce qui constitue un aboutissement définitif, comme il nomme « vie » ce qui n’est qu’agitation stérile.

Le goût maladif de la recherche, véritable « inquiétude mentale » sans terme et sans issue, se manifeste tout particulièrement dans la philosophie moderne, dont la plus grande partie ne représente qu’une série de problèmes tout artificiels, qui n’existent que parce qu’ils sont mal posés, qui ne naissent et ne subsistent que par des équivoques soigneusement entretenues ; problèmes insolubles à la vérité, étant donnée la façon dont on les formule, mais qu’on ne tient point à résoudre, et dont toute la raison d’être consiste à alimenter indéfiniment des controverses et des discussions qui ne conduisent à rien, qui ne doivent conduire à rien. Substituer ainsi la recherche à la connaissance (et nous avons déjà signalé, à cet égard, l’abus si remarquable des « théories de la connaissance »), c’est tout simplement renoncer à l’objet propre de l’intelligence, et l’on comprend bien que, dans ces conditions, certains en soient arrivés finalement à supprimer la notion même de la vérité, car la vérité ne peut être conçue que comme le terme que l’on doit atteindre, et ceux-là ne veulent point de terme à leur recherche ; cela ne saurait donc être chose intellectuelle, même en prenant l’intelligence dans son acception la plus étendue, non la plus haute et la plus pure ; et, si nous avons pu parler de « passion de la recherche », c’est qu’il s’agît bien, en effet, d’une invasion de la sentimentalité dans des domaines auxquels elle devrait demeurer étrangère.

Nous ne protestons pas, bien entendu, contre l’existence même de la sentimentalité, qui est un fait naturel, mais seulement contre son extension anormale et illégitime : il faut savoir mettre chaque chose à sa place et l’y laisser, mais, pour cela il faut une compréhension de l’ordre universel qui échappe au monde occidental, où le désordre fait loi ; dénoncer le sentimentalisme, ce n’est point nier la sentimentalité, pas plus que dénoncer le rationalisme ne revient à nier la raison ; sentimentalisme et rationalisme ne représentent pareillement que des abus, encore qu’ils apparaissent à l’Occident moderne comme les deux termes d’une alternative dont il est incapable de sortir. Nous avons déjà dit que le sentiment est extrêmement proche du monde matériel : ce n’est pas pour rien que le langage unit étroitement le sensible et le sentimental, et, s’il ne faut pas aller jusqu’à les confondre, ce ne sont que deux modalités d’un seul et même ordre de choses.

L’esprit moderne est presque uniquement tourné vers l’extérieur, vers le domaine sensible ; le sentiment lui parait intérieur, et il veut souvent l’opposer sous ce rapport à la sensation ; mais cela est bien relatif, et la vérité est que l’« introspection » du psychologue ne saisit elle-même que des phénomènes, c’est-à-dire des modifications extérieures et superficielles de l’être ; il n’est de vraiment intérieur et profond que la partie supérieure de l’intelligence. Cela paraîtra étonnant à ceux qui, comme les intuitionnistes contemporains, ne connaissant de l’intelligence que la partie inférieure, représentée par les facultés sensibles et par la raison en tant qu’elle s’applique aux objets sensibles, la croient plus extérieure que le sentiment ; mais, au regard de l’intellectualisme transcendant des Orientaux, rationalisme et intuitionnisme se tiennent sur un même plan et s’arrêtent également à l’extérieur de l’être, en dépit des illusions par lesquelles l’une ou l’autre de ces conceptions croit saisir quelque chose de sa nature intime. Au fond, il ne s’agit jamais, dans tout cela, d’aller au delà des choses sensibles ; le différend ne porte que sur les procédés à mettre en œuvre pour atteindre ces choses, sur la manière dont il convient de les envisager, sur celui de leurs divers aspects qu’il importe de mettre le plus en évidence : nous pourrions dire que les uns préfèrent insister sur le côté « matière », les autres sur le côté « vie ».
Ce sont là, en effet, les limitations dont la pensée occidentale ne peut s’affranchir : les Grecs étaient incapables de se libérer de la forme ; les modernes semblent surtout inaptes à se dégager de la matière, et, quand ils essaient de le faire, ils ne peuvent en tout cas sortir du domaine de la vie. Tout cela, la vie autant que la matière et plus encore que la forme, ce ne sont que des conditions d’existence spéciales au monde sensible ; tout cela est donc sur un même plan, comme nous le disions tout à l’heure. L’Occident moderne, sauf des cas exceptionnels, prend le monde sensible pour unique objet de connaissance ; qu’il s’attache de préférence à l’une ou à l’autre des conditions de ce monde, qu’il l’étudie sous tel ou tel point de vue, en le parcourant dans n’importe quel sens, le domaine où s’exerce son activité mentale n’en demeure pas moins toujours le même ; si ce domaine semble s’étendre plus ou moins, cela ne va jamais bien loin, lorsque ce n’est pas purement illusoire. Il y a d’ailleurs, à côté du monde sensible, divers prolongements qui appartiennent encore au même degré de l’existence universelle ; suivant que l’on considère telle ou telle condition, parmi celles qui définissent ce monde, on pourra atteindre parfois l’un ou l’autre de ces prolongements, mais on n’en restera pas moins enfermé dans un domaine spécial et déterminé.

Quand Bergson dit que l’intelligence a la matière pour objet naturel, il a tort d appeler intelligence ce dont il veut parler, et il le fait parce que ce qui est vraiment intellectuel lui est inconnu ; mais il a raison au fond s’il vise seulement, sous cette dénomination fautive, la partie la plus inférieure de l’intelligence, ou plus précisément l’usage qui en est fait communément dans l’Occident actuel. Quant à lui, c’est bien à la vie qu’il s’attache essentiellement : on sait le rôle que joue l’ « élan vital » dans ses théories, et le sens qu’il donne à ce qu’il appelle la perception de la « durée pure » ; mais la vie, quelle que soit la « valeur » qu’on lui attribue, n’en est pas moins indissolublement liée à la matière, et c’est toujours le même monde qui est envisagé ici suivant une conception « organiciste », ou « vitaliste », ailleurs suivant une conception « mécaniste ». Seulement, quand on donne la prépondérance à l’élément vital sur l’élément matériel dans la constitution de ce monde, il est naturel que le sentiment prenne le pas sur la soi-disant intelligence, les intuitionnistes avec leur « torsion d’esprit », les pragmatistes avec leur « expérience intérieure », font tout simplement appel aux puissances obscures de l’instinct et du sentiment, qu’ils prennent pour le fond même de l’être, et, quand ils vont jusqu’au bout de leur pensée ou plutôt de leur tendance, ils en arrivent, comme William James, à proclamer finalement la suprématie du « subconscient », par la plus incroyable subversion de l’ordre naturel que l’histoire des idées ait jamais eu à enregistrer.

La vie, considérée en elle-même, est toujours changement, modification incessante ; il est donc compréhensible qu’elle exerce une telle fascination sur l’esprit de la civilisation moderne, dont le changement est aussi le caractère le plus frappant, celui qui apparaît à première vue, même si l’on s’en tient à un examen tout à fait superficiel. Quand on se trouve ainsi enfermé dans la vie et dans les conceptions qui s’y rapportent directement, on ne peut rien connaître de ce qui échappe au changement, de l’ordre transcendant et immuable qui est celui des principes universels ; il ne saurait donc plus y avoir aucune connaissance métaphysique possible, et nous sommes toujours ramené à cette constatation, comme conséquence inéluctable de chacune des caractéristiques de l’Occident actuel. Nous disons ici changement plutôt que mouvement, parce que le premier de ces deux termes est plus étendu que le second : le mouvement n’est que la modalité physique ou mieux mécanique du changement, et il est des conceptions qui envisagent d’autres modalités irréductibles à celle-là, qui leur réservent même le caractère plus proprement « vital », à l’exclusion du mouvement entendu au sens ordinaire, c’est-à-dire comme un simple changement de situation. Là encore, il ne faudrait pas exagérer certaines oppositions, qui ne sont telles que d’un point de vue plus ou moins borné : ainsi, une théorie mécaniste est, par définition, une théorie qui prétend tout expliquer par la matière et le mouvement ; mais, en donnant à l’idée de vie toute l’extension dont elle est susceptible, on pourrait y faire rentrer le mouvement lui-même, et l’on s’apercevrait alors que les théories soi-disant opposées ou antagonistes sont, au fond, beaucoup plus équivalentes que ne veulent l’admettre leurs partisans respectifs (1) ; il n’y a guère, de part et d’autre, qu’un peu plus ou un peu moins d’étroitesse de vues.

Quoi qu’il en soit, une conception qui se présente comme une « philosophie de la vie » est nécessairement, par là même, une « philosophie du devenir » ; nous voulons dire qu’elle est enfermée dans le devenir et n’en peut sortir (devenir et changement étant synonymes), ce qui l’amène à placer toute réalité dans ce devenir, à nier qu’il y ait quoi que ce soit en dehors ou au delà, puisque l’esprit systématique est ainsi fait qu’il s’imagine inclure dans ses formules la totalité de l’Univers ; c’est encore là une négation formelle de la métaphysique. Tel est, notamment, l’évolutionnisme sous toutes ses formes, depuis les conceptions les plus mécanistes, y compris le grossier « transformisme », jusqu’à des théories du genre de celles de Bergson : rien d’autre que le devenir ne saurait y trouver place, et encore n’en envisage-t-on, à vrai dire, qu’une portion plus ou moins restreinte. L’évolution, ce n’est en somme que le changement, plus une illusion portant sur le sens et la qualité de ce changement : évolution et progrès sont une seule et même chose, aux complications près, mais on préfère souvent aujourd’hui le premier de ces deux mots parce qu’on lui trouve une allure plus « scientifique » ; l’évolutionnisme est comme un produit de ces deux grandes superstitions modernes, celle de la science et celle de la vie, et ce qui fait son succès, c’est précisément que le rationalisme et le sentimentalisme y trouvent l’un et l’autre leur satisfaction ; les proportions variables dans lesquelles se combinent ces deux tendances sont pour beaucoup dans la diversité des formes que revêt cette théorie.

(1) C’est ce que nous avons déjà fait remarquer, en une autre occasion, en ce qui concerne les deux variétés opposées du « monisme », l’une spiritualiste et l’autre matérialiste.


A suivre.
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Message par Ligeia Jeu 27 Mai - 10:32

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CHAPITRE III : LA SUPERSTITION DE LA VIE

Partie 2 :


Les évolutionnistes mettent le changement partout, et jusqu’en Dieu même lorsqu’ils l’admettent : c’est ainsi que Bergson se représente Dieu comme « un centre d’où les mondes jailliraient, et qui n’est pas une chose, mais une continuité de jaillissement » ; et il ajoute expressément : « Dieu, ainsi défini, n’a rien de tout fait ; il est vie incessante, action, liberté » (1). Ce sont donc bien ces idées de vie et d’action qui constituent, chez nos contemporains, une véritable hantise, et qui se transportent ici dans un domaine qui voudrait être spéculatif ; en fait, c’est la suppression de la spéculation au profil de l’action qui envahit et absorbe tout. Cette conception d’un Dieu en devenir, qui n’est qu’immanent et non transcendant, celle aussi (qui revient au même) d’une vérité qui se fait, qui n’est qu’une sorte de limite idéale, sans rien d’actuellement réalisé, ne sont point exceptionnelles dans la pensée moderne ; les pragmatistes, qui ont adopté l’idée d’un Dieu limité pour des motifs surtout « moralistes », n’en sont pas les premiers inventeurs, car ce qui est censé évoluer doit être forcément conçu comme limité. Le pragmatisme, par sa dénomination même, se pose avant tout en « philosophie de l’action » ; son postulat plus ou moins avoué, c’est que l’homme n’a que des besoins d’ordre pratique, besoins à la fois matériels et sentimentaux ; c’est donc l’abolition de l’intellectualité ; mais, s’il en est ainsi, pourquoi vouloir encore faire des théories ?
Cela se comprend assez mal ; et, comme le scepticisme dont il ne diffère qu’à l’égard de l’action, le pragmatisme, s’il voulait être conséquent avec lui-même, devrait se borner à une simple attitude mentale, qu’il ne peut même chercher à justifier logiquement sans se donner un démenti ; mais il est sans doute bien difficile de se maintenir strictement dans une telle réserve. L’homme, si déchu qu’il soit intellectuellement, ne peut s’empêcher tout au moins de raisonner, ne serait-ce que pour nier la raison ; les pragmatiques, d’ailleurs, ne la nient pas comme les sceptiques, mais ils veulent la réduire à un usage purement pratique ; venant après ceux qui ont voulu réduire toute l’intelligence à la raison, mais sans refuser à celle-ci un usage théorique, c’est un degré de plus dans l’abaissement. Il est même un point sur lequel la négation des pragmatistes va plus loin que celle des purs sceptiques : ceux-ci ne contestent pas que la vérité existe en dehors de nous, mais seulement que nous puissions l’atteindre ; les pragmatistes ; à l’imitation de quelques sophistes grecs (qui du moins ne se prenaient probablement pas au sérieux), vont jusqu’à supprimer la vérité même.

(1) L’Évolution créatrice, p. 270.

Vie et action sont étroitement solidaires ; le domaine de l’une est aussi celui de l’autre, et c’est dans ce domaine limité que se tient toute la civilisation occidentale, aujourd’hui plus que jamais. Nous avons dit ailleurs comment les Orientaux envisagent la limitation de l’action et de ses conséquences, comment ils opposent sous ce rapport la connaissance à l’action : la théorie extrême-orientale du « non-agir », la théorie hindoue de la « délivrance », ce sont là des choses inaccessibles à la mentalité occidentale ordinaire, pour laquelle il est inconcevable qu’on puisse songer à se libérer de l’action, et encore bien plus qu’on puisse effectivement y parvenir.

Encore l’action n’est-elle communément envisagée que sous ses formes les plus extérieures, celles qui correspondent proprement au mouvement physique : de là ce besoin croissant de vitesse, cette trépidation fébrile, qui sont si particuliers à la vie contemporaine ; agir pour le plaisir d’agir, cela ne peut s’appeler qu’agitation, car il y a dans l’action même certains degrés à observer et certaines distinctions à faire. Rien ne serait plus facile que de montrer combien cela est incompatible avec tout ce qui est réflexion et concentration, donc avec les moyens essentiels de toute véritable connaissance ; c’est vraiment le triomphe de la dispersion, dans l’extériorisation la plus complète qui se puisse concevoir ; c’est la ruine définitive du reste d’intellectualité qui pouvait subsister encore, si rien ne vient réagir à temps contre ces funestes tendances. Heureusement, l’excès du mal peut amener une réaction, et les dangers même physiques qui sont inhérents à un développement aussi anormal peuvent finir par inspirer une crainte salutaire ; du reste, par là même que le domaine de l’action ne comporte que des possibilités fort restreintes, quelles que soient les apparences, il n’est pas possible que ce développement se poursuive indéfiniment, et, par la force des choses, un changement de direction s’imposera tôt ou tard. Mais, pour le moment, nous n’en sommes pas à envisager les possibilités d’un avenir peut-être lointain ; ce que nous considérons, c’est l’état actuel de l’Occident, et tout ce que nous en voyons confirme bien que progrès matériel et décadence intellectuelle se tiennent et s’accompagnent ; nous ne voulons pas décider lequel des deux est la cause ou l’effet de l’autre, d’autant plus qu’il s’agit en somme d’un ensemble complexe où les relations des divers éléments sont parfois réciproques et alternatives.

Sans chercher à remonter aux origines du monde moderne et à la façon dont sa mentalité propre a pu se constituer, ce qui serait nécessaire pour résoudre entièrement la question, nous pouvons dire ceci : il a fallu déjà une dépréciation et un amoindrissement de l’intellectualité pour que le progrès matériel arrive à prendre une importance assez grande pour franchir certaines limites ; mais, une fois ce mouvement commencé, la préoccupation du progrès matériel absorbant peu à peu toutes les facultés de l’homme, l’intellectualité va encore en s’affaiblissant graduellement, jusqu’au point où nous la voyons aujourd’hui, et peut-être plus encore, quoique cela paraisse assurément difficile. Par contre, l’expansion de la sentimentalité n’est nullement incompatible avec le progrès matériel, parce que ce sont là, au fond, des choses qui sont presque du même ordre ; on nous excusera d’y revenir si souvent, car cela est indispensable pour comprendre ce qui se passe autour de nous. Cette expansion de la sentimentalité, se produisant corrélativement à la régression de l’intellectualité, sera d’autant plus excessive et plus désordonnée qu’elle ne rencontrera rien qui puisse la contenir ou la diriger efficacement, car ce rôle ne saurait être joué par le « scientisme », qui, nous l’avons vu, est loin d’être lui-même indemne de la contagion sentimentale, et qui n’a plus qu’une fausse apparence d’intellectualité.

Un des symptômes les plus remarquables de la prépondérance acquise par le sentimentalisme, c’est ce que nous appelons le « moralisme », c’est-à-dire la tendance nettement marquée à tout rapporter à des préoccupations d’ordre moral, ou du moins à y subordonner tout le reste, et particulièrement ce qui est regardé comme étant du domaine de l’intelligence. La morale, par elle-même, est chose essentiellement sentimentale ; elle représente un point de vue aussi relatif et contingent que possible, et qui, d’ailleurs, a toujours été propre à l’Occident ; mais le « moralisme » proprement dit est une exagération de ce point de vue, qui ne s’est produite qu’à une date assez récente. La morale, quelle que soit la base qu’on lui donne, et quelle que soit aussi l’importance qu’on lui attribue, n’est et ne peut être qu’une règle d’action ; pour des hommes qui ne s’intéressent plus qu’à l’action, il est évident qu’elle doit jouer un rôle capital, et ils s’y attachent d’autant plus que les considérations de cet ordre peuvent donner l’illusion de la pensée dans une période de décadence intellectuelle ; c’est là ce qui explique la naissance du « moralisme ». Un phénomène analogue s’était déjà produit vers la fin de la civilisation grecque, mais sans atteindre, à ce qu’il semble, les proportions qu’il a prises de notre temps ; en fait, à partir de Kant, presque toute la philosophie moderne est pénétrée de « moralisme », ce qui revient à dire qu’elle donne le pas à la pratique sur la spéculation, cette pratique étant d’ailleurs envisagée sous un angle spécial ; cette tendance arrive à son entier développement avec ces philosophies de la vie et de l’action dont nous avons parlé.

D’autre part, nous avons signalé l’obsession, jusque chez les matérialistes les plus avérés, de ce qu’on appelle la « morale scientifique », ce qui représente exactement la même tendance ; qu’on la dise scientifique ou philosophique, suivant les goûts de chacun, ce n’est jamais qu’une expression du sentimentalisme, et cette expression ne varie même pas d’une façon très appréciable. Il y a en effet ceci de curieux, que les conceptions morales, dans un milieu donné, se ressemblent toutes extraordinairement, tout en prétendant se fonder sur des considérations différentes et même parfois contraires ; c’est ce qui montre bien le caractère artificiel des théories par lesquelles chacun s’efforce de justifier des règles pratiques qui sont toujours celles que l’on observe communément autour de lui. Ces théories, en somme, représentent simplement les préférences particulières de ceux qui les formulent ou qui les adoptent ; souvent aussi, un intérêt de parti n’y est point étranger : nous n’en voulons pour preuve que la façon dont la « morale laïque » (scientifique ou philosophique, peu importe) est mise en opposition avec la morale religieuse. Du reste, le point de vue moral ayant une raison d’être exclusivement sociale, l’intrusion de la politique en pareil domaine n’a rien dont on doive s’étonner outre mesure ; cela est peut-être moins choquant que l’utilisation, pour des fins similaires, de théories que l’on prétend purement scientifiques ; mais, après tout, l’esprit « scientiste » lui-même n’a-t-il pas été créé pour servir les intérêts d’une certaine politique ? Nous doutons fort que la plupart des partisans de l’évolutionnisme soient libres de toute arrière-pensée de ce genre ; et, pour prendre un autre exemple, la soi-disant « science des religions » ressemble bien plus à un instrument de polémique qu’à une science sérieuse ; ce sont là de ces cas auxquels nous avons fait allusion plus haut, et où le rationalisme est surtout un masque du sentimentalisme.

Ce n’est pas seulement chez les « scientistes » et chez les philosophes que l’on peut remarquer l’envahissement du « moralisme » ; il faut noter aussi, à cet égard, la dégénérescence de l’idée religieuse, telle qu’on la constate dans les innombrables sectes issues du protestantisme. Ce sont là les seules formes religieuses qui soient spécifiquement modernes, et elles se caractérisent par une réduction progressive de l’élément doctrinal au profit de l’élément moral ou sentimental ; ce phénomène est un cas particulier de l’amoindrissement général de l’intellectualité, et ce n’est pas par une coïncidence fortuite que l’époque de la Réforme est la même que celle de la Renaissance, c’est-à-dire précisément le début de la période moderne. Dans certaines branches du protestantisme actuel, la doctrine est arrivée à se dissoudre complètement, et, comme le culte, parallèlement, s’est réduit à peu près à rien, l’élément moral subsiste seul finalement : le « protestantisme libéral » n’est plus qu’un « moralisme » à étiquette religieuse ; on ne peut pas dire que ce soit encore une religion au sens strict de ce mot, puisque, sur les trois éléments qui entrent dans la définition de la religion, il n’en reste plus qu’un seul.

A cette limite, ce serait plutôt une sorte de pensée philosophique spéciale ; du reste, ses représentants s’entendent généralement assez bien avec les partisans de la « morale laïque », dite aussi « indépendante », et il leur arrive même parfois de se solidariser ouvertement avec eux, ce qui montre qu’ils ont conscience de leurs affinités réelles. Pour désigner des choses de ce genre, nous employons volontiers le mot de « pseudo-religion »; et nous appliquons aussi ce même mot à toutes les sectes « néo-spiritualistes », qui naissent et prospèrent surtout dans les pays protestants, parce que le « néo-spiritualisme » et le « protestantisme libéral » procèdent des mêmes tendances et du même état d’esprit : à la religion se substitue, par la suppression de l’élément intellectuel (ou son absence s’il s’agit de créations nouvelles), la religiosité, c’est-à-dire une simple aspiration sentimentale plus ou moins vague et inconsistante ; et cette religiosité est à la religion à peu près ce que l’ombre est au corps.
On peut reconnaître ici l’ « expérience religieuse » de William James (qui se complique de l’appel au « subconscient »), et aussi la « vie intérieure » au sens que lui donnent les modernistes, car le modernisme ne fut pas autre chose qu’une tentative faite pour introduire dans le catholicisme même la mentalité dont il s’agit, tentative qui se brisa contre la force de l’esprit traditionnel dont le catholicisme, dans l’Occident moderne, est apparemment l’unique refuge, à part les exceptions individuelles qui peuvent toujours exister en dehors de toute organisation.


A suivre.
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Message par Ligeia Mer 9 Juin - 10:35


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CHAPITRE III : LA SUPERSTITION DE LA VIE

Partie 3 (fin) :


C’est chez les peuples anglo-saxons que le « moralisme » sévit avec le maximum d’intensité, et c’est là aussi que le goût de l’action s’affirme sous les formes les plus extrêmes et les plus brutales ; ces deux choses sont donc bien liées l’une à l’autre comme nous l’avons dit. Il y a une singulière ironie dans la conception courante qui représente les Anglais comme un peuple essentiellement attaché à la tradition, et ceux qui pensent ainsi confondent tout simplement tradition avec coutume.

La facilité avec laquelle on abuse de certains mots est vraiment extraordinaire : il en est qui sont arrivés à appeler « traditions » des usages populaires, ou même des habitudes d’origine toute récente, sans portée et sans signification ; quant à nous, nous nous refusons à donner ce nom a ce qui n’est qu’un respect plus ou moins machinal de certaines formes extérieures, qui parfois ne sont plus que des « superstitions » au sens étymologique du mot ; la vraie tradition est dans l’esprit d’un peuple, d’une race on d’une civilisation, et elle a des raisons d’être autrement profondes.

L’esprit anglo-saxon est antitraditionnel en réalité, au moins autant que l’esprit français et l’esprit germanique, mais d’une manière peut-être un peu différente, car, en Allemagne, et en France dans une certaine mesure, c’est plutôt la tendance « scientiste » qui prédomine ; il importe peu d’ailleurs que ce soit le « moralisme » ou le « scientisme » qui prévaut, car, nous le répétons encore une fois, il serait artificiel de vouloir séparer entièrement ces deux tendances qui représentent les deux faces de l’esprit moderne, et qui se retrouvent dans des proportions diverses chez tous les peuples occidentaux. Il semble que la tendance « moraliste » l’emporte aujourd’hui assez généralement, tandis que la domination du « scientisme » était plus accentuée il y a peu d’années encore ; mais ce que l’une gagne n’est pas nécessairement perdu pour l’autre, puisqu’elles sont parfaitement conciliables, et, en dépit de toutes les fluctuations, la mentalité commune les associe assez étroitement : il y a place en elle, à la fois, pour toutes ces idoles dont nous parlions précédemment.

Seulement, il y a comme une sorte de cristallisation d’éléments divers qui s’opère plutôt maintenant en prenant pour centre l’idée de « vie » et ce qui s’y rattache, comme elle s’opérait au XIXe siècle autour de l’idée de « science », et au XVIIIe autour de celle de « raison »; nous parlons ici d’idées, mais nous ferions mieux de parler simplement de mots, car c’est bien la fascination des mots qui s’exerce là dans toute son ampleur. Ce qu’on nomme parfois « idéologie », avec une nuance péjorative chez ceux qui n’en sont pas dupes (car il s’en rencontre encore quelques-uns malgré tout), ce n’est proprement que du verbalisme ; et, à ce propos, nous pouvons reprendre le mot de « superstition », avec le sens étymologique auquel nous faisions allusion tout à l’heure, et qui désigne une chose qui se survit à elle-même, alors qu’elle a perdu sa véritable raison d’être. En effet, l’unique raison d’être des mots, c’est d’exprimer des idées ; attribuer une valeur aux mots par eux-mêmes, indépendamment des idées, ne mettre même aucune idée sous ces mots, et se laisser influencer par leur seule sonorité, cela est vraiment de la superstition. Le « nominalisme », à ses divers degrés, est l’expression philosophique de cette négation de l’idée, à laquelle il prétend substituer le mot ou l’image ; confondant la conception avec la représentation sensible, il ne laisse réellement subsister que cette dernière ; et, sous une forme ou sous une autre, il est extrêmement répandu dans la philosophie moderne, alors qu’il n’était autrefois qu’une exception.
Cela est très significatif ; et il faut encore ajouter que le nominalisme est presque toujours solidaire de l’empirisme, c’est-à-dire de la tendance à rapporter à l’expérience, et plus spécialement à l’expérience sensible, l’origine et le terme de toute connaissance : négation de tout ce qui est véritablement intellectuel, c’est toujours là ce que nous retrouvons, comme élément commun, au fond de toutes ces tendances et de toutes ces opinions, parce que c’est là, effectivement, la racine de toute déformation mentale, et que cette négation est impliquée, à titre de présupposition nécessaire, dans tout ce qui contribue à fausser les conceptions de l’Occident moderne.

Nous avons surtout, jusqu’ici, présenté une vue d’ensemble de l’état actuel du monde occidental envisagé sous le rapport mental ; c’est par là qu’il faut commencer, car c’est de là que dépend tout le reste, et il ne peut y avoir de changement important et durable qui ne porte d’abord sur la mentalité générale. Ceux qui soutiennent le contraire sont encore les victimes d’une illusion très moderne : ne voyant que les manifestations extérieures, ils prennent les effets pour les causes, et ils croient volontiers que ce qu’ils ne voient pas n’existe pas ; ce qu’on appelle « matérialisme historique », ou la tendance à tout ramener aux faits économiques, est un remarquable exemple de cette illusion.

L’état des choses est devenu tel que les faits de cet ordre ont effectivement acquis, dans l’histoire contemporaine, une importance qu’ils n’avaient jamais eue dans le passé ; mais pourtant leur rôle n’est pas et ne pourra jamais être exclusif. Du reste, qu’on ne s’y trompe pas : les « dirigeants », connus ou inconnus, savent bien que, pour agir efficacement, il leur faut avant tout créer et entretenir des courants d’idées ou de pseudo-idées, et ils ne s’en font pas faute ; alors même que ces courants sont purement négatifs, ils n’en sont pas moins de nature mentale, et c’est dans l’esprit des hommes que doit d’abord germer ce qui se réalisera ensuite à l’extérieur ; même pour abolir l’intellectualité, il faut en premier lieu persuader les esprits de son inexistence et tourner leur activité dans une autre direction.
Ce n’est pas que nous soyons de ceux qui prétendent que les idées mènent le monde directement ; c’est encore une formule dont on a beaucoup abusé, et la plupart de ceux qui l’emploient ne savent guère ce qu’est une idée, si même ils ne la confondent pas totalement avec le mot ; en d’autres termes, ce ne sont bien souvent que des « idéologues », et les pires rêveurs « moralistes » appartiennent précisément à cette catégorie : au nom des chimères qu’ils appellent « droit » et « justice », et qui n’ont rien à voir avec les idées vraies, ils ont exercé dans les événements récents une influence trop néfaste et dont les conséquences se font trop lourdement sentir pour qu’il soit nécessaire d’insister sur ce que nous voulons dire ; mais il n’y a pas que des naïfs en pareil cas, il y a aussi, comme toujours, ceux qui les mènent à leur insu, qui les exploitent et qui se servent d’eux en vue d’intérêts beaucoup plus positifs.

Quoi qu’il en soit, comme nous sommes tentés de le redire à tout instant, ce qui importe avant tout, c’est de savoir mettre chaque chose à sa vraie place : l’idée pure n’a aucun rapport immédiat avec le domaine de l’action, et elle ne peut avoir sur l’extérieur l’influence directe qu’exerce le sentiment ; mais l’idée n’en est pas moins le principe, ce par quoi tout doit commencer, sous peine d’être dépourvu de toute base solide. Le sentiment, s’il n’est guidé et contrôlé par l’idée, n’engendre qu’erreur, désordre et obscurité ; il ne s’agit pas d’abolir le sentiment, mais de le maintenir dans ses bornes légitimes, et de même pour toutes les autres contingences.

La restauration d’une véritable intellectualité. ne fût-ce que dans une élite restreinte, au moins au début, nous apparaît comme le seul moyen de mettre fin à la confusion mentale qui règne en Occident ; ce n’est que par là que peuvent être dissipées tant de vaines illusions qui encombrent l’esprit de nos contemporains, tant de superstitions autrement ridicules et dénuées de fondement que toutes celles dont se moquent à tort et à travers les gens qui veulent passer pour « éclairés »; et ce n’est que par là aussi que l’on pourra trouver un terrain d’entente avec les peuples orientaux. En effet, tout ce que nous avons dit représente fidèlement, non seulement notre propre pensée, qui n’importe guère en elle-même, mais aussi, ce qui est bien plus digne de considération, le jugement que l’Orient porte sur l’Occident, lorsqu’il consent à s’en occuper autrement que pour opposer à son action envahissante cette résistance toute passive que l’Occident ne peut comprendre, parce qu’elle suppose une puissance intérieure dont il n’a pas l’équivalent, et contre laquelle nulle force brutale ne saurait prévaloir.

Cette puissance est au delà de la vie, elle est supérieure à l’action et à tout ce qui passe, elle est étrangère au temps et est comme une participation de l’immutabilité suprême ; si l’Oriental peut subir patiemment la domination matérielle de l’Occident, c’est parce qu’il sait la relativité des choses transitoires, et c’est parce qu’il porte, au plus profond de son être, la conscience de l’éternité.


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Message par Ligeia Jeu 17 Juin - 9:21

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CHAPITRE IV : Terreurs chimériques et dangers réels


Partie 1 :

Les Occidentaux, malgré la haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes et de leur civilisation, sentent bien que leur domination sur le reste du monde est loin d’être assurée d’une manière définitive, qu’elle peut être à la merci d’événements qu’il leur est impossible de prévoir et à plus forte raison d’empêcher.
Seulement, ce qu’ils ne veulent pas voir, c’est que la cause principale des dangers qui les menacent réside dans le caractère même de la civilisation européenne : tout ce qui ne s’appuie que sur l’ordre matériel, comme c’est le cas, ne saurait avoir qu’une réussite passagère ; le changement, qui est la loi de ce domaine essentiellement instable, peut avoir les pires conséquences à tous égards, et cela avec une rapidité d’autant plus foudroyante que la vitesse acquise est plus grande ; l’excès même du progrès matériel risque fort d’aboutir à quelque cataclysme.

Que l’on songe à l’incessant perfectionnement des moyens de destruction, au rôle de plus en plus considérable qu’ils jouent dans les guerres modernes, aux perspectives peu rassurantes que certaines inventions ouvrent pour l’avenir, et l’on ne sera guère tenté de nier une telle possibilité ; du reste, les machines qui sont expressément destinées à tuer ne sont pas les seules dangereuses. Au point où les choses en sont arrivées dès maintenant, il n’est pas besoin de beaucoup d’imagination pour se représenter l’Occident finissant par se détruire lui-même, soit dans une guerre gigantesque dont la dernière ne donne encore qu’une faible idée, soit par les effets imprévus de quelque produit qui, manipulé maladroitement, serait capable de faire sauter, non plus une usine ou une ville, mais tout un continent.

Certes, il est encore permis d’espérer que l’Europe et même l’Amérique s’arrêteront dans cette voie et se ressaisiront avant d’en être venues à de telles extrémités ; de moindres catastrophes peuvent leur être d’utiles avertissements et, par la crainte qu’elles inspireront, provoquer l’arrêt de cette course vertigineuse qui ne peut mener qu’à un abîme. Cela est possible, surtout s’il s’y joint quelques déceptions sentimentales un peu trop fortes, propres à détruire dans la masse l’illusion du « progrès moral » ; le développement excessif du sentimentalisme pourrait donc contribuer aussi à ce résultat salutaire, et il le faut bien si l’Occident, livré à lui-même, ne doit trouver que dans sa propre mentalité les moyens d’une réaction qui deviendra nécessaire tôt ou tard.
Tout cela, d’ailleurs, ne suffirait point pour imprimer à la civilisation occidentale, à ce moment même, une autre direction, et, comme l’équilibre n’est guère réalisable dans de telles conditions, il y aurait encore lieu de redouter un retour à la barbarie pure et simple, conséquence assez naturelle de la négation de l’intellectualité.

Quoi qu’il en soit de ces prévisions peut-être lointaines, les Occidentaux d’aujourd’hui en sont encore à se persuader que le progrès, ou ce qu’ils appellent ainsi, peut et doit être continu et indéfini ; s’illusionnant plus que jamais sur leur propre compte, ils se sont donné à eux-mêmes la mission de faire pénétrer ce progrès partout, en l’imposant au besoin par la force aux peuples qui ont le tort, impardonnable à leurs yeux, de ne pas l’accepter avec empressement.
Cette fureur de propagande, à laquelle nous avons déjà fait allusion, est fort dangereuse pour tout le monde, mais surtout pour les Occidentaux eux-mêmes, qu’elle fait craindre et détester ; l’esprit de conquête n’avait jamais été poussé aussi loin, et surtout il ne s’était jamais déguisé sous ces dehors hypocrites qui sont le propre du « moralisme » moderne. L’Occident oublie, d’ailleurs, qu’il n’avait aucune existence historique à une époque où les civilisations orientales avaient déjà atteint leur plein développement (1) ; avec ses prétentions, il apparaît aux Orientaux comme un enfant qui, fier d’avoir acquis rapidement quelques connaissances rudimentaires, se croirait en possession du savoir total et voudrait l’enseigner à des vieillards remplis de sagesse et d’expérience.

Ce ne serait là qu’un travers assez inoffensif, et dont il n’y aurait qu’à sourire, si les Occidentaux n’avaient à leur disposition la force brutale ; mais l’emploi qu’ils font de celle-ci change entièrement la face des choses, car c’est là qu’est le véritable danger pour ceux qui, bien involontairement, entrent en contact avec eux, et non dans une « assimilation » qu’ils sont parfaitement incapables de réaliser, n’étant ni intellectuellement ni même physiquement qualifiés pour y parvenir. En effet, les peuples européens, sans doute parce qu’ils sont formés d’éléments hétérogènes et ne constituent pas une race à proprement parler, sont ceux dont les caractères ethniques sont les moins stables et disparaissent le plus rapidement en se mêlant à d’autres races ; partout où il se produit de tels mélanges, c’est toujours l’Occidental qui est absorbé, bien loin de pouvoir absorber les autres.

Quant au point de vue intellectuel, les considérations que nous avons exposées jusqu’ici nous dispensent d’y insister ; une civilisation qui est sans cesse en mouvement, qui n’a ni tradition ni principe profond, ne peut évidemment exercer une influence réelle sur celles qui possèdent précisément tout ce qui lui manque à elle-même ; et, si l’influence inverse ne s’exerce pas davantage en fait, c’est seulement parce que les Occidentaux sont incapables de comprendre ce qui leur est étranger : leur impénétrabilité, à cet égard, n’a d’autre cause qu’une infériorité mentale, tandis que celle des Orientaux est faite d’intellectualité pure.

Il est des vérités qu’il est nécessaire de dire et de redire avec insistance, si déplaisantes qu’elles soient pour beaucoup de gens : toutes les supériorités dont se targuent les Occidentaux sont purement imaginaires, à l’exception de la seule supériorité matérielle ; celle-là n’est que trop réelle, personne ne la leur conteste, et, au fond, personne ne la leur envie non plus ; mais le malheur est qu’ils en abusent.

1 Il est possible qu’il y ait eu cependant des civilisations occidentales antérieures, mais celle d’aujourd’hui n’est point leur héritière, et leur souvenir même est perdu ; nous n’avons donc pas à nous en préoccuper ici.

Pour quiconque a le courage de voir les choses telles qu’elles sont, la conquête coloniale ne peut, pas plus qu’aucune autre conquête par les armes, reposer sur un autre droit que celui de la force brutale ; qu’on invoque la nécessité, pour un peuple qui se trouve trop à l’étroit chez lui, d’étendre son champ d’activité, et qu’on dise qu’il ne peut le faire qu’aux dépens de ceux qui sont trop faibles pour lui résister, nous le voulons bien, et nous ne voyons même pas comment on pourrait empêcher que des choses de ce genre se produisent ; mais que, du moins, on ne prétende pas faire intervenir là-dedans les intérêts de la « civilisation », qui n’ont rien à y voir.

C’est là ce que nous appelons l’hypocrisie « moraliste » : inconsciente dans la masse, qui ne fait jamais qu’accepter docilement les idées qu’on lui inculque, elle ne doit pas l’être chez tous au même degré, et nous ne pouvons admettre que les hommes d’État, en particulier, soient dupes de la phraséologie qu’ils emploient lorsqu’une nation européenne s’empare d’un pays quelconque, ne fût-il habité que par des tribus vraiment barbares, on ne nous fera pas croire que c’est pour avoir le plaisir ou l’honneur de « civiliser » ces pauvres gens, qui ne l’ont point demandé, qu’on entreprend une expédition coûteuse, puis des travaux de toutes sortes ; il faut être bien naïf pour ne pas se rendre compte que le vrai mobile est tout autre, qu’il réside dans l’espérance de profits plus tangibles.
Ce dont il s’agit avant tout, quels que soient les prétextes invoqués, c’est d’exploiter le pays, et bien souvent, si on le peut, ses habitants en même temps, car on ne saurait tolérer qu’ils continuent à y vivre à leur guise, même s’ils sont peu gênants ; mais, comme ce mot d’« exploiter » sonne mal, cela s’appelle, dans le langage moderne, « mettre en valeur » un pays : c’est la même chose, mais il suffit de changer le mot pour que cela ne choque plus la sensibilité commune.
Naturellement, quand la conquête est accomplie, les Européens donnent libre cours à leur prosélytisme, puisque c’est pour eux un véritable besoin ; chaque peuple y apporte son tempérament spécial, les uns le font plus brutalement, les autres avec plus de ménagements, et cette dernière attitude, alors même qu’elle n’est point l’effet d’un calcul, est sans doute la plus habile.

Quant aux résultats obtenus, on oublie toujours que la civilisation de certains peuples n’est pas faite pour les autres, dont la mentalité est différente ; lorsqu’on a affaire à des sauvages, le mal n’est peut-être pas bien grand, et pourtant, en adoptant les dehors de la civilisation européenne (car cela reste bien superficiel), ils sont généralement plus portés à en imiter les mauvais côtés qu’à prendre ce qu’elle peut avoir de bon.
Nous ne voulons pas insister sur cet aspect de la question, que nous n’envisageons qu’incidemment ; ce qui est autrement grave, c’est que les Européens, quand ils se trouvent en présence de peuples civilisés, se comportent avec eux comme s’ils avaient affaire à des sauvages, et c’est alors qu’ils se rendent véritablement insupportables ; et nous ne parlons pas seulement des gens peu recommandables parmi lesquels colons et fonctionnaires se recrutent trop souvent, nous parlons des Européens presque sans exception.


A suivre.

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Message par Ligeia Mer 23 Juin - 11:18

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CHAPITRE IV : Terreurs chimériques et dangers réels


Partie 2 :


C’est un étrange état d’esprit, surtout chez des hommes qui parlent sans cesse de « droit » et de « liberté », que celui qui les porte à dénier aux civilisations autres que la leur le droit à une existence indépendante ; c’est là tout ce qu’on leur demanderait dans bien des cas, et ce n’est pas se montrer trop exigeant ; il est des Orientaux qui, à cette seule condition, s’accommoderaient même d’une administration étrangère, tellement le souci des contingences matérielles existe peu pour eux ; ce n’est que lorsqu’elle s’attaque à leurs institutions traditionnelles que la domination européenne leur devient intolérable. Mais c’est justement à cet esprit traditionnel que les Occidentaux s’en prennent avant tout, parce qu’ils le craignent d’autant plus qu’ils le comprennent moins, en étant eux-mêmes dépourvus ; les hommes de cette sorte ont peur instinctivement de tout ce qui les dépasse ; tontes leurs tentatives à cet égard demeureront toujours vaines, car il y a là une force dont ils ne soupçonnent pas l’immensité ; mais, si leur indiscrétion leur attire certaines mésaventures, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes.
On ne voit pas, du reste, au nom de quoi ils veulent obliger tout le monde à s’intéresser exclusivement à ce qui les intéresse, à mettre les préoccupations économiques au premier rang, ou à adopter le régime politique qui a leurs préférences, et qui, même en admettant qu’il soit le meilleur pour certains peuples, ne l’est pas nécessairement pour tous ; et le plus extraordinaire, c’est qu’ils ont de semblables prétentions, non seulement vis-à-vis des peuples qu’ils ont conquis, mais aussi vis-à-vis de ceux chez lesquels ils sont parvenus à s’introduire et à s’installer tout en ayant l’air de respecter leur indépendance ; en fait, ils étendent ces prétentions à l’humanité tout entière.

S’il en était autrement, il n’y aurait pas, en général, de préventions ni d’hostilité systématique contre les Occidentaux ; leurs relations avec les autres hommes seraient ce que sont les relations normales entre peuples différents ; on les prendrait pour ce qu’ils sont, avec les qualités et les défauts qui leur sont propres, et, tout en regrettant peut-être de ne pouvoir entretenir avec eux des relations intellectuelles vraiment intéressantes, on ne chercherait guère à les changer, car les Orientaux ne font point de prosélytisme.
Ceux mêmes d’entre les Orientaux qui passent pour être le plus fermés à tout ce qui est étranger, les Chinois, par exemple, verraient sans répugnance des Européens venir individuellement s’établir chez eux pour y faire du commerce, s’ils ne savaient trop bien, pour en avoir fait la triste expérience, à quoi ils s’exposent en les laissant faire, et quels empiétements sont bientôt la conséquence de ce qui, au début, semblait le plus inoffensif.

Les Chinois sont le peuple le plus profondément pacifique qui existe ; nous disons pacifique et non « pacifiste », car ils n’éprouvent point le besoin de faire là-dessus de grandiloquentes théories humanitaires : la guerre répugne à leur tempérament, et voilà tout. Si c’est là une faiblesse en un certain sens relatif, il y a, dans la nature même de la race chinoise, une force d’un autre ordre qui en compense les effets, et dont la conscience contribue sans doute à rendre possible cet état d’esprit pacifique : cette race est douée d’un tel pouvoir d’absorption qu’elle a toujours assimilé tous ses conquérants successifs, et avec une incroyable rapidité ; l’histoire est là pour le prouver.
Dans de pareilles conditions, rien ne saurait être plus ridicule que la chimérique terreur du « péril jaune », inventé jadis par Guillaume II, qui le symbolisa même dans un de ces tableaux à prétentions mystiques qu’il se plaisait à peindre pour occuper ses loisirs ; il faut toute l’ignorance de la plupart des Occidentaux, et leur incapacité à concevoir combien les autres hommes sont différents d’eux, pour en arriver à s’imaginer le peuple chinois se levant en armes pour marcher à la conquête de l’Europe ; une invasion chinoise, si elle devait jamais avoir lieu, ne pourrait être qu’une pénétration pacifique, et ce n’est pas là, en tout cas, un danger bien imminent. Il est vrai que, si les Chinois avaient la mentalité occidentale, les inepties odieuses qu’on débite publiquement sur leur compte en toute occasion auraient largement suffi pour les inciter à envoyer des expéditions en Europe ; il n’en faut pas tant pour servir de prétexte à une intervention armée de la part des Occidentaux, mais ces choses laissent les Orientaux parfaitement indifférents.

On n’a jamais, à notre connaissance, osé dire la vérité sur la genèse des événements qui se produisirent en 1900 ; la voici en quelques mots : le territoire des légations européennes à Pékin est soustrait à la juridiction des autorités chinoises ; or il s’était formé, dans les dépendances de la légation allemande, un véritable repaire de voleurs, clients de la mission luthérienne, qui se répandaient de là dans la ville, pillaient tant qu’ils pouvaient, puis, avec leur butin, se repliaient dans leur refuge où, nul n’ayant le droit de les poursuivre, ils étaient assurés de l’impunité ; la population finit par en être exaspérée et menaça d’envahir le territoire de la légation pour s’emparer des malfaiteurs qui s’y trouvaient ; le ministre d’Allemagne voulut s’y opposer et se mit à haranguer la foule, mais il ne réussit qu’à se faire tuer dans la bagarre ; pour venger cet outrage, une expédition fut organisée sans tarder, et le plus curieux est que tous les États européens, même l’Angleterre, s’y laissèrent entraîner à la suite de l’Allemagne ; le spectre du « péril jaune » avait du moins servi à quelque chose en cette circonstance. Il va sans dire que les belligérants retirèrent d’ailleurs de leur intervention des bénéfices appréciables, surtout au point de vue économique ; et même il n’y eut pas que les États qui profitèrent de l’aventure : nous connaissons des personnages qui ont acquis des situations fort avantageuses pour avoir fait la guerre... dans les caves des légations ; il ne faudrait pas aller dire à ceux-là que le « péril jaune » n’est pas une réalité !

Mais, objectera-t-on, il n’y a pas que les Chinois, il y a aussi les Japonais, qui, eux, sont bien un peuple guerrier ; cela est vrai, mais d’abord les Japonais, issus d’un mélange où dominent les éléments malais, n’appartiennent pas véritablement à la race jaune, et par conséquent leur tradition a forcément un caractère différent. Si le Japon a maintenant l’ambition d’exercer son hégémonie sur l’Asie tout entière et de l’« organiser » à sa façon, c’est précisément parce que le Shintoïsme, tradition qui, à bien des égards, diffère profondément du Taoïsme chinois et qui accorde une grande importance aux rites guerriers, est entré en contact avec le nationalisme, emprunté naturellement à l’Occident car les Japonais ont toujours excellé comme imitateurs et s’est changé en un impérialisme tout à fait semblable à ce que l’on peut voir dans d’autres pays. Toutefois, si les Japonais s’engagent dans une pareille entreprise, ils rencontreront tout autant de résistance que les peuples européens, et peut-être même davantage encore.
En effet, les Chinois n’éprouvent pour personne la même hostilité que pour les Japonais, sans doute parce que ceux-ci, étant leurs voisins, leur semblent particulièrement dangereux ; ils les redoutent, comme un homme qui aime sa tranquillité redoute tout ce qui menace de la troubler, et surtout ils les méprisent. C’est seulement au Japon que le prétendu « progrès » occidental a été accueilli avec un empressement d’autant plus grand qu’on croit pouvoir le faire servir à réaliser cette ambition dont nous parlions tout à l’heure ; et pourtant la supériorité des armements, même jointe aux plus remarquables qualités guerrières, ne prévaut pas toujours contre certaines forces d’un autre ordre : les Japonais s’en sont bien aperçus à Formose, et la Corée n’est pas non plus pour eux une possession de tout repos. Au fond, si les Japonais furent très facilement victorieux dans une guerre dont une bonne partie des Chinois n’eurent connaissance que lorsqu’elle fut terminée, c’est parce qu’ils furent alors favorisés, pour des raisons spéciales, par certains éléments hostiles à la dynastie mandchoue, et qui savaient bien que d’autres influences interviendraient à temps pour empêcher les choses d’aller trop loin. Dans un pays comme la Chine, bien des événements, guerres ou révolutions, prennent un aspect tout différent suivant qu’on les regarde de loin ou de près, et, si étonnant que cela paraisse, c’est l’éloignement qui les grossit : vus d’Europe, ils semblent considérables ; en Chine même, ils se réduisent à de simples incidents locaux.

C’est par une illusion d’optique du même genre que les Occidentaux attribuent une importance excessive aux agissements de petites minorités turbulentes, formées de gens que leurs propres compatriotes ignorent souvent totalement, et pour lesquels, en tout cas, ils n’ont pas la moindre considération. Nous voulons parler de quelques individus élevés en Europe ou en Amérique, comme il s’en rencontre aujourd’hui plus ou moins dans tous les pays orientaux, et qui, ayant perdu par cette éducation le sens traditionnel et ne sachant rien de leur propre civilisation, croient bien faire en affichant le « modernisme » le plus outrancier. Ces « jeunes » Orientaux, comme ils s’intitulent eux-mêmes pour mieux marquer leurs tendances, ne sauraient jamais acquérir chez eux une influence réelle ; parfois, on les utilise à leur insu pour jouer un rôle dont ils ne se doutent pas, et cela est d’autant plus facile qu’ils se prennent fort au sérieux ; mais il arrive aussi que, en reprenant contact avec leur race, ils sont peu à peu désabusés, se rendent compte que leur présomption était surtout faite d’ignorance, et finissent par redevenir de véritables Orientaux.

Ces éléments ne représentent que d’infimes exceptions, mais, comme ils font quelque bruit au dehors, ils attirent l’attention des Occidentaux, qui les considèrent naturellement avec sympathie, et à qui ils font perdre de vue les multitudes silencieuses auprès desquelles ils sont absolument inexistants. Les vrais Orientaux ne cherchent guère à se faire connaître de l’étranger, et c est ce qui explique des erreurs assez singulières ; nous avons souvent été frappé de la facilité avec laquelle se font accepter, comme d’authentiques représentants de la pensée orientale, quelques écrivains sans compétence et sans mandat, parfois même à la solde d’une puissance européenne, et qui n’expriment guère que des idées tout occidentales ; parce qu’ils portent des noms orientaux, on les croit volontiers sur parole, et, comme les termes de comparaison font défaut, on part de là pour attribuer à tous leurs compatriotes des conceptions ou des opinions qui n’appartiennent qu’à eux, et qui sont souvent aux antipodes de l’esprit oriental ; bien entendu, leurs productions sont strictement réservées au public européen ou américain, et, en Orient, personne n’en a jamais entendu parler.

En dehors des exceptions individuelles dont il vient d’être question, et aussi de l’exception collective qui est constituée par le Japon, le progrès matériel n’intéresse véritablement personne dans les pays orientaux, où on lui reconnaît peu d’avantages réels et beaucoup d’inconvénients ; mais il y a, à son égard, deux attitudes différentes, qui peuvent même sembler opposées extérieurement, et qui procèdent pourtant d’un même esprit. Les uns ne veulent à aucun prix entendre parler de ce prétendu progrès et, se renfermant dans une attitude de résistance purement passive, continuent à se comporter comme s’il n’existait pas ; les autres préfèrent accepter transitoirement ce progrès, tout en ne le regardant que comme une nécessité fâcheuse imposée par des circonstances qui n’auront qu’un temps, et uniquement parce qu’ils voient, dans les instruments qu’il peut mettre à leur disposition, un moyen de résister plus efficacement à la domination occidentale et d’en hâter la fin. Ces deux courants existent partout, en Chine, dans l’Inde et dans les pays musulmans ; si le second paraît actuellement tendre à l’emporter assez généralement sur le premier, il faudrait bien se garder d’en conclure qu’il y ait aucun changement profond dans la manière d’être de l’Orient ; toute la différence se réduit à une simple question d’opportunité, et ce n’est pas de là que peut venir un rapprochement réel avec l’Occident, bien au contraire.
Les Orientaux qui veulent provoquer dans leur pays un développement industriel leur permettant de lutter désormais sans désavantage avec les peuples européens, sur le terrain même où ceux-ci déploient toute leur activité, ces Orientaux, disons-nous, ne renoncent pour cela à rien de ce qui est l’essentiel de leur civilisation ; de plus, la concurrence économique ne pourra être qu’une source de nouveaux conflits, si un accord ne s’établit pas dans un autre domaine et à un point de vue plus élevé. Il est cependant quelques Orientaux, bien peu nombreux, qui en sont arrivés à penser ceci : puisque les Occidentaux sont décidément réfractaires à l’intellectualité, qu’il n’en soit plus question ; mais on pourrait peut-être établir malgré tout, avec certains peuples de l’Occident, des relations amicales limitées au domaine purement économique. Cela aussi est une illusion : ou l’on commencera par s’entendre sur les principes, et toutes les difficultés secondaires s’aplaniront ensuite comme d’elles-mêmes, ou l’on ne parviendra jamais à s’entendre vraiment sur rien ; et c’est à l’Occident seul qu’il appartient de faire, s’il le peut, les premiers pas dans la voie d’un rapprochement effectif, parce que c’est de l’incompréhension dont il a fait preuve jusqu’ici que viennent en réalité tous les obstacles.


A suivre.

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