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Aperçus sur l'ésotérisme chrétien

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Message par Ligeia Sam 30 Mai - 18:06

Première partie :

STRUCTURE ET CARACTÉRISTIQUES DE LA TRADITION CHRÉTIENNE


  • «  Si le Christianisme n'était pas “descendu” dans le domaine exotérique, ce monde (occidental), dans son ensemble, aurait été bientôt dépourvu de toute tradition, celles qui existaient jusque-là, et notamment la tradition gréco-romaine qui y était naturellement devenue prédominante, étant arrivées à une extrême dégénérescence qui indiquait que leur cycle d’existence était sur le point de se terminer. Cette “descente”... évita à l’Occident de tomber dès cette époque dans un état qui eût été en somme comparable à celui où il se trouve actuellement ». Sur le plan historique, on peut tenir pour assuré que l’Eglise d’Antioche, où l’action de saint Pierre et de saint Paul fut considérable, eut un rôle déterminant dans la naissance du Christianisme proprement dit. Selon les Actes (11, 26): « C’est à Antioche que, pour la première fois, les disciples reçurent le nom de “chrétiens” ».


Gilis dans « INTRODUCTION A L’ENSEIGNEMENT ET AU MYSTÈRE DE RENÉ GUÉNON »

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Chapitre I : À PROPOS DES LANGUES SACRÉES

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Nous avons fait remarquer incidemment, il y a quelque temps (1), que le monde occidental n’avait à sa disposition aucune langue sacrée autre que l’hébreu ; il y a là, à vrai dire, un fait assez étrange et qui appelle quelques observations ; même si l’on ne prétend pas résoudre les diverses questions qui se posent à ce sujet, la chose n’est pas sans intérêt. Il est évident que, si l’hébreu peut jouer ce rôle en Occident, c’est en raison de la filiation directe qui existe entre les traditions judaïque et chrétienne et de l’incorporation des Écritures hébraïques aux Livres sacrés du Christianisme lui-même ; mais on peut se demander comment il se fait que celui-ci n’ait pas une langue sacrée qui lui appartienne en propre, en quoi son cas, parmi les différentes traditions, apparaît comme véritablement exceptionnel.

1 — Les « racines des plantes », dans le n° de septembre 1946 des Études Traditionnelles.

[note du forum : voir également ici : [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] ]

À cet égard, il importe avant tout de ne pas confondre les langues sacrées avec les langues simplement liturgiques (2) : pour qu’une langue puisse remplir ce dernier rôle, il suffit en somme qu’elle soit « fixée », exempte des variations continuelles que subissent forcément les langues qui sont parlées communément (3) ; mais les langues sacrées sont exclusivement celles en lesquelles sont formulées les écritures des différentes traditions. Il va de soi que toute langue sacrée est aussi en même temps, et à plus forte raison, la langue liturgique ou rituelle de la tradition à laquelle elle appartient (4), mais l’inverse n’est pas vrai ; ainsi, le grec et le latin peuvent parfaitement, de même que quelques autres langues anciennes (5), jouer le rôle de langues liturgiques pour le Christianisme (6), mais ils ne sont aucunement des langues sacrées ; même si l’on supposait qu’ils ont pu avoir autrefois un tel caractère (7), ce serait en tout cas dans des traditions disparues et avec lesquelles le Christianisme n’a évidemment aucun rapport de filiation.

2 — Cela importe même d’autant plus que nous avons vu un orientaliste qualifier de « langue liturgique » l’arabe, qui est en réalité une langue sacrée, avec l’intention dissimulée, mais pourtant assez claire pour qui sait comprendre, de déprécier la tradition islamique ; et ceci n’est pas sans rapport avec le fait que ce même orientaliste a mené dans les pays de langue arabe, d’ailleurs sans succès, une véritable campagne pour l’adoption de l’écriture en caractères latins.
3 — Nous préférons dire ici « langue fixée » plutôt que « langue morte » comme on a l’habitude de le faire, car, tant qu’une langue est employée à des usages rituels, on ne peut dire, au point de vue traditionnel, qu’elle soit réellement morte.
4 — Nous disons liturgique ou rituelle parce que le premier de ces deux mots ne s’applique proprement qu’aux formes religieuses, tandis que le second a une signification tout à fait générale et qui convient également à toutes les traditions.
5 — Notamment le syriaque, le copte et le vieux slave, en usage dans diverses Églises orientales.
6 — Il est bien entendu que nous n’avons en vue que les branches régulières et orthodoxes du Christianisme ; le Protestantisme sous toutes ses formes, ne faisant usage que des langues vulgaires, n’a plus par là même de liturgie à proprement parler.
7 — Le fait que nous ne connaissions pas de Livres sacrés écrits dans ces langues ne permet pas d’écarter absolument cette supposition, car il y a certainement eu dans l’antiquité bien des choses qui ne nous sont pas parvenues ; il est des questions qu’il serait assurément bien difficile de résoudre actuellement, comme par exemple, en ce qui concerne la tradition romaine, celle du véritable caractère des Livres sibyllins, ainsi que de la langue dans laquelle ils étaient rédigés.


L’absence de langue sacrée dans le Christianisme devient encore plus frappante lorsqu’on remarque que, même pour ce qui est des Écritures hébraïques, dont le texte primitif existe cependant, il ne se sert « officiellement » que de traductions grecque et latine (1).

Quant au Nouveau Testament, on sait que le texte n’en est connu qu’en grec, et que c’est sur celui-ci qu’ont été faites toutes les versions en d’autres langues, même en hébreu et en syriaque ; or, tout au moins pour les Évangiles, il est assurément impossible d’admettre que ce soit là leur véritable langue, nous voulons dire celle dans laquelle les paroles mêmes du Christ ont été prononcées.
Il se peut cependant qu’ils n’aient jamais été écrits effectivement qu’en grec, ayant été précédemment transmis oralement dans leur langue originelle (2) ; mais on peut alors se demander pourquoi la fixation par l’écriture, lorsqu’elle a eu lieu, ne s’est pas faite tout aussi bien dans cette langue même, et c’est là une question à laquelle il serait bien difficile de répondre. Quoi qu’il en soit, tout cela n’est pas sans présenter certains inconvénients à divers égards, car une langue sacrée peut seule assurer l’invariabilité rigoureuse du texte des Écritures ; les traductions varient nécessairement d’une langue à une autre, et, de plus, elles ne peuvent jamais être qu’approximatives, chaque langue ayant ses modes d’expression propres qui ne correspondent pas exactement à ceux des autres (3) ; même lorsqu’elles rendent aussi bien que possible le sens extérieur et littéral, elles apportent en tout cas bien des obstacles à la pénétration des autres sens plus profonds (4) ; et l’on peut se rendre compte par là de quelques-unes des difficultés toutes spéciales que présente l’étude de la tradition chrétienne pour qui ne veut pas s’en tenir à de simples apparences plus ou moins superficielles.

1 — La version des Septante et la Vulgate.
2 — Cette simple remarque au sujet de la transmission orale devrait suffire à réduire à néant toutes les discussions des « critiques » sur la date prétendue des Évangiles, et elle suffirait en effet si les défenseurs du Christianisme n’étaient eux-mêmes plus ou moins affectés par l’esprit antitraditionnel du monde moderne.
3 — Cet état de choses n’est pas sans favoriser les attaques des « exégètes » modernistes ; même s’il existait des textes en langue sacrée, cela ne les empêcherait sans doute pas de discuter en profanes qu’ils sont, mais du moins serait-il alors plus facile, pour tous ceux qui gardent encore quelque chose de l’esprit traditionnel, de ne pas se croire obligés de tenir compte de leurs prétentions.
4 — Cela est particulièrement visible pour les langues sacrées où les caractères ont une valeur numérique ou proprement hiéroglyphique, qui a souvent une grande importance à ce point de vue, et dont une traduction quelconque ne laisse évidemment rien subsister.


Bien entendu, tout cela ne veut nullement dire qu’il n’y ait pas de raisons pour que le Christianisme ait ce caractère exceptionnel d’être une tradition sans langue sacrée ; il doit au contraire y en avoir très certainement, mais il faut reconnaître qu’elles n’apparaissent pas clairement à première vue, et sans doute faudrait-il, pour parvenir à les dégager, un travail considérable que nous ne pouvons songer à entreprendre ; du reste, presque tout ce qui touche aux origines du Christianisme et à ses premiers temps est malheureusement enveloppé de bien des obscurités.

On pourrait aussi se demander s’il n’y a pas quelque rapport entre ce caractère et un autre qui n’est guère moins singulier : c’est que le Christianisme ne possède pas non plus l’équivalent de la partie proprement « légale » des autres traditions ; cela est tellement vrai que, pour y suppléer, il a dû adapter à son usage l’ancien droit romain, en y faisant d’ailleurs des adjonctions, mais qui, pour lui être propres, n’ont pas davantage leur source dans les Écritures mêmes (5).

En rapprochant ces deux faits d’une part, et en se souvenant d’autre part que, comme nous l’avons fait remarquer en d’autres occasions, certains rites chrétiens apparaissent en quelque sorte comme une « extériorisation » de rites initiatiques, on pourrait même se demander si le Christianisme originel n’était pas en réalité quelque chose de très différent de tout ce qu’on en peut penser actuellement ; sinon quant à la doctrine elle-même (6), du moins quant aux fins en vue desquelles il était constitué (7).

Nous n’avons voulu ici, pour notre part, que poser simplement ces questions, auxquelles nous ne prétendrons certes pas donner une réponse ; mais, étant donné l’intérêt qu’elles présentent manifestement sous plus d’un rapport, il serait fort à souhaiter que quelqu’un qui aurait à sa disposition le temps et les moyens de faire les recherches nécessaires à cet égard puisse, un jour ou l’autre, apporter là-dessus quelques éclaircissements.

5 — On pourrait dire, en se servant d’un terme emprunté à la tradition islamique, que le Christianisme n’a pas de shariyah ; cela est d’autant plus remarquable que, dans la filiation traditionnelle qu’on peut appeler « abrahamique », il se situe entre le Judaïsme et l’Islamisme, qui ont au contraire l’un et l’autre une shariyah fort développée.
6 — Ou, peut-être faudrait-il plutôt dire, à la partie de la doctrine qui est demeurée généralement connue jusqu’à nos jours ; celle-là n’a certainement pas changé, mais il se peut qu’en outre il y ait eu d’autres enseignements, et certaines allusions des Pères de l’Église ne semblent même guère pouvoir se comprendre autrement ; les efforts faits par les modernes pour amoindrir la portée de ces allusions ne prouvent en somme que les limitations de leur propre mentalité.
7 — L’étude de ces questions amènerait aussi à soulever celle des rapports du Christianisme primitif avec l’Essénianisme, qui est d’ailleurs assez mal connu, mais dont on sait tout au moins qu’il constituait une organisation ésotérique rattachée au Judaïsme ; on a dit là-dessus bien des choses fantaisistes, mais c’est encore là un point qui mériterait d’être examiné sérieusement.



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Ligeia
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Aperçus sur l'ésotérisme chrétien Empty Chapitre II : CHRISTIANISME ET INITIATION

Message par Ligeia Sam 30 Mai - 18:22

Aperçus sur l'ésotérisme chrétien


  • « On fait valoir que l’action qui s’exerce par les sacrements chrétiens est rapportée au Saint-Esprit, ce qui est parfaitement exact, mais entièrement en dehors de la question ; que d’ailleurs l’influence spirituelle soit désignée ainsi conformément au langage chrétien, ou autrement suivant la terminologie propre à telle ou telle tradition, il est également vrai que sa nature est essentiellement transcendante et supra-individuelle, car, s’il n’en était pas ainsi, ce n’est plus du tout à une influence spirituelle qu’on aurait affaire, mais à une simple influence psychique »


La Pentecôte est une fête chrétienne qui célèbre l'effusion du Saint-Esprit, le cinquantième jour à partir de Pâques, sur un groupe de disciples de Jésus de Nazareth, suivant un épisode figurant dans les Actes des Apôtres.
Il s’agissait de la fête principale chez les Templiers (voir la représentation sur le tympan de la basilique de Vézelay).
Dans la tradition islamique, c’est Er Rûh qui est l’équivalent du Saint Esprit.

La Pentecôte est la fête de la descente des influences divines donc des initiés, la fête de la Délivrance quand Pâques n'est que la fête du salut.

Bonne célébration de la Pentecôte à tous !  I love you  Aperçus sur l'ésotérisme chrétien 3895260800

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Chapitre II : CHRISTIANISME ET INITIATION

Nous n’avions pas l’intention de revenir ici sur les questions concernant le caractère propre du Christianisme, car nous pensions que ce que nous en avions dit en diverses occasions, fût-ce plus ou moins incidemment, était tout au moins suffisant pour qu’il ne puisse y avoir aucune équivoque à cet égard (1).

Malheureusement, nous avons dû constater en ces derniers temps qu’il n’en était rien, et qu’il s’était au contraire produit à ce propos, dans l’esprit d’un assez grand nombre de nos lecteurs, des confusions plutôt fâcheuses, ce qui nous a montré la nécessité de donner de nouveau quelques précisions sur certains points. Ce n’est d’ailleurs qu’à regret que nous nous y décidons, car nous devons avouer que nous ne nous sommes jamais senti aucune inclination pour traiter spécialement ce sujet, pour plusieurs raisons diverses, dont la première est l’obscurité presque impénétrable qui entoure tout ce qui se rapporte aux origines et aux premiers temps du Christianisme, obscurité telle que, si l’on réfléchit bien, elle paraît ne pas pouvoir être simplement accidentelle et avoir été expressément voulue ; cette remarque est du reste à retenir, en connexion avec ce que nous dirons par la suite.

(1) Nous n’avons pu nous défendre de quelque étonnement en voyant que certains ont trouvé que les Aperçus sur l’Initiation touchaient davantage et plus directement au Christianisme que nos autres ouvrages ; nous pouvons les assurer que, là aussi bien qu’ailleurs, nous n’avons entendu en parler que dans la mesure où cela était strictement nécessaire pour la compréhension de notre exposé, et, si l’on peut dire, en fonction des différentes questions que nous avions à traiter au cours de celui-ci. Ce qui n’est guère moins étonnant, c’est que des lecteurs qui assurent pourtant avoir suivi attentivement et constamment tout ce que nous avons écrit aient cru trouver dans ce livre quelque chose de nouveau à cet égard, alors que, sur tous les points qu’ils nous ont signalés, nous n’avons fait au contraire qu’y reproduire purement et simplement des considérations que nous avions déjà développées dans quelques-uns de nos articles parus précédemment dans Le Voile d’Isis et les Études Traditionnelles.

En dépit de toutes les difficultés qui résultent d’un tel état de choses, il y a cependant au moins un point qui ne semble pas douteux, et qui d’ailleurs n’a été contesté par aucun de ceux qui nous ont fait part de leurs observations, mais sur lequel, tout au contraire, quelques-uns se sont appuyés pour formuler certaines de leurs objections : c’est que, loin de n’être que la religion ou la tradition exotérique que l’on connaît actuellement sous ce nom, le Christianisme, à ses origines, avait, tant par ses rites que par sa doctrine, un caractère essentiellement ésotérique, et par conséquent initiatique.
On peut en trouver une confirmation dans le fait que la tradition islamique considère le Christianisme primitif comme ayant été proprement une tarîqah, c’est-à-dire en somme une voie initiatique, et non une shariyah ou une législation d’ordre social et s’adressant à tous ; et cela est tellement vrai que, par la suite, on dut y suppléer par la constitution d’un droit « canonique » (2) qui ne fut en réalité qu’une adaptation de l’ancien droit romain, donc quelque chose qui vint entièrement du dehors, et non point un développement de ce qui était contenu tout d’abord dans le Christianisme lui-même.
Il est du reste évident qu’on ne trouve dans l’Évangile aucune prescription qui puisse être regardée comme ayant un caractère véritablement légal au sens propre de ce mot ; la parole bien connue : « Rendez à César ce qui est à César… », nous paraît tout particulièrement significative à cet égard, car elle implique formellement, pour tout ce qui est d’ordre extérieur, l’acceptation d’une législation complètement étrangère à la tradition chrétienne, et qui est simplement celle qui existait en fait dans le milieu où celle-ci prit naissance, par là même qu’il était alors incorporé à l’Empire romain.
Ce serait là, assurément, une lacune des plus graves si le Christianisme avait été alors ce qu’il est devenu plus tard ; l’existence même d’une telle lacune serait non seulement inexplicable, mais vraiment inconcevable pour une tradition orthodoxe et régulière, si cette tradition devait réellement comporter un exotérisme aussi bien qu’un ésotérisme, et si elle devait même, pourrait-on dire, s’appliquer avant tout au domaine exotérique ; par contre, si le Christianisme avait le caractère que nous venons de dire, la chose s’explique sans peine, car il ne s’agit nullement d’une lacune, mais d’une abstention intentionnelle d’intervenir dans un domaine qui, par définition même, ne pouvait pas le concerner dans ces conditions.

Pour que cela ait été possible, il faut que l’Église chrétienne, dans les premiers temps, ait constitué une organisation fermée ou réservée, dans laquelle tous n’étaient pas admis indistinctement, mais seulement ceux qui possédaient les qualifications nécessaires pour recevoir valablement l’initiation sous la forme qu’on peut appeler « christique » ; et l’on pourrait sans doute retrouver encore bien des indices qui montrent qu’il en fut effectivement ainsi, quoiqu’ils soient généralement incompris à notre époque, et que même, par suite de la tendance moderne à nier l’ésotérisme, on cherche trop souvent, d’une façon plus ou moins consciente, à les détourner de leur véritable signification (3).

(2) À ce propos, il n’est peut-être pas sans intérêt de remarquer que, en arabe, le mot qanûn, dérivé du grec, est employé pour désigner toute loi adoptée pour des raisons purement contingentes et ne faisant pas partie intégrante de la shariyahou de la législation traditionnelle.
(3) Nous avons eu souvent l’occasion de constater notamment cette façon de procéder dans l’interprétation actuelle des Pères de l’Église, et plus particulièrement des Pères grecs : on s’efforce, autant qu’on le peut, de soutenir que c’est à tort qu’on voudrait voir chez eux des allusions ésotériques, et, quand la chose devient tout à fait impossible, on n’hésite pas à leur en faire grief et à déclarer qu’il y eut là de leur part une regrettable faiblesse !


Cette Église était en somme comparable, sous ce rapport, au Sangha bouddhique, où l’admission avait aussi les caractères d’une véritable initiation (4), et qu’on a coutume d’assimiler à un « ordre monastique », ce qui est juste tout au moins en ce sens que ses statuts particuliers n’étaient, pas plus que ceux d’un ordre monastique au sens chrétien de ce terme, faits pour être étendus à tout l’ensemble de la société au sein de laquelle cette organisation avait été établie (5). Le cas du Christianisme, à ce point de vue, n’est donc pas unique parmi les différentes formes traditionnelles connues, et cette constatation nous paraît être de nature à diminuer l’étonnement que certains pourraient en éprouver ; il est peut-être plus difficile d’expliquer qu’il ait ensuite changé de caractère aussi complètement que le montre tout ce que nous voyons autour de nous, mais ce n’est pas encore le moment d’examiner cette autre question.

(4) Voir A. K. Coomaraswamy : L’ordination bouddhique est-elle une initiation ?, dans le nº de juillet 1939 des Études Traditionnelles.
(5) C’est cette extension illégitime qui donna lieu ultérieurement, dans le Bouddhisme indien, à certaines déviations telles que la négation des castes : le Bouddha n’avait pas à tenir compte de celles-ci à l’intérieur d’une organisation fermée dont les membres devaient, en principe tout au moins, être au delà de leur distinction ; mais vouloir supprimer cette même distinction dans le milieu social tout entier constituait une hérésie formelle au point de vue de la tradition hindoue.


Voici maintenant l’objection qui nous a été adressée et à laquelle nous faisions allusion plus haut : dès lors que les rites chrétiens, et en particulier les sacrements, ont eu un caractère initiatique, comment ont-ils jamais pu le perdre pour devenir de simples rites exotériques ?
Cela est impossible et même contradictoire, nous dit-on, parce que le caractère initiatique est permanent et immuable et ne saurait jamais être effacé, de sorte qu’il faudrait seulement admettre que, du fait des circonstances et de l’admission d’une grande majorité d’individus non qualifiés, ce qui était primitivement une initiation effective s’est trouvé réduit à n’avoir plus que la valeur d’une initiation virtuelle.


Il y a là une méprise qui nous paraît tout à fait évidente : l’initiation, ainsi que nous l’avons expliqué à maintes reprises, confère bien en effet à ceux qui la reçoivent un caractère qui est acquis une fois pour toutes et qui est véritablement ineffaçable ; mais cette notion de la permanence du caractère initiatique s’applique aux êtres humains qui le possèdent, et non pas à des rites ou à l’action de l’influence spirituelle à laquelle ceux-ci sont destinés à servir de véhicule ; il est absolument injustifié de vouloir la transporter de l’un de ces deux cas à l’autre, ce qui revient même en réalité à lui attribuer une signification toute différente, et nous sommes certains de n’avoir jamais rien dit nous-mêmes qui puisse donner lieu à une semblable confusion.

À l’appui de cette objection, on fait valoir que l’action qui s’exerce par les sacrements chrétiens est rapportée au Saint-Esprit, ce qui est parfaitement exact, mais entièrement en dehors de la question ; que d’ailleurs l’influence spirituelle soit désignée ainsi conformément au langage chrétien, ou autrement suivant la terminologie propre à telle ou telle tradition, il est également vrai que sa nature est essentiellement transcendante et supra-individuelle, car, s’il n’en était pas ainsi, ce n’est plus du tout à une influence spirituelle qu’on aurait affaire, mais à une simple influence psychique ; seulement, cela étant admis, qu’est-ce qui pourrait empêcher que la même influence, ou une influence de même nature, agisse suivant des modalités différentes et dans des domaines également différents, et en outre, parce que cette influence est en elle-même d’ordre transcendant, faudrait-il que ses effets le soient nécessairement aussi dans tous les cas ? (6)

Nous ne voyons pas du tout pourquoi il en serait ainsi, et nous sommes même certain du contraire ; en effet, nous avons toujours eu le plus grand soin d’indiquer qu’une influence spirituelle intervient aussi bien dans les rites exotériques que dans les rites initiatiques, mais il va de soi que les effets qu’elle produit ne sauraient aucunement être du même ordre dans les deux cas, sans quoi la distinction même des deux domaines correspondants ne subsisterait plus (7).

Nous ne comprenons pas davantage en quoi il serait inadmissible que l’influence qui opère par le moyen des sacrements chrétiens, après avoir agi tout d’abord dans l’ordre initiatique, ait ensuite, dans d’autres conditions et pour des raisons dépendant de ces conditions mêmes, fait descendre son action dans le domaine simplement religieux et exotérique, de telle sorte que ses effets ont été dès lors limités à certaines possibilités d’ordre exclusivement individuel, ayant pour terme le « salut », et cela tout en conservant cependant, quant aux apparences extérieures, les mêmes supports rituels, parce que ceux-ci étaient d’institution christique et que sans eux il n’y aurait même plus eu de tradition proprement chrétienne. Qu’il en ait bien réellement été ainsi en fait, et que par conséquent, dans l’état présent des choses et même depuis une époque fort éloignée, on ne puisse plus considérer en aucune façon les rites chrétiens comme ayant un caractère initiatique, c’est ce sur quoi il nous va falloir insister avec plus de précision ; mais nous devons d’ailleurs faire remarquer qu’il y a une certaine impropriété de langage à dire qu’ils ont « perdu » ce caractère, comme si ce fait avait été purement accidentel, car nous pensons au contraire qu’il a dû s’agir là d’une adaptation qui, malgré les conséquences regrettables qu’elle eut forcément à certains égards, fut pleinement justifiée et même nécessitée par les circonstances de temps et de lieu.

(6) Nous ferons remarquer incidemment que ceci aurait notamment pour conséquence d’interdire aux influences spirituelles la production d’effets concernant simplement l’ordre corporel, comme les guérisons miraculeuses par exemple.
(7) Si l’action du Saint-Esprit ne s’exerçait que dans le domaine ésotérique, parce qu’il est le seul vraiment transcendant, nous demanderons aussi à nos contradicteurs, qui sont catholiques, ce qu’il faudrait penser de la doctrine suivant laquelle il intervient dans la formulation des dogmes les plus évidemment exotériques.


Si l’on considère quel était, à l’époque dont il s’agit, l’état du monde occidental, c’est-à-dire de l’ensemble des pays qui étaient alors compris dans l’Empire romain, on peut facilement se rendre compte que, si le Christianisme n’était pas « descendu » dans le domaine exotérique, ce monde, dans son ensemble, aurait été bientôt dépourvu de toute tradition, celles qui y existaient jusque-là, et notamment la tradition gréco-romaine qui y était naturellement devenue prédominante, étant arrivées à une extrême dégénérescence qui indiquait que leur cycle d’existence était sur le point de se terminer (8 ).
Cette « descente », insistons-y encore, n’était donc nullement un accident ou une déviation, et on doit au contraire la regarder comme ayant eu un caractère véritablement « providentiel », puisqu’elle évita à l’Occident de tomber dès cette époque dans un état qui eût été en somme comparable à celui où il se trouve actuellement. Le moment où devait se produire une perte générale de la tradition comme celle qui caractérise proprement les temps modernes n’était d’ailleurs pas encore venu ; il fallait donc qu’il y eût un « redressement », et le Christianisme seul pouvait l’opérer, mais à la condition de renoncer au caractère ésotérique et « réservé » qu’il avait tout d’abord (9) ; et ainsi le « redressement » n’était pas seulement bénéfique pour l’humanité occidentale, ce qui est trop évident pour qu’il y ait lieu d’y insister, mais il était en même temps, comme l’est d’ailleurs nécessairement toute action « providentielle » intervenant dans le cours de l’histoire, en parfait accord avec les lois cycliques elles-mêmes.

(8 ) Il est bien entendu que, en parlant du monde occidental dans son ensemble, nous faisons exception pour une élite qui non seulement comprenait encore sa propre tradition au point de vue extérieur, mais qui, en outre, continuait de recevoir l’initiation aux mystères ; la tradition aurait pu ainsi se maintenir encore plus ou moins longtemps dans un milieu de plus en plus restreint, mais cela est en dehors de la question que nous envisageons présentement, puisque c’est de la généralité des Occidentaux qu’il s’agit et que c’est pour celle-ci que le Christianisme dut venir remplacer les anciennes formes traditionnelles au moment ou elles se réduisaient pour elle à n’être plus que des « superstitions » au sens étymologique de ce mot.
(9) Sous ce rapport, on pourrait dire que le passage de l’ésotérisme à l’exotérisme constituait ici un véritable « sacrifice », ce qui est d’ailleurs vrai de toute descente de l’esprit.


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Il serait probablement impossible d’assigner une date précise à ce changement qui fit du Christianisme une religion au sens propre du mot et une forme traditionnelle s’adressant à tous indistinctement ; mais ce qui est certain en tout cas, c’est qu’il était déjà un fait accompli à l’époque de Constantin et du Concile de Nicée, de sorte que celui-ci n’eut qu’à le « sanctionner », si l’on peut dire, en inaugurant l’ère des formulations « dogmatiques » destinées à constituer une présentation purement exotérique de la doctrine (10).
Cela ne pouvait d’ailleurs pas aller sans quelques inconvénients inévitables, car le fait d’enfermer ainsi la doctrine dans des formules nettement définies et limitées rendait beaucoup plus difficile, même à ceux qui en étaient réellement capables, d’en pénétrer le sens profond ; de plus, les vérités d’ordre plus proprement ésotérique, qui étaient par leur nature même hors de la portée du plus grand nombre, ne pouvaient plus être présentées que comme des « mystères » au sens que ce mot a pris vulgairement, c’est-à-dire que, aux yeux du commun, elles ne devaient pas tarder à apparaître comme quelque chose qu’il était impossible de comprendre, voire même interdit de chercher à approfondir.
Ces inconvénients n’étaient cependant pas tels qu’ils pussent s’opposer à la constitution du Christianisme en forme traditionnelle exotérique ou en empêcher la légitimité, étant donné l’immense avantage qui devait par ailleurs, ainsi que nous l’avons déjà dit, en résulter pour le monde occidental ; du reste, si le Christianisme comme tel cessait par là d’être initiatique, il restait encore la possibilité qu’il subsistât, à son intérieur, une initiation spécifiquement chrétienne pour l’élite qui ne pouvait s’en tenir au seul point de vue de l’exotérisme et s’enfermer dans les limitations qui sont inhérentes à celui-ci ; mais c’est là encore une autre question que nous aurons à examiner un peu plus tard.

(10) En même temps, la « conversion » de Constantin impliquait la reconnaissance, par un acte en quelque sorte officiel de l’autorité impériale, du fait que la tradition gréco-romaine devait désormais être considérée comme éteinte, bien que naturellement il en ait subsisté encore assez longtemps des restes qui ne pouvaient qu’aller en dégénérant de plus en plus avant de disparaître définitivement, et qui sont ce qui fut désigné un peu plus tard par le terme méprisant de « paganisme ».

D’autre part, il est à remarquer que ce changement dans le caractère essentiel et, pourrait-on dire, dans la nature même du Christianisme, explique parfaitement que, comme nous le disions au début, tout ce qui l’avait précédé ait été volontairement enveloppé d’obscurité, et que même il n’ait pas pu en être autrement.
Il est évident en effet que la nature du Christianisme originel, en tant qu’elle était essentiellement ésotérique et initiatique, devait demeurer entièrement ignorée de ceux qui étaient maintenant admis dans le Christianisme devenu exotérique ; par conséquent, tout ce qui pouvait faire connaître ou seulement soupçonner ce qu’avait été réellement le Christianisme à ses débuts devait être recouvert pour eux d’un voile impénétrable. Bien entendu, nous n’avons pas à rechercher par quels moyens un tel résultat a pu être obtenu, ce serait plutôt là l’affaire des historiens, si toutefois il leur venait à l’idée de se poser cette question, qui d’ailleurs leur apparaîtrait sans doute comme à peu près insoluble, faute de pouvoir y appliquer leurs méthodes habituelles et s’appuyer sur des « documents » qui manifestement ne sauraient exister en pareil cas ; mais ce qui nous intéresse ici, c’est seulement de constater la chose et d’en comprendre la véritable raison.

Nous ajouterons que, dans ces conditions, et contrairement à ce que pourraient en penser les amateurs d’explications rationnelles, qui sont aussi toujours des explications superficielles et « simplistes », on ne peut aucunement attribuer cette « obscuration » des origines à une ignorance trop évidemment impossible chez ceux qui devaient être d’autant plus conscients de la transformation du Christianisme qu’ils y avaient eux-mêmes pris une part plus ou moins directe, ni prétendre non plus, suivant un préjugé assez répandu parmi les modernes qui prêtent trop volontiers aux autres leur propre mentalité, qu’il y ait eu là de leur part une manœuvre « politique » et intéressée, dont nous ne voyons d’ailleurs pas très bien quel profit ils auraient pu retirer effectivement ; la vérité est au contraire que cela fut rigoureusement exigé par la nature même des choses, afin de maintenir, en conformité avec l’orthodoxie traditionnelle, la distinction profonde des deux domaines exotérique et ésotérique (11).

(11) Nous avons fait remarquer ailleurs que la confusion entre ces deux domaines est une des causes qui donnent le plus fréquemment naissance à des « sectes » hétérodoxes, et il n’est pas douteux qu’en fait, parmi les anciennes hérésies chrétiennes, il en est un certain nombre qui n’eurent pas d’autre origine que celle-là ; on s’explique d’autant mieux par là les précautions qui furent prises pour éviter cette confusion dans la mesure du possible, et dont on ne saurait aucunement contester l’efficacité à cet égard, même si, à un tout autre point de vue, on est tenté de regretter qu’elles aient eu pour effet secondaire d’apporter à une étude approfondie et complète du Christianisme des difficultés presque insurmontables.

Certains pourraient peut-être se demander ce qu’il est advenu, avec un pareil changement, des enseignements du Christ, qui constituent le fondement du Christianisme par définition même, et dont il ne pourrait s’écarter sans cesser de mériter son nom, sans compter qu’on ne voit pas ce qui pourrait s’y substituer sans compromettre le caractère « non-humain » en dehors duquel il n’y a plus aucune tradition authentique.

En réalité, ces enseignements n’ont pas été touchés par là ni modifiés en aucune façon dans leur « littéralité », et la permanence du texte des Évangiles et des autres écrits du Nouveau Testament, qui remontent évidemment à la première période du Christianisme, en constitue une preuve suffisante (12) ; ce qui a changé, c’est seulement leur compréhension, ou, si l’on préfère, la perspective suivant laquelle ils sont envisagés et la signification qui leur est donnée en conséquence, sans d’ailleurs qu’on puisse dire qu’il y ait quoi que ce soit de faux ou d’illégitime dans cette signification, car il va de soi que les mêmes vérités sont susceptibles de recevoir une application dans des domaines différents, en vertu des correspondances qui existent entre tous les ordres de réalité.

Seulement, il y a des préceptes qui, concernant spécialement ceux qui suivent une voie initiatique, et applicables par conséquent dans un milieu restreint et en quelque sorte qualitativement homogène, deviennent impraticables en fait si on veut les étendre à tout l’ensemble de la société humaine ; c’est ce qu’on reconnaît assez explicitement en les considérant comme étant seulement des « conseils de perfection », auxquels ne s’attache aucun caractère d’obligation (13) ; cela revient à dire que chacun n’est tenu de suivre la voie évangélique que dans la mesure non seulement de sa propre capacité, ce qui va de soi, mais même de ce que lui permettent les circonstances contingentes dans lesquelles il se trouve placé, et c’est là en effet tout ce qu’on peut raisonnablement exiger de ceux qui ne visent pas à dépasser la simple pratique exotérique (14).

(12) Même si l’on admettait, ce qui n’est pas notre cas, les prétendues conclusions de la « critique » moderne, qui, avec des intentions trop manifestement antitraditionnelles, s’efforce d’attribuer à ces écrits des dates aussi « tardives » que possible, ils seraient certainement encore antérieurs à la transformation dont nous parlons ici.
(13) Nous n’entendons pas parler des abus auxquels cette sorte de restriction ou de « minimisation » a pu parfois donner lieu, mais des nécessités réelles d’une adaptation à un milieu social comprenant des individus aussi différents et inégaux que possible quant à leur niveau spirituel, et auxquels un exotérisme doit cependant s’adresser au même titre et sans aucune exception.
(14) Cette pratique exotérique pourrait se définir comme un minimum nécessaire et suffisant pour assurer le « salut », car c’est là le but unique auquel elle est effectivement destinée.


D’autre part, pour ce qui est de la doctrine proprement dite, s’il est des vérités qui peuvent être comprises à la fois exotériquement et ésotériquement, suivant des sens se rapportant à des degrés différents de réalité, il en est d’autres qui, relevant exclusivement de l’ésotérisme et n’ayant aucune correspondance en dehors de celui-ci, deviennent, comme nous l’avons déjà dit, entièrement incompréhensibles quand on essaie de les transporter dans le domaine exotérique, et qu’on doit forcément se borner alors à exprimer purement et simplement sous la forme d’énonciations « dogmatiques », sans jamais chercher à en donner la moindre explication ; ce sont celles-ci qui constituent proprement ce qu’on est convenu d’appeler les « mystères » du Christianisme.
À vrai dire, l’existence même de ces « mystères » serait tout à fait injustifiable si l’on n’admettait pas le caractère ésotérique du Christianisme originel ; en tenant compte de celui-ci, au contraire, elle apparaît comme une conséquence normale et inévitable de l’« extériorisation » par laquelle le Christianisme, tout en conservant la même forme quant aux apparences, dans sa doctrine aussi bien que dans ses rites, est devenu la tradition exotérique et spécifiquement religieuse que nous connaissons aujourd’hui.


Parmi les rites chrétiens, ou plus précisément parmi les sacrements qui en constituent la partie la plus essentielle, ceux qui présentent la plus grande similitude avec des rites d’initiation, et qui par conséquent doivent en être regardés comme l’« extériorisation » s’ils ont eu effectivement ce caractère à l’origine (15), sont naturellement, comme nous l’avons déjà fait remarquer ailleurs, ceux qui ne peuvent être reçus qu’une seule fois, et avant tout le baptême.
Celui-ci, par lequel le néophyte était admis dans la communauté chrétienne et en quelque sorte « incorporé » à celle-ci, devait évidemment, tant qu’elle fut une organisation initiatique, constituer la première initiation, c’est-à-dire le début des « petits mystères » ; c’est d’ailleurs ce qu’indique nettement le caractère de « seconde naissance » qu’il a conservé, bien qu’avec une application différente, même en descendant dans le domaine exotérique. Ajoutons tout de suite, pour n’avoir pas à y revenir, que la confirmation paraît avoir marqué l’accession à un degré supérieur, et le plus vraisemblable est que celui-ci correspondait en principe à l’achèvement des « petits mystères » ; quant à l’ordre, qui maintenant donne seulement la possibilité d’exercer certaines fonctions, il ne peut être que l’« extériorisation » d’une initiation sacerdotale, se rapportant comme telle aux « grands mystères ».

(15) En disant ici rites d’initiation, nous entendons par là ceux qui ont proprement pour but la communication même de l’influence initiatique ; il va de soi que, en dehors de ceux-là, il peut exister d’autres rites initiatiques, c’est-à-dire réservés à une élite ayant déjà reçu l’initiation : ainsi, par exemple, on peut penser que l’Eucharistie fut primitivement un rite initiatique en ce sens, mais non pas un rite d’initiation.

Pour se rendre compte que, dans ce qu’on pourrait appeler le second état du Christianisme, les sacrements n’ont plus aucun caractère initiatique et ne sont bien réellement que des rites purement exotériques, il suffit en somme de considérer le cas du baptême, puisque tout le reste en dépend directement.

À l’origine, malgré l’« obscuration » dont nous avons parlé, on sait tout au moins que, pour conférer le baptême, on s’entourait de précautions rigoureuses, et que ceux qui devaient le recevoir étaient soumis à une longue préparation.
Actuellement, c’est en quelque sorte tout le contraire qui a lieu, et on semble avoir fait tout le possible pour faciliter à l’extrême la réception de ce sacrement, puisque non seulement il est donné à n’importe qui indistinctement, sans qu’aucune question de qualification et de préparation ait à se poser, mais que même il peut aussi être conféré valablement par n’importe qui, alors que les autres sacrements ne peuvent l’être que par ceux, prêtres ou évêques, qui exercent une fonction rituelle déterminée.

Ces facilités, ainsi que le fait que les enfants sont baptisés le plus tôt possible après leur naissance, ce qui exclut évidemment l’idée d’une préparation quelconque, ne peuvent s’expliquer que par un changement radical dans la conception même du baptême, changement à la suite duquel il fut considéré comme une condition indispensable pour le « salut », et qui devait par conséquent être assurée au plus grand nombre possible d’individus, alors que primitivement il s’agissait de tout autre chose.
Cette façon de voir, suivant laquelle le « salut » qui est le but final de tous les rites exotériques, est lié nécessairement à l’admission dans l’Église chrétienne, n’est en somme qu’une conséquence de cette sorte d’« exclusivisme » qui est inévitablement inhérent au point de vue de tout exotérisme comme tel. Nous ne croyons pas utile d’insister davantage, car il est trop clair qu’un rite qui est conféré à des enfants naissants, et sans même qu’on se préoccupe aucunement de déterminer leurs qualifications par un moyen quelconque, ne saurait avoir le caractère et la valeur d’une initiation, celle-ci fût-elle réduite à n’être plus que simplement virtuelle ; nous allons d’ailleurs revenir tout à l’heure sur la question de la possibilité de la subsistance d’une initiation virtuelle par les sacrements chrétiens.

Nous signalerons encore accessoirement un point qui n’est pas sans importance : c’est que, dans le Christianisme tel qu’il est actuellement, et contrairement à ce qu’il en était tout d’abord, tous les rites sans exception sont publics ; tout le monde peut y assister, même à ceux qui paraîtraient devoir être plus particulièrement « réservés », comme l’ordination d’un prêtre ou la consécration d’un évêque, et à plus forte raison à un baptême ou à une confirmation.
Or ce serait là une chose inadmissible s’il s’agissait de rites d’initiation, qui normalement ne peuvent être accomplis qu’en présence de ceux qui ont déjà reçu la même initiation (16) ; entre la publicité d’une part et l’ésotérisme et l’initiation de l’autre, il y a évidemment incompatibilité.
Si cependant nous ne regardons cet argument que comme secondaire, c’est que, s’il n’y en avait pas d’autres, on pourrait prétendre qu’il n’y a là qu’un abus dû à une certaine dégénérescence, comme il peut s’en produire parfois dans une organisation initiatique sans que celle-ci aille pour cela jusqu’à perdre son caractère propre ; mais nous avons vu que, précisément, la descente du Christianisme dans l’ordre exotérique ne devait nullement être considérée comme une dégénérescence, et d’ailleurs les autres raisons que nous exposons suffisent pleinement à montrer que, en réalité, il ne peut plus y avoir là aucune initiation.

(16) À la suite de l’article sur l’ordination bouddhique que nous avons mentionné précédemment, nous posâmes à A. K. Coomaraswamy une question à ce sujet ; il nous confirma que cette ordination n’était jamais conférée qu’en présence des seuls membres du Sangha, composé uniquement de ceux qui eux-mêmes l’avaient reçue, à l’exclusion non seulement des étrangers au Bouddhisme, mais aussi des adhérents « laïques », qui n’étaient en somme que des associés « de l’extérieur ».

S’il y avait encore une initiation virtuelle, comme certains l’ont envisagé dans les objections qu’ils nous ont faites, et si par conséquent ceux qui ont reçu les sacrements chrétiens, ou même le seul baptême, n’avaient dès lors nul besoin de rechercher une autre forme d’initiation quelle qu’elle soit (17), comment pourrait-on expliquer l’existence d’organisations initiatiques spécifiquement chrétiennes, telles qu’il y en eut incontestablement pendant tout le moyen âge, et quelle pourrait bien être alors leur raison d’être, puisque leurs rites particuliers feraient en quelque sorte double emploi avec les rites ordinaires du Christianisme ? On dira que ceux-ci constituent ou représentent seulement une initiation aux « petits mystères », de sorte que la recherche d’une autre initiation se serait imposée à ceux qui auraient voulu aller plus loin et accéder aux « grands mystères » ; mais, outre qu’il est fort invraisemblable, pour ne pas dire plus, que tous ceux qui entrèrent dans les organisations dont il s’agit aient été prêts à aborder ce domaine, il y a contre une telle supposition un fait décisif : c’est l’existence de l’hermétisme chrétien, puisque, par définition même, l’hermétisme relève précisément des « petits mystères » ; et nous ne parlons pas des initiations de métier, qui se rapportent aussi à ce même domaine, et qui, même dans les cas où elles ne peuvent être dites spécifiquement chrétiennes, n’en requéraient pas moins de leurs membres, dans un milieu chrétien, la pratique de l’exotérisme correspondant.

(17) Nous craignons fort, à vrai dire, que ce ne soit là, chez beaucoup, le principal motif qui les pousse à vouloir se persuader que les rites chrétiens ont gardé une valeur initiatique ; au fond, ils voudraient se dispenser de tout rattachement initiatique régulier et pouvoir néanmoins prétendre à obtenir des résultats de cet ordre ; même s’ils admettent que ces résultats ne peuvent être qu’exceptionnels dans les conditions présentes, chacun se croit volontiers destiné à être parmi les exceptions ; il va sans dire qu’il n’y a là qu’une déplorable illusion.

Maintenant, il nous faut prévoir encore une autre équivoque, car certains pourraient être tentés de tirer de ce qui précède une conclusion erronée, pensant que, si les sacrements n’ont plus aucun caractère initiatique, il doit en résulter qu’ils ne peuvent jamais avoir des effets de cet ordre, à quoi ils ne manqueraient sans doute pas d’opposer certains cas où il semble bien qu’il en ait été autrement ; la vérité est qu’en effet les sacrements ne peuvent pas avoir de tels effets par eux-mêmes, leur efficacité propre étant limitée au domaine exotérique, mais qu’il y a cependant autre chose à envisager à cet égard.
En effet, partout où il existe des initiations relevant spécialement d’une forme traditionnelle déterminée et prenant pour base l’exotérisme même de celle-ci, les rites exotériques peuvent, pour ceux qui ont reçu une telle initiation, être transposés en quelque sorte dans un autre ordre, en ce sens qu’ils s’en serviront comme d’un support pour le travail initiatique lui-même, et que par conséquent, pour eux, les effets n’en seront plus limités au seul ordre exotérique comme ils le sont pour la généralité des adhérents de la même forme traditionnelle ; en cela, il en est du Christianisme comme de toute autre tradition, dès lors qu’il y a ou qu’il y a eu une initiation proprement chrétienne. Seulement, il est bien entendu que, loin de dispenser de l’initiation régulière ou de pouvoir en tenir lieu, cet usage initiatique des rites exotériques la présuppose au contraire essentiellement comme la condition nécessaire de sa possibilité même, condition à laquelle les qualifications les plus exceptionnelles ne sauraient suppléer, et hors de laquelle tout ce qui dépasse le niveau ordinaire ne peut aboutir tout au plus qu’au mysticisme, c’est-à-dire à quelque chose qui, en réalité, ne relève encore que de l’exotérisme religieux.

On peut facilement comprendre, par ce que nous venons de dire en dernier lieu, ce qu’il en fut réellement de ceux qui, au moyen âge, laissèrent des écrits d’inspiration manifestement initiatique, et qu’aujourd’hui on a communément le tort de prendre pour des « mystiques », parce qu’on ne connaît plus rien d’autre, mais qui furent certainement quelque chose de tout différent.
Il n’est nullement à supposer qu’il se soit agi là de cas d’initiation « spontanée », ou de cas d’exception dans lesquels une initiation virtuelle demeurée attachée aux sacrements aurait pu devenir effective, alors qu’il y avait toutes les possibilités d’un rattachement normal à quelqu’une des organisations initiatiques régulières qui existaient à cette époque, souvent même sous le couvert des ordres religieux et à leur intérieur, bien que ne se confondant en aucune façon avec eux.

Nous ne pouvons nous y étendre davantage pour ne pas allonger indéfiniment cet exposé, mais nous ferons remarquer que c’est précisément quand ces initiations cessèrent d’exister, ou tout au moins d’être suffisamment accessibles pour offrir encore réellement ces possibilités de rattachement, que le mysticisme proprement dit prit naissance, de sorte que les deux choses apparaissent comme étroitement liées (18 ).

(18 ) Nous ne voulons pas dire que certaines formes d’initiation chrétienne ne se soient pas continuées plus tard, puisque nous avons même des raisons de penser qu’il en subsiste encore quelque chose actuellement, mais cela dans des milieux tellement restreints que, en fait, on peut les considérer comme pratiquement inaccessibles, ou bien, comme nous allons le dire, dans des branches du Christianisme autres que l’Église latine.

Ce que nous disons ici ne s’applique d’ailleurs qu’à l’Église latine, et ce qui est très remarquable aussi, c’est que, dans les Églises d’Orient, il n’y a jamais eu de mysticisme au sens où on l’entend dans le Christianisme occidental depuis le XVIe siècle ; ce fait peut donner à penser qu’une certaine initiation du genre de celles auxquelles nous faisions allusion a dû se maintenir dans ces Églises, et, effectivement, c’est ce qu’on y trouve avec l’hésychasme, dont le caractère réellement initiatique ne semble pas douteux, même si, là comme dans bien d’autres cas, il a été plus ou moins amoindri au cours des temps modernes, par une conséquence naturelle des conditions générales de cette époque, à laquelle ne peuvent guère échapper que les initiations qui sont extrêmement peu répandues, qu’elles l’aient toujours été ou qu’elles aient décidé volontairement de se « fermer » plus que jamais pour éviter toute dégénérescence.

Dans l’hésychasme, l’initiation proprement dite est essentiellement constituée par la transmission régulière de certaines formules, exactement comparables à la communication des mantras dans la tradition hindoue et à celle du wird dans les turuq islamiques ; il y existe aussi toute une « technique » de l’invocation comme moyen propre du travail intérieur (19), moyen bien distinct des rites chrétiens exotériques, quoique ce travail n’en puisse pas moins trouver aussi un point d’appui dans ceux-ci comme nous l’avons expliqué, dès lors que, avec les formules requises, l’influence à laquelle elles servent de véhicule a été transmise valablement, ce qui implique naturellement l’existence d’une chaîne initiatique ininterrompue, puisqu’on ne peut évidemment transmettre que ce qu’on a reçu soi-même (20). Ce sont là encore des questions que nous ne pouvons qu’indiquer ici très sommairement, mais, du fait que l’hésychasme est encore vivant de nos jours, il nous semble qu’il serait possible de trouver de ce côté certains éclaircissements sur ce qu’ont pu être les caractères et les méthodes d’autres initiations chrétiennes qui malheureusement appartiennent au passé.

(19) Une remarque intéressante à ce propos est que cette invocation est désignée en grec par le terme mnêmê, « mémoire » ou « souvenir », qui est ici exactement l’équivalent de l’arabe dhikr.
(20) Il est à noter que, parmi les interprètes modernes de l’hésychasme, il en est beaucoup qui s’efforcent de « minimiser » l’importance de son côté proprement « technique », soit parce que cela répond réellement à leurs tendances, soit parce qu’ils pensent se débarrasser ainsi de certaines critiques qui procèdent d’une méconnaissance complète des choses initiatiques ; c’est là, dans tous les cas, un exemple de ces amoindrissements dont nous parlions tout à l’heure.


Pour conclure enfin, nous pouvons dire ceci : en dépit des origines initiatiques du Christianisme, celui-ci, dans son état actuel, n’est certainement rien d’autre qu’une religion, c’est-à-dire une tradition d’ordre exclusivement exotérique, et il n’a pas en lui-même d’autres possibilités que celles de tout exotérisme ; il ne le prétend d’ailleurs aucunement, puisqu’il n’y est jamais question d’autre chose que d’obtenir le « salut ». Une initiation peut naturellement s’y superposer, et elle le devrait même normalement pour que la tradition soit véritablement complète, possédant effectivement les deux aspects exotérique et ésotérique ; mais, dans sa forme occidentale tout au moins, cette initiation, en fait, n’existe plus présentement.

Il est d’ailleurs bien entendu que l’observance des rites exotériques est pleinement suffisante pour atteindre au « salut » ; c’est déjà beaucoup, assurément, et même c’est tout ce à quoi peut légitimement prétendre, aujourd’hui plus que jamais, l’immense majorité des êtres humains ; mais que devront faire, dans ces conditions, ceux pour qui, suivant l’expression de certains mutaçawwufîn, « le Paradis n’est encore qu’une prison ».


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Aperçus sur l'ésotérisme chrétien Empty Chapitre III : Les Gardiens de la Terre sainte

Message par Ligeia Jeu 11 Juin - 13:06

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LES GARDIENS DE LA TERRE SAINTE



Parmi les attributions des ordres de chevalerie, et plus particulièrement des Templiers, une des plus connues, mais non des mieux comprises en général, est celle de « gardiens de la Terre sainte ». Assurément, si l’on s’en tient au sens le plus extérieur, on trouve une explication immédiate de ce fait dans la connexion qui existe entre l’origine de ces Ordres et les Croisades, car, pour les Chrétiens comme pour les Juifs, il semble bien que la « Terre sainte » ne désigne rien d’autre que la Palestine.

Pourtant, la question devient plus complexe lorsqu’on s’aperçoit que diverses organisations orientales, dont le caractère initiatique n’est pas douteux, comme les Assacis et les Druses, ont pris également ce même titre de « gardiens de la Terre sainte ». Ici, en effet, il ne peut plus s’agir de la Palestine ; et il est d’ailleurs remarquable que ces organisations présentent un assez grand nombre de traits communs avec les ordres de chevalerie occidentaux, que même certaines d’entre elles aient été historiquement en relation avec ceux-ci. Que faut-il donc entendre en réalité par la « Terre sainte », et en quoi correspond exactement ce rôle de « gardiens » qui semble attaché à un genre d’initiation déterminé, que l’on peut appeler l’initiation « chevaleresque » en donnant à ce terme une extension plus grande qu’on ne le fait d’ordinaire, mais que les analogies existant entre les différentes formes de ce dont il s’agit suffiraient amplement à légitimer ?

Nous avons déjà montré ailleurs, et notamment dans notre étude sur Le Roi du Monde, que l’expression de « Terre sainte » a un certain nombre de synonymes : « Terre pure », « Terre des Saints », « Terre des Bienheureux », « Terre des Vivants », « Terre d’Immortalité », que ces désignations équivalentes se rencontrent dans les traditions de tous les peuples, et qu’elles s’appliquent toujours essentiellement à un centre spirituel dont la localisation dans une région déterminée peut d’ailleurs, suivant les cas, être entendue littéralement ou symboliquement ou à la fois dans l’un et l’autre sens. Toute « Terre sainte » est encore désignée par des expressions comme celles de « Centre du Monde » ou de « Cœur du Monde », et ceci demande quelques explications, car ces désignations uniformes, quoique diversement appliquées, pourraient facilement entraîner à certaines confusions.

Si nous considérons par exemple la tradition hébraïque, nous voyons qu’il est parlé, dans le Sepher Ietsirah, du « saint Palais » ou « Palais intérieur », qui est le véritable « Centre du Monde » au sens cosmogonique de ce terme ; et nous voyons aussi que ce « saint Palais » a son image dans le monde humain par la résidence en un certain lieu de la Shekinah, qui est la « présence réelle » de la Divinité (45). Pour le peuple d’Israël, cette résidence de la Shekinah était le Tabernacle (Mishkan), qui, pour cette raison, était considéré par lui comme le « Cœur du Monde » parce qu’il était effectivement le centre spirituel de sa propre tradition. Ce centre, d’ailleurs, ne fut pas tout d’abord un lieu fixe ; quand il s’agit d’un peuple nomade, comme c’était le cas son centre spirituel doit se déplacer avec lui, tout en demeurant cependant toujours le même au cours de ce déplacement.

45 Voir nos articles sur Le Cœur du Monde dans la Kabbale hébraïque et La Terre sainte et le Cœur du Monde, dans la revue Regnabi, juillet-août et septembre-octobre 1926. Cf. voir aussi chap. IV du Symbolisme de la Croix.

« La résidence de la Shekinah, dit M. Vulliaud, n’eut de fixité que le jour où le Temple fut construit, pour lequel David avait préparé l’or, l’argent, et tout ce qui était nécessaire à Salomon pour parachever l’ouvrage (46). Le Tabernacle de la Sainteté de Jehovah, la résidence de la Shekinah, est le Saint des Saints qui est le cœur du Temple, qui est lui-même le centre de Sion (Jérusalem), comme la sainte Sion est le centre de la Terre d’Israël, comme la Terre d’Israël est le centre du monde (47).

On peut remarquer qu’il y a ici une série d’extensions donnée graduellement à l’idée du centre dans les applications qui en sont faites successivement, de sorte que l’appellation de « Centre du Monde » ou de « Cœur du Monde » est finalement étendue à la Terre d’Israël tout entière, en tant que celle-ci est considérée comme la « Terre sainte » ; et il faut ajouter que, sous le même rapport, elle reçoit aussi, entre autres dénominations, celle de « Terre des Vivants ».
Il est parlé de la « Terre des Vivants comprenant sept terres », et M. Vulliaud observe que « cette Terre est Chanaan dans lequel il y avait sept peuples (48) », ce qui est exact au sens littéral, bien qu’une interprétation symbolique soit également possible. Cette expression de « Terre des Vivants » est exactement synonyme de « séjour d’immortalité », et la liturgie catholique l’applique au séjour céleste des élus, qui était en effet figuré par la Terre promise, puisque Israël, en pénétrant dans celle-ci, devait voir la fin de ses tribulations. À un autre point de vue encore, la Terre d’Israël, en tant que centre spirituel, était une image du Ciel, car, selon la tradition judaïque, « tout ce que font les Israélites sur terre est accompli d’après les types de ce qui se passe dans le monde céleste (49) ».

Ce qui est dit ici des Israélites peut être dit pareillement de tous les peuples possesseurs d’une tradition véritablement orthodoxe ; et, en fait, le peuple d’Israël n’est pas le seul qui ait assimilé son pays au « Cœur du Monde » et qui l’ait regardé comme une image du Ciel, deux idées qui, du reste, n’en font qu’une en réalité.

46 Il est bon de noter que les expressions qui sont employées ici évoquent l’assimilation qui a été fréquemment établie entre la construction du Temple, envisagée dans sa signification idéale, et le « Grand Œuvre » des hermétistes.
47 La Kabbale juive, Paris, 1923, t. I, p. 509.
48 Ibid., t. II, p. 116.
49 Ibid., t. I, p. 501.


L’usage du même symbolisme se retrouve chez d’autres peuples qui possédaient également une « Terre sainte », c’est-à-dire un pays où était établi un centre spirituel ayant pour eux un rôle comparable à celui du Temple de Jérusalem pour les Hébreux. À cet égard, il en est de la « Terre sainte » comme de l’Omphalos, qui était toujours l’image visible du « Centre du Monde » pour le peuple habitant la région où il était placé (50).

Le symbolisme dont il s’agit se rencontre notamment chez les anciens Égyptiens ; en effet, suivant Plutarque, « les Égyptiens donnent à leur contrée le nom de Chémia (51), et la comparent à un cœur (52) ». La raison qu’en donne cet auteur est assez étrange : « Cette contrée est chaude en effet, humide, contenue dans les parties méridionales de la terre habitée, étendue au Midi, comme dans le corps de l’homme le cœur s’étend à gauche », car « les Égyptiens considèrent l’Orient comme le visage du monde, le Nord comme étant la droite et le Midi, la gauche (53) ».
Ce ne sont là que des similitudes assez superficielles, et la vraie raison doit être tout autre, puisque la même comparaison avec le cœur a été appliquée également à toute terre à laquelle était attribué un caractère sacré et « central » au sens spirituel, quelle que soit sa situation géographique. D’ailleurs, au rapport de Plutarque lui-même, le cœur, qui représentait l’Égypte, représentait en même temps le Ciel :
« Les Égyptiens, dit-il, figurent le Ciel, qui ne saurait vieillir puisqu’il est éternel, par un cœur posé sur un brasier dont la flamme entretient l’ardeur (54). »

50 Voir notre article sur Les pierres de foudre dans le Voile d’Isis de mai 1929.
51 Kêmi, en langue égyptienne, signifie « terre noire », désignation dont l’équivalent se retrouve aussi chez d’autres peuples ; de ce mot est venu celui d’alchimie (al n’étant que l’article en arabe qui désignait originairement la science hermétique, c’est-à-dire la science sacerdotale de l’Égypte.
52 Isis et Osiris, 33 ; traduction Mario Meunier, p. 116.
53 Ibid., 32, p. 112. — Dans l’Inde, c’est au contraire le Midi qui est désigné comme le « côté de la droite » (dakshina) ; mais, en dépit des apparences, cela revient au même, car il faut entendre par là le côté qu’on a à sa droite quand on tourne vers l’Orient, et il est facile de se représenter le côté gauche du monde comme s’étendant vers la droite de celui qui le contemple, et inversement, ainsi que cela a lieu pour deux personnes placées l’une en face de l’autre.
54 Ibid., 10, p. 49. — On remarquera que ce symbole, avec la signification qui lui est donnée ici, semble pouvoir être rapproché de celui du phénix.


Ainsi, tandis que le cœur est lui-même figuré par un vase qui n’est autre que celui que les légendes du moyen âge occidental devaient désigner comme le « Saint Graal », il est à son tour, et simultanément, l’hiéroglyphe de l’Égypte et celui du Ciel.

La conclusion à tirer de ces considérations, c’est qu’il y autant de « Terres saintes » particulières qu’il existe de formes traditionnelles régulières, puisqu’elles représentent les centres spirituels qui correspondent respectivement à ces différentes formes ; mais, si le même symbolisme s’applique uniformément à toutes ces « Terres saintes », c’est que ces centres spirituels ont tous une constitution analogue, et souvent jusque dans des détails très précis, parce qu’ils sont autant d’images d’un même centre unique et suprême, qui seul est vraiment le « Centre du Monde », mais dont ils prennent les attributs comme participant de sa nature par une communication directe, en laquelle réside l’orthodoxie traditionnelle, et comme le représentant effectivement, d’une façon plus ou moins extérieure, pour des temps et des lieux déterminés.

En d’autres termes, il existe une « Terre sainte » par excellence, prototype de toutes les autres, centre spirituel auquel tous les autres sont subordonnés siège de la Tradition primordiale dont toutes les traditions particulières sont dérivées par adaptation à telles ou telles conditions définies qui sont celles d’un peuple ou d’une époque. Cette « Terre sainte » par excellence, c’est la « contrée suprême » suivant le sens du terme sanscrit Paradêsha, dont les Chaldéens ont fait Pardes et les Occidentaux Paradis ; c’est en effet le « Paradis terrestre », qui est bien le point de départ de toute tradition, ayant en son centre la source unique d’où partent les quatre fleuves coulant vers les quatre points  cardinaux (55), et qui est aussi le « séjour d’immortalité » comme il est facile de s’en rendre compte en se reportant aux premiers chapitres de la Genèse (56).

55 Cette source est identique à la « fontaine d’enseignement » à laquelle nous avons eu précédemment l’occasion de faire ici même différentes allusions.
56 C’est pourquoi la « fontaine d’enseignement » est en même temps la « fontaine de jouvence » (fons juventutis), parce que celui qui y boit est affranchi de la condition temporelle ; elle est d’ailleurs située au pied de l’« Arbre de Vie » (voir ci-après notre étude sur Le Langage secret de Dante et des « Fidèles d’Amour »), et ses eaux s’identifient évidemment à l’« élixir de longue vie » des hermétistes (l’idée de « longévité » ayant ici la même signification que dans les traditions orientales) ou au « breuvage d’immortalité », dont il est partout question sous des noms divers.


Nous ne pouvons songer à revenir ici sur toutes les questions concernant le Centre suprême et que nous avons déjà traitées ailleurs plus au moins complètement : sa conservation d’une façon plus ou moins cachée suivant les périodes, du commencement à la fin du cycle, c’est-à-dire depuis le « Paradis terrestre » jusqu’à la « Jérusalem céleste » qui en représentent les deux phases extrêmes ; les noms multiples sous lesquels il est désigné, comme ceux de Tula, de Luz, de Salem, d’Agartha ; les différents symboles qui le figurent, comme la montagne, la caverne, l’île et bien d’autres encore, en relation immédiate, pour la plupart, avec le symbolisme du « Pôle » ou de l’« Axe du Monde ».
À ces figurations, nous pouvons joindre aussi celles qui en font une ville, une citadelle, un temple ou un palais, suivant l’aspect sous lequel on l’envisage plus spécialement ; et c’est ici l’occasion de rappeler, en même temps que le Temple de Salomon qui se rattache plus directement à notre sujet, la triple enceinte dont nous avons parlé récemment comme représentant la hiérarchie initiatique de certains centres traditionnels (57), et aussi le mystérieux labyrinthe, qui, sous une forme plus complexe, se rattache à une conception similaire avec cette différence que ce qui y est mis surtout en évidence est l’idée d’un « cheminement » vers le centre caché (58 ).

57 Voir notre article sur La triple enceinte druidique, dans le Voile d’Isis de juin 1929 ; nous y avons signalé précisément le rapport de cette figure, sous ses deux formes circulaire et carrée, avec le symbolisme du « Paradis terrestre » et de la « Jérusalem céleste ».
58 Le labyrinthe crétois était le palais de Minos, nom identique à celui de Manu, donc désignant le législateur primordial. D’autre part, on peut comprendre, par ce que nous disons ici, la raison pour laquelle le parcours du labyrinthe tracé sur le dallage de certaines églises, au moyen âge, était regardé comme remplaçant le pèlerinage en Terre Sainte pour ceux qui ne pouvaient l’accomplir ; il faut se souvenir que le pèlerinage est précisément une des figures de l’initiation, de sorte que le « pèlerinage en Terre Sainte est, au sens ésotérique, la même chose que la « recherche de la Parole perdue ou la « queste du Saint Graal ».


Nous devons maintenant ajouter que le symbolisme de la « Terre sainte » a un double sens : qu’il soit rapporté au Centre suprême ou à un centre subordonné, il représente non seulement ce centre lui-même, mais aussi, par une association qui est d’ailleurs toute naturelle, la tradition qui en émane ou qui y est conservée, c’est-à-dire, dans le premier cas, la tradition primordiale, et, dans le second, une certaine forme traditionnelle particulière (59). Ce double sens se retrouve pareillement, et d’une façon très nette, dans le symbolisme du « Saint Graal » qui est à la fois un vase (grasale) et un livre (gradale ou graduale) ; ce dernier aspect désigne manifestement la tradition tandis que l’autre concerne plus directement l’état correspondant à la possession effective de cette tradition, c’est-à-dire l’« état édenique » s’il s’agit de la tradition primordiale ; et celui qui est parvenu à cet état est, par là même, réintégré dans le Pardes, de telle sorte qu’on peut dire que sa demeure est désormais dans le « Centre du Monde (60) ».
Ce n’est pas sans motif que nous rapprochons ici ces deux symbolismes, car leur étroite similitude montre que, lorsqu’on parle de la « chevalerie du Saint Graal » ou des « gardiens de la Terre sainte », ce qu’on doit entendre par ces deux expressions est exactement la même chose ; il nous reste à expliquer dans la mesure du possible, en quoi consiste proprement la fonction de ces « gardiens », fonction qui fut en particulier celle des Templiers (61).

Pour bien comprendre ce qu’il en est, il faut distinguer entre les détenteurs de la tradition, dont la fonction est de la conserver et de la transmettre, et ceux qui en reçoivent seulement à un degré ou à un autre, une communication et, pourrions-nous dire, une participation.

59 Analogiquement, au point de vue cosmogonique, le « Centre du Monde » est le point originel d’où est proféré le Verbe créateur, et il est aussi le Verbe lui-même.
60 Il importe de se rappeler, à ce propos, que, dans toutes les traditions, les lieux symbolisent essentiellement des états. D’autre part, nous ferons remarquer qu’il y a une parenté évidente entre le symbolisme du vase ou de la coupe et celui de la fontaine dont il a été question plus haut ; on a vu aussi que, chez les Égyptiens le vase était l’hiéroglyphe du cœur, centre vital de l’être. Rappelons enfin ce que nous avons déjà dit en d’autres occasions au sujet du vin comme substitut du soma védique et comme symbole de la doctrine cachée ; en tout cela, sous une forme ou sous une autre, il s’agit toujours du « breuvage d’immortalité » et de la restauration de l’« état primordial ».
61 Saint-Yves d’Alveydre emploie, pour désigner les « gardiens » du Centre suprême, l’expression de « Templiers de l’Agarttha » ; les considérations que nous exposons ici feront voir la justesse de ce terme, dont lui-même n’aurait peut-être pas saisi pleinement toute la signification.


Les premiers, dépositaires et dispensateurs de la doctrine se tiennent à la source, qui est proprement le centre même ; de là, la doctrine se communique et se répartit hiérarchiquement aux divers degrés initiatiques, suivant les courants représentés par les fleuves du Pardes, ou, si l’on veut reprendre la figuration que nous avons étudiée ici récemment, par les canaux qui, allant de l’intérieur vers l’extérieur, relient entre elles les enceintes successives qui correspondent à ces divers degrés.

Tous ceux qui participent à la tradition ne sont donc pas parvenus au même degré et ne remplissent pas la même fonction ; il faudrait même faire une distinction entre ces deux choses, qui, bien que se correspondant généralement d’une certaine façon, ne sont pourtant pas strictement solidaires, car il peut se faire qu’un homme soit intellectuellement qualifié pour atteindre les degrés les plus élevés, mais ne soit pas apte par là même à remplir toutes les fonctions dans l’organisation initiatique. Ici, ce sont seulement les fonctions que nous avons à envisager ; et, à ce point de vue, nous dirons que les « gardiens » se tiennent à la limite du centre spirituel, pris dans son sens le plus étendu, ou à la dernière enceinte, celle par laquelle ce centre est à la fois séparé du « monde extérieur » et mis en rapport avec celui-ci.
Par conséquent, ces « gardiens » ont une double fonction : d’une part, ils sont proprement les défenseurs de la « Terre sainte », en ce sens qu’ils en interdisent l’accès à ceux qui ne possèdent pas les qualifications requises pour y pénétrer, et ils constituent ce que nous avons appelé sa « couverture extérieure », c’est-à-dire qu’ils la cachent aux regards profanes ; d’autre part, ils assurent pourtant aussi certaines relations régulières avec le dehors, ainsi que nous l’expliquerons par la suite.

Il est évident que le rôle de défenseur est, pour parler le langage de la tradition hindoue, une fonction de Kshatriyas ; et, précisément, toute initiation « chevaleresque » est essentiellement adaptée à la nature propre des hommes qui appartiennent à la caste guerrière, c’est-à-dire des Kshatriyas. De là viennent les caractères spéciaux de cette initiation, le symbolisme particulier dont elle fait usage, et notamment l’intervention d’un élément affectif, désigné très explicitement par le terme d’« Amour » nous nous sommes déjà suffisamment expliqué là-dessus pour n’avoir pas à nous y arrêter davantage (62).
Mais, dans le cas des Templiers, il y a quelque chose de plus à considérer : bien que leur initiation ait été essentiellement « chevaleresque », ainsi qu’il convenait à leur nature et à leur fonction, ils avaient un double caractère, à la fois militaire et religieux ; et il devait en être ainsi s’ils étaient, comme nous avons bien des raisons de le penser, parmi les « gardiens » du Centre suprême, où l’autorité spirituelle et le pouvoir temporel sont réunis dans leur principe commun, et qui communique la marque de cette réunion à tout ce qui lui est rattaché directement. Dans le monde occidental, où le spirituel prend la forme spécifiquement religieuse, les véritables « gardiens de la Terre sainte », tant qu’ils y eurent une existence en quelque sorte « officielle », devaient être des chevaliers, mais des chevaliers qui fussent des moines en même temps ; et, effectivement, c’est bien là ce que furent les Templiers.

Ceci nous amène directement à parler du second rôle des « gardiens » du Centre suprême, rôle qui consiste, disions-nous tout à l’heure, à assurer certaines relations extérieures, et surtout, ajouterons-nous, à maintenir le lien entre la tradition primordiale et les traditions secondaires et dérivées. Pour qu’il puisse en être ainsi, il faut qu’il y ait, pour chaque forme traditionnelle, une ou plusieurs organisations constituées dans cette forme même, selon toutes les apparences, mais composées d’hommes ayant la conscience de ce qui est au delà de toutes les formes, c’est-à-dire de la doctrine unique qui est la source et l’essence de toutes les autres, et qui n’est pas autre chose que la tradition primordiale.

Dans le monde de tradition judéo-chrétienne, une telle organisation devait assez naturellement prendre pour symbole le Temple de Salomon ; celui-ci, d’ailleurs, ayant depuis longtemps cessé d’exister matériellement, ne pouvait avoir alors qu’une signification tout idéale, comme étant une image du Centre suprême, ainsi que l’est tout centre spirituel subordonné ; et l’étymologie même du nom de Jérusalem indique assez clairement qu’elle n’est qu’une image visible de la mystérieuse Salem de Melchissédec.

62 Voir plus loin le chap. V : Le Langage secret de Dante et des « Fidèles d’Amour ».

Si tel fut le caractère des Templiers, ils devaient pour remplir le rôle qui leur était assigné et qui concernait une certaine tradition déterminée, celle de l’Occident, demeurer attachés extérieurement à la forme de cette tradition ; mais en même temps, la conscience intérieure de la véritable unité doctrinale devait les rendre capables de communiquer avec les représentants des autres traditions (63) : c’est ce qui explique leurs relations avec certaines organisations orientales, et surtout comme  il est naturel, avec celles qui jouaient par ailleurs un rôle similaire au leur.

D’autre part, on peut comprendre, dans ces conditions, que la destruction de l’ordre du Temple ait entraîné pour l’Occident la rupture des relations régulières avec le « Centre du Monde » et c’est bien au XIVe siècle qu’il faut faire remonter la déviation qui devait inévitablement résulter de cette rupture, et qui est allée en s’accentuant graduellement jusqu’à notre époque.

Ce n’est pas à dire pourtant que tout lien ait été brisé d’un seul coup ; pendant assez longtemps, des relations purent être maintenues dans une certaine mesure, mais seulement d’une façon cachée, par l’intermédiaire d’organisations comme celle de la Fede Santa ou des « Fidèles d’Amour », comme la « Massenie du Saint-Graal » et sans doute bien d’autres encore, toutes héritières de l’esprit de l’ordre du Temple, et pour la plupart rattachées à lui par une filiation plus ou moins directe.
Ceux qui conservèrent cet esprit vivant et qui inspirèrent ces organisations sans jamais se constituer eux-mêmes en aucun groupement défini, ce furent ceux qu’on appela, d’un nom essentiellement symbolique, les Rose-Croix ; mais un jour vint où ces Rose-Croix eux-mêmes durent quitter l’Occident, dont les conditions étaient devenues telles que leur action ne pouvait plus s’y exercer, et, dit-on, ils se retirèrent alors en Asie, résorbés en quelque sorte vers le Centre suprême dont ils étaient comme une émanation.

63 Ceci se rapporte à ce qu’on a appelé symboliquement le « don des langues » ; sur ce sujet, nous renverrons à notre article contenu dans le numéro spécial du Voile d’Isis consacré aux Rose-Croix, et devenu le chapitre XXXVII des Aperçus sur l’Initiation.

Pour le monde occidental, il n’y a plus de « Terre Sainte » à garder, puisque le chemin qui y conduit est entièrement perdu désormais ; combien de temps cette situation durera-t-elle encore, et faut-il même espérer que la communication pourra être rétablie tôt ou tard ?
C’est là une question à laquelle il ne nous appartient pas d’apporter une réponse ; outre que nous ne voulons risquer aucune prédiction, la solution ne dépend que de l’Occident lui-même, car c’est en revenant à des conditions normales et en retrouvant l’esprit de sa propre tradition, s’il en a encore en lui la possibilité, qu’il pourra voir s’ouvrir de nouveau la voie qui mène au « Centre du Monde ».


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Aperçus sur l'ésotérisme chrétien Empty Chapitre IV : Le langage secret de Dante et des "Fidéles d'Amour"

Message par Ligeia Mar 30 Juin - 12:29

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Chapitre IV : Le langage secret de Dante et des "Fidéles d'Amour"


Partie I


Sous ce titre : « Il Linguaggio segreto di Dante e dei « Fedeli d’Amore » (64), M. Luigi Valli, à qui on devait déjà plusieurs études sur la signification de l’œuvre de Dante, a publié un nouvel ouvrage qui est trop important pour que nous nous contentions de le signaler par une simple note bibliographique. La thèse qui y est soutenue peut se résumer brièvement en ceci : les diverses « dames » célébrées par les poètes se rattachant à la mystérieuse organisation des « Fidèles d’Amour », depuis Dante, Guido Cavalcanti et leurs contemporains jusqu’à Boccace et à Pétrarque, ne sont point des femmes ayant vécu réellement sur cette terre ; elles ne sont toutes, sous différents noms, qu’une seule et même « Dame » symbolique, qui représente l’Intelligence transcendante (Madonna Intelligenza de Dino Compagni) ou la Sagesse divine.

64 Roma, Biblioteca di Filosofia e Scienza, Casa éditrice « Op-tima », 1928.

À l’appui de cette thèse, l’auteur apporte une documentation formidable et un ensemble d’arguments bien propres à impressionner les plus sceptiques : il montre notamment que les poésies les plus inintelligibles au sens littéral deviennent parfaitement claires avec l’hypothèse d’un « jargon » ou langage conventionnel dont il est arrivé à traduire les principaux termes ; et il rappelle d’autres cas, notamment celui des Soufis persans, ou un sens similaire a été également dissimulé sous les apparences d’une simple poésie d’amour. Il est impossible de résumer toute cette argumentation, basée sur des textes précis qui en font toute la valeur ; nous ne pouvons qu’engager ceux que la question intéresse à se reporter au livre lui-même.

À vrai dire, ce dont il s’agit nous avait toujours paru, quant à nous, un fait évident et incontestable ; mais il faut croire cependant que cette thèse a besoin d’être solidement établie. En effet, M. Valli prévoit que ses conclusions seront combattues par plusieurs catégories d’adversaires : d’abord, la critique soi-disant « positive » (qu’il a tort de qualifier de « traditionnelle », alors qu’elle est au contraire opposée à l’esprit traditionnel, auquel se rattache toute interprétation initiatique) ; ensuite, l’esprit de parti, soit catholique, soit anticatholique, qui n’y trouvera point sa satisfaction ; enfin, la critique « esthétique » et la « rhétorique romantique », qui, au fond, ne sont pas autre chose que ce qu’on pourrait appeler l’esprit « littéraire ». Il y a là tout un ensemble de préjugés qui seront toujours forcément opposés à la recherche du sens profond de certaines œuvres ; mais, en présence de travaux de ce genre, les gens de bonne foi et dégagés de tout parti pris pourront voir très facilement de quel côté est la vérité. Nous n’aurions, en ce qui nous concerne, d’objections à faire que sur certaines interprétations qui n’affectent nullement la thèse générale ; l’auteur, du reste, n’a pas eu la prétention d’apporter une solution définitive à toutes les questions qu’il soulève, et il est le premier à reconnaître que son travail aura besoin d’être corrigé ou complété sur bien des points de détail.

Le principal défaut de M. Valli, celui dont procèdent presque toutes les insuffisances que nous remarquons dans son ouvrage, c’est, disons-le tout de suite très nettement, de n’avoir pas la mentalité « initiatique » qui convient pour traiter à fond un tel sujet. Son point de vue est trop exclusivement celui d’un historien : il ne suffit pas de « faire de l’histoire » (p. 421) pour résoudre certains problèmes ; et d’ailleurs nous pouvons nous demander si ce n’est pas là, en un sens, interpréter les idées médiévales avec la mentalité moderne, comme l’auteur le reproche très justement aux critiques officiels ; les hommes du moyen âge ont-ils jamais « fait de l’histoire pour l’histoire » ? Il faut, pour ces choses, une compréhension d’un ordre plus profond ; si l’on n’y apporte qu’un esprit et des intentions « profanes », on ne pourra guère qu’accumuler des matériaux qu’il restera toujours à mettre en œuvre avec un tout autre esprit ; et nous ne voyons pas très bien de quel intérêt serait une recherche historique s’il ne devait pas en sortir quelque vérité doctrinale.

Il est vraiment regrettable que l’auteur manque de certaines données traditionnelles, d’une connaissance directe et pour ainsi dire « technique » des choses dont il traite. C’est ce qui l’a empêché notamment de reconnaître la portée proprement initiatique de notre étude sur l’Ésotérisme de Dante (p. 19) ; c’est ainsi qu’il n’a pas compris que peu importait, au point de vue où nous nous placions, que telles « découvertes » soient dues à Rossetti, Aroux ou à tout autre, parce que nous ne les citions que comme « point d’appui » pour des considérations d’un ordre bien différent ; il s’agissait pour nous de doctrine initiatique, non d’histoire littéraire. À propos de Rossetti, nous trouvons assez étrange l’assertion d’après laquelle il aurait été « Rose Croix » (p. 16), les vrais Rose-Croix, qui d’ailleurs n’étaient nullement de « descendance gnostique » (p. 422), ayant disparu du monde occidental bien avant l’époque où il vécut ; même s’il fut rattaché à quelque organisation pseudo-rosicrucienne comme il y en a tant, celle-ci, très certainement, n’avait en tout cas aucune tradition authentique à lui communiquer ; du reste, sa première idée de ne voir partout qu’un sens purement politique va aussi nettement que possible à l’encontre d’une pareille hypothèse.

M. Valli n’a du Rosicrucianisme qu’une idée bien superficielle et même tout à fait « simpliste », et il ne semble pas soupçonner le symbolisme de la croix (p. 393), pas plus qu’il ne paraît avoir bien compris la signification traditionnelle du cœur (pp. 153-154), se rapportant à l’intellect et non au sentiment. Disons, sur ce dernier point, que le cuore gentile des « Fidèles d’Amour » est le cœur purifié, c’est-à-dire vide de tout ce qui concerne les objets extérieurs, et par là même rendu apte à recevoir l’illumination intérieure ; ce qui est remarquable, c’est qu’on trouve une doctrine identique dans le Taoïsme.

Signalons encore d’autres points que nous avons relevés au cours de notre lecture : il y a, par exemple, quelques références assez fâcheuses et qui déparent un ouvrage sérieux. C’est ainsi qu’on aurait pu trouver facilement de meilleures autorités à citer que Mead pour le gnosticisme (p. 87), Marc Saunier pour le symbolisme des nombres (p. 312), et surtout... Léo Taxil pour la Maçonnerie (p. 272) !
Ce dernier est d’ailleurs mentionné pour un point tout à fait élémentaire, les âges symboliques des différents grades, qu’on peut trouver n’importe où. Au même endroit, l’auteur cite aussi, d’après Rossetti, le Recueil précieux de la Maçonnerie Adonhiramite ; mais la référence est indiquée d’une façon tout à fait inintelligible, et qui montre bien qu’il ne connaît pas par lui-même le livre dont il s’agit. Du reste, il y aurait de fortes réserves à faire sur tout ce que M. Valli dit de la Maçonnerie, qu’il qualifie bizarrement de « modernissima » (pp. 80 et 430) ; une organisation peut avoir « perdu l’esprit » (ou ce qu’on appelle en arabe la barakah), par intrusion de la politique ou autrement, et garder néanmoins son symbolisme intact, tout en ne le comprenant plus.
Mais M. Valli lui-même ne semble pas saisir très bien le vrai rôle du symbolisme, ni avoir un sens très net de la filiation traditionnelle ; en parlant de différents « courants » (pp. 80-81), il mélange l’ésotérique et l’exotérique, et il prend pour sources d’inspiration des « Fidèles d’Amour » ce qui ne représente que des infiltrations antérieures, dans le monde profane, d’une tradition initiatique dont  ces « Fidèles d’Amour » procédaient eux-mêmes directement. Les influences descendent du monde initiatique au monde profane, mais l’inverse ne se peut pas, car un fleuve ne remonte jamais vers sa source ; cette source, c’est la « fontaine d’enseignement » dont il est si souvent question dans les poèmes étudiés ici, et qui est généralement décrite comme située au pied d’un arbre, lequel, évidemment, n’est autre que l’« Arbre de Vie » (65) ; le symbolisme du « Paradis terrestre » et de la « Jérusalem céleste » doit trouver ici son application.

65 Cet arbre, chez les « Fidèles d’Amour », est généralement un pin, un hêtre ou un laurier ; l’« Arbre de Vie » est représenté souvent par des arbres qui demeurent toujours verts.

Il y a aussi des inexactitudes de langage qui ne sont pas moins regrettables : ainsi, l’auteur qualifie d’« humaines » (p. 411) des choses qui, au contraire, sont essentiellement « supra-humaines », comme l’est d’ailleurs tout ce qui est d’ordre véritablement traditionnel et initiatique. De même, il commet l’erreur d’appeler « adeptes » les initiés d’un grade quelconque (66), alors que cette appellation doit être réservée rigoureusement au grade suprême ; l’abus de ce mot est particulièrement intéressant à noter parce qu’il constitue en quelque sorte une « marque » : il y a un certain nombre de méprises que les « profanes » manquent rarement de commettre, et celle-là en est une. Il faut relever encore, à cet égard, l’emploi continuel de mots comme « secte » et « sectaire », qui, pour désigner une organisation initiatique (et non religieuse) et ce qui s’y rapporte, sont tout à fait impropres et vraiment déplaisants (67) ; et ceci nous amène directement au plus grave défaut que nous ayons à constater dans l’ouvrage de M. Valli.

Ce défaut, c’est la confusion constante des points de vue « initiatique » et « mystique », et l’assimilation des choses dont il s’agit à une doctrine « religieuse », alors que l’ésotérisme, même s’il prend sa base dans des formes religieuses (comme c’est le cas pour les Soufis et pour les « Fidèles d’Amour », appartient en réalité à un ordre tout différent. Une tradition vraiment initiatique ne peut pas être « hétérodoxe » ; la qualifier ainsi (p. 393), c’est renverser le rapport normal et hiérarchique entre l’intérieur et l’extérieur.

L’ésotérisme n’est pas contraire à l’« orthodoxie » (p. 104), même entendue simplement au sens religieux ; il est au-dessus ou au delà du point de vue religieux, ce qui, évidemment, n’est pas du tout la même chose ; et, en fait, l’accusation injustifiée d’« hérésie » ne fut souvent qu’un moyen commode pour se débarrasser de gens qui pouvaient être gênants pour de tout autres motifs.

66 Les « Fidèles d’Amour » étaient divisés en sept degrés (p. 64) ; ce sont les sept échelons de l’échelle initiatique, en correspondance avec les sept cieux planétaires et avec les sept arts libéraux. Les expressions « terzo cielo » (ciel de Vénus), « terzo loco » (à comparer avec le terme maçonnique de « troisième appartement ») et « terzo grado » indiquent le troisième degré de la hiérarchie, dans lequel était rendu le saluto (ou la salute) ; ce rite avait lieu, semble-t-il à l’époque de la Toussaint, de même que les initiations à celle de Pâques, où se situe l’action de la Divine Comédie (pp. 185-186).
67 Il n’en est pas de même, quoique certains puissent en penser de « jargon » (gergo) ; qui, comme nous l’indiquions (Le Voile d’Isis, oct. 1928, p. 652), fut un terme « technique » avant de passer dans le langage vulgaire où il a pris un sens défavorable. Faisons remarquer, à cette occasion, que le mot « profane » aussi est toujours pris par nous dans son sens technique, qui, bien entendu, n’a rien d’injurieux.


Rossetti et Aroux n’ont pas eu tort de penser que les expressions théologiques, chez Dante, recouvraient quelque chose d’autre, mais seulement de croire qu’il fallait les interpréter « à rebours » (p. 389) ; l’ésotérisme se superpose à l’exotérisme, mais ne s’y oppose pas, parce qu’il n’est pas sur le même plan, et il donne aux mêmes vérités, par transposition dans un ordre supérieur, un sens plus profond. Assurément, il se trouve qu’Amor est le renversement de Roma (68 ) ; mais il ne faut pas en conclure, comme on a voulu le faire parfois, que ce qu’il désigne est l’antithèse de Roma, mais bien que c’est ce dont Roma n’est qu’un reflet ou une image visible, nécessairement inverse comme l’est l’image d’un objet dans un miroir (et c’est ici l’occasion de rappeler le « per speculum in ænigmate » de Saint Paul).
Ajoutons, en ce qui concerne Rossetti et Aroux, et quelques réserves qu’il convienne de faire sur certaines de leurs interprétations, qu’on ne peut dire, sans risquer de retomber dans les préjugés de la critique « positive », qu’une méthode est « inacceptable parce qu’incontrôlable » (p. 389) ; il faudrait alors rejeter tout ce qui est obtenu par connaissance directe, et notamment par communication régulière d’un enseignement traditionnel, qui est en effet incontrôlable... pour les profanes ! (69).

La confusion de M. Valli entre ésotérisme et « hétérodoxie » est d’autant plus étonnante qu’il a tout au moins compris, beaucoup mieux que ses prédécesseurs, que la doctrine des « Fidèles d’Amour » n’était nullement « anticatholique » (elle était même, comme celle des Rose-Croix, rigoureusement « catholique » au vrai sens de ce mot), et qu’elle n’avait rien de commun avec les courants profanes dont devait sortir la Réforme (pp. 79-80 et 409).

68 À titre de curiosité, si on écrit cette simple phrase : « In Italia è Roma », et si on la lit en sens inverse, elle devient : « Amore ai Latini » ; le « hasard » est parfois d’une surprenante ingéniosité !
69 Il faut croire qu’il est bien difficile de ne pas se laisser affecter par l’esprit de l’époque : ainsi, la qualification de certains livres bibliques comme « pseudo-salomonici » et « mistico-platonici » (p. 80) nous apparaît comme une fâcheuse concession à l’exégèse moderne, c’est-à-dire à cette même « critique positive » contre laquelle l’auteur s’élève avec tant de raison.


Seulement, où a-t-il vu que l’Église ait fait connaître au vulgaire le sens profond des « mystères » ? (p. 101). Elle l’enseigne au contraire si peu qu’on a pu douter qu’elle-même en ait gardé la conscience ; et c’est précisément dans cette « perte de l’esprit » que consisterait la « corruption » dénoncée déjà par Dante et ses associés (70).
La plus élémentaire prudence leur commandait d’ailleurs, quand ils parlaient de cette « corruption », de ne pas le faire en langage clair ; mais il ne faudrait pas conclure de là que l’usage d’une terminologie symbolique n’a d’autre raison d’être que la volonté de dissimuler le vrai sens d’une doctrine ; il y a des choses qui, par leur nature même, ne peuvent pas être exprimées autrement que sous cette forme, et ce côté de la question, qui est de beaucoup le plus important, ne semble guère avoir été envisagé par l’auteur.

Il y a même encore un troisième aspect, intermédiaire en quelque sorte, où il s’agit bien de prudence, mais dans l’intérêt de la doctrine elle-même et non plus de ceux qui l’exposent, et cet aspect est celui auquel se rapporte plus particulièrement le symbole du vin chez les Soufis (dont l’enseignement, disons-le en passant, ne peut être qualifié de « panthéiste » que par une erreur tout occidentale) ; l’allusion qui est faite à ce symbole (pp. 72 et 104) n’indique pas nettement que « vin » signifie « mystère », doctrine secrète ou réservée, parce que, en hébreu, iaïn et sôd sont numériquement équivalents ; et, pour l’ésotérisme musulman, le vin est la « boisson de l’élite », dont les hommes vulgaires ne peuvent pas user impunément (71).

70 La tête de Méduse, qui change les hommes en « pierres » (mot qui joue un rôle très important dans le langage des « Fidèles d’Amour »), représente la corruption de la Sagesse ; ses cheveux (symbolisant les mystères divins suivant les Soufis) deviennent des serpents, pris naturellement au sens défavorable, car, dans l’autre sens, le serpent est aussi un symbole de la Sagesse elle-même.
71 L’expression proverbiale « boire comme un Templier », prise par le vulgaire dans le sens le plus grossièrement littéral, n’a sans doute pas d’autre origine réelle : le « vin » que buvaient les Templiers était le même que celui que buvaient les Kabbalistes juifs et les Soufis musulmans. De même, l’autre expression « jurer comme un Templier » n’est qu’une allusion au serment initiatique, détournée de sa véritable signification par l’incompréhension et la malveillance profanes. — Pour mieux comprendre ce que dit l’auteur dans le texte, on observera que le vin au sens ordinaire n’est pas une boisson permise en Islam ; quand on en parle donc, dans l’ésotérisme islamique, il doit être entendu comme désignant quelque chose de plus subtil, et, effectivement, selon l’enseignement de Mohyiddin ibn Arahi, le « vin » désigne la « science des états spirituels » (ilmu-l-ahwâl), alors que l’« eau » représente la « science absolue » (al-ilmu-l-mutlaq), le « lait », la « science des lois révélées » (ilmuch-charây’î) et le « miel », la « science des normes sapientiales » (ilmu-nnawâmîs). Si l’on remarque en outre que ces quatre « breuvages » sont exactement les substances des quatre sortes de fleuves paradisiaques selon le Coran 47, 17, on se rendra compte que le « vin » des Soufis a, comme leurs autres boissons initiatiques, une autre substantialité que celle du liquide connu qui lui sert de symbole. (Note de M. Valsan.)


Mais venons-en à la confusion des points de vue « mystique » et « initiatique » : elle est solidaire de la précédente, car c’est la fausse assimilation des doctrines ésotériques au mysticisme, lequel relève du domaine religieux, qui amène à les mettre sur le même plan que l’exotérisme et à vouloir les opposer à celui-ci.
Nous voyons fort bien ce qui, dans le cas présent, a pu causer cette erreur : c’est qu’une tradition « chevaleresque » (p. 146), pour s’adapter à la nature propre des hommes à qui elle s’adresse spécialement, comporte toujours la prépondérance d’un principe représenté comme féminin (Madonna) (72), ainsi que l’intervention d’un élément affectif (Amore).
Le rapprochement d’une telle forme traditionnelle avec celle que représentent les Soufis persans est tout à fait juste ; mais il faudrait ajouter que ces deux cas sont loin d’être les seuls où se rencontre le culte de la « donna-Divinità », c’est-à-dire de l’aspect féminin de la Divinité : on le trouve dans l’Inde aussi, où cet aspect est désigné comme la Shakti, équivalente à certains égards de la Shekinah hébraïque ; et il est à remarquer que le culte de la Shakti concerne surtout les Kshatriya. Une tradition « chevaleresque », précisément, n’est pas autre chose qu’une forme traditionnelle à l’usage des Kshatriya, et c’est pourquoi elle ne peut pas constituer une voie purement intellectuelle comme l’est celle des Brâhmanes ; celle-ci est la « voie sèche » des alchimistes, tandis que l’autre est la « voie humide » (73), l’eau symbolisant le féminin comme le feu le masculin, et la première correspondant à l’émotivité et le second à l’intellectualité qui prédominent respectivement dans la nature des Kshatriyas et dans celle des Brâhmanes.

72 L’« Intellect actif », représenté par Madonna, est le « rayon céleste » qui constitue le lien entre Dieu et l’homme et qui conduit l’homme à Dieu (p. 54) : c’est la Buddhi hindoue. Il faudrait d’ailleurs prendre garde que « Sagesse » et « Intelligence » ne sont pas strictement identiques ; il y a là deux aspects complémentaires à distinguer (Hokmah et Binah dans la Kabbale).
73 Ces deux voies pourraient aussi, en un autre sens et suivant une autre corrélation, être respectivement celle des initiés en général et celle des mystiques, mais cette dernière est « irrégulière » et n’a pas à être envisagée quand on s’en tient strictement à la norme traditionnelle.


C’est pourquoi une telle tradition peut sembler mystique extérieurement, même quand elle est initiatique en réalité, si bien qu’on pourrait même penser que le mysticisme, au sens ordinaire du mot, en est comme un vestige ou une « survivance » demeurant, dans une civilisation telle que celle de l’Occident, après que toute organisation traditionnelle régulière a disparu.

Le rôle du principe féminin dans certaines formes traditionnelles se remarque même dans l’exotérisme catholique, par l’importance donnée au culte de la Vierge. M Valli semble s’étonner de voir la Rosa Mystica figurer dans les litanies de la Vierge (p. 393) ; il y a pourtant, dans ces mêmes litanies, bien d’autres symboles proprement initiatiques, et ce dont il ne paraît pas se douter, c’est que leur application est parfaitement justifiée par les rapports de la Vierge avec la Sagesse et avec la Shekinah (74).
Notons aussi, à ce propos, que saint Bernard, dont on connaît la connexion avec les Templiers, apparaît comme un « chevalier de la Vierge », qu’il appelait « sa dame » ; on lui attribue même l’origine du vocable « Notre-Dame » : c’est aussi Madonna, et, sous un de ses aspects, elle s’identifie à la Sagesse, donc à la Madonna même des « Fidèles d’Amour » ; voilà encore un rapprochement que l’auteur n’a pas soupçonné, pas plus qu’il ne paraît soupçonner les raisons pour lesquelles le mois de mai est consacré à la Vierge.

Il est une chose qui aurait dû amener M. Valli à penser que les doctrines en question n’étaient point du « mysticisme » : c’est qu’il constate lui-même l’importance presque exclusive qui y est attachée à la « connaissance » (pp. 421-422), ce qui diffère totalement du point de vue mystique. Il se méprend d’ailleurs sur les conséquences qu’il convient d’en tirer : cette importance n’est pas un caractère spécial au « gnosticisme », mais un caractère général de tout enseignement initiatique, quelque forme qu’il ait prise ; la connaissance est toujours le but unique, et tout le reste n’est que moyens divers pour y parvenir.

74 Il faut même remarquer que, dans certains cas, les mêmes symboles représentent à la fois la Vierge et le Christ ; il y a là une énigme digne d’être proposée à la sagacité des chercheurs, et dont la solution résulterait de la considération des rapports de la Shekinah avec Metatron.

Il faut bien prendre garde de ne pas confondre « Gnose », qui signifie « connaissance », et « gnosticisme », bien que le second tire évidemment son nom de la première ; d’ailleurs, cette dénomination de « gnosticisme » est assez vague et paraît, en fait, avoir été appliquée indistinctement à des choses fort différentes (75).

Il ne faut pas se laisser arrêter par les formes extérieures, quelles qu’elles puissent être ; les « Fidèles d’Amour » savaient aller au delà de ces formes, et en voici une preuve : dans une des premières nouvelles du Décaméron de Boccace, Melchissédec affirme que, entre le Judaïsme, le Christianisme et l’Islamisme, « personne ne sait quelle est la vraie foi ». M. Valli a vu juste en interprétant cette affirmation en ce sens que « la vraie foi est cachée sous les aspects extérieurs des diverses croyances » (p. 433) ; mais ce qui est le plus remarquable, et cela il ne l’a pas vu, c’est que ces paroles soient mises dans la bouche de Melchissédec, qui est précisément le représentant de la tradition unique cachée sous toutes ces formes extérieures ; et il y a là quelque chose qui montre bien que certains, en Occident, savaient encore à cette époque ce qu’est le véritable « centre du monde ».

Quoi qu’il en soit, l’emploi d’un langage « affectif », comme l’est souvent celui des « Fidèles d’Amour », est aussi une forme extérieure par laquelle on ne doit pas être illusionné ; il peut fort bien recouvrir quelque chose de bien autrement profond, et, en particulier, le mot « Amour » peut, en vertu de la transposition analogique, signifier tout autre chose que le sentiment qu’il désigne d’ordinaire.

75 M. Valli dit que la « critique » apprécie peu les données traditionnelles des « gnostiques » contemporains (p. 422) ; pour une fois la « critique » a raison, car ces « néo-gnostiques » n’ont jamais rien reçu par une transmission quelconque, et il ne s’agit que d’un essai de « reconstitution » d’après des documents, d’ailleurs bien fragmentaires, qui sont à la portée de tout le monde ; on peut en croire le témoignage de quelqu’un qui a eu l’occasion d’observer ces choses d’assez près pour savoir ce qu’il en est réellement.

Ce sens profond de l’« Amour », en connexion avec les doctrines des Ordres de chevalerie, pourrait résulter notamment du rapprochement des indications suivantes : d’abord, la parole de saint Jean, « Dieu est Amour » ; ensuite, le cri de guerre des Templiers, « Vive Dieu Saint Amour » ; enfin, le dernier vers de la Divine Comédie, « L’Amor che muove il Sole e l’altre stelle » (76).
Un autre point intéressant, à cet égard, c’est le rapport établi entre l’« Amour » et la « Mort » dans le symbolisme des « Fidèles d’Amour » ; ce rapport est double, parce que le mot « Mort » lui-même a un double sens. D’une part, il y a un rapprochement et comme une association de l’« Amour » et de la « Mort » (p. 159), celle-ci devant alors être entendue comme la « mort initiatique », et ce rapprochement semble s’être continué dans le courant d’où sont sorties, à la fin du moyen âge, les figurations de la « danse macabre » (77) ; d’autre part, il y a aussi une antithèse établie à un autre point de vue entre l’« Amour » et la « Mort » (p. 166), antithèse qui peut s’expliquer en partie par la constitution même des deux mots : la racine mor leur est commune, et, dans a-mor, elle est précédée d’a privatif, comme dans le sanscrit a-mara, a-mrita, de sorte qu’« Amour » peut s’interpréter ainsi comme une sorte d’équivalent hiéroglyphique d’« immortalité ».

Les « morts » peuvent en ce sens, d’une façon générale, être regardés comme désignant les profanes, tandis que les « vivants », ou ceux qui ont atteint l’« immortalité », sont les initiés ; c’est ici le lieu de rappeler l’expression de « Terre des Vivants », synonyme de « Terre Sainte » ou « Terre des Saints », « Terre Pure », etc. ; et l’opposition que nous venons d’indiquer équivaut sous ce rapport à celle de l’Enfer, qui est le monde profane, et des Cieux, qui sont les degrés de la hiérarchie initiatique.

Quant à la « vraie foi » dont il a été parlé tout à l’heure, c’est elle qui est désignée comme la Fede Santa, expression qui, comme le mot Amore, s’applique en même temps à l’organisation initiatique ellemême. Cette Fede Santa, dont Dante était Kadosch, c’est la foi des Fedeli d’Amore ; et c’est aussi la Fede dei Santi, c’est-à-dire l’Emounah des Kadosch, ainsi que nous l’avons expliqué dans l’Ésotérisme de Dante.

76 À propos des Ordres de chevalerie, disons que l’« Église Johannite » désigne la réunion de tous ceux qui, à un titre quelconque, se rattachaient à ce qu’on a appelé au moyen âge le « Royaume du Prêtre Jean », auquel nous avons fait allusion dans notre étude sur Le Roi du Monde.
77 Nous avons vu, dans un ancien cimetière du XVe siècle des chapiteaux dans les sculptures desquels sont curieusement réunis les attributs de l’Amour et de la Mort.


Cette désignation des initiés comme les « Saints », dont Kadosch est l’équivalent hébraïque, se comprend parfaitement par la signification des « Cieux » telle que nous venons de l’indiquer, puisque les Cieux sont en effet décrits comme la demeure des Saints ; elle doit être rapprochée de beaucoup d’autres dénominations analogues, comme celles de Purs, Parfaits, Cathares, Soufis, Ikhwan-es-Safa, etc., qui toutes ont été prises dans le même sens ; et elle permet de comprendre ce qu’est véritablement la « Terre Sainte » (78 ).

Ceci nous amène à signaler un autre point, auquel M. Valli ne fait qu’une trop brève allusion (pp. 323-324) : c’est la signification secrète des pèlerinages, se rapportant aux pérégrinations des initiés, dont les itinéraires, d’ailleurs, coïncidaient en effet le plus souvent avec ceux des pèlerins ordinaires, avec qui ils se confondaient ainsi en apparence, ce qui leur permettait de mieux dissimuler les vraies raisons de ces voyages. Du reste, la situation même des lieux de pèlerinage, comme celle des sanctuaires de l’antiquité, a une valeur ésotérique dont il y a lieu de tenir compte à cet égard (79) ; ceci est en relation directe avec ce que nous avons appelé la « géographie sacrée », et doit d’autre part être rapproché de ce que nous écrivions à propos des Compagnons et des Bohémiens (80) ; peut-être reviendrons-nous là-dessus en une autre occasion.

La question de la « Terre Sainte » pourrait aussi donner la clef des rapports de Dante et des « Fidèles d’Amour » avec les Templiers ; c’est là encore un sujet qui n’est que très incomplètement traité dans le livre de M. Valli. Celui-ci considère bien ces rapports avec les Templiers (pp. 423-426), ainsi qu’avec les alchimistes (p. 248), comme d’une incontestable réalité, et il indique quelques rapprochements intéressants, comme, par exemple, celui des neuf années de probation des Templiers avec l’âge symbolique de neuf ans dans la Vita Nuova (p. 274) ; mais il y aurait eu bien d’autres choses à dire.

78 Il n’est peut-être pas sans intérêt de remarquer en outre que les initiales F. S. peuvent aussi se lire Fides Sapientia, traduction exacte de la Pistis Sophia gnostique.
79 M. Grillot de Givry a donné sur ce sujet une étude intitulée : Les Foyers du mysticisme populaire, dans le Voile d’Isis d’avril 1920.
80 Cf. Le Voile d’Isis, octobre 1926.


Ainsi, à propos de la résidence centrale des Templiers fixée à Chypre (pp. 261 et 425), il serait curieux d’étudier la signification du nom de cette île, ses rapports avec Vénus et le « troisième ciel », le symbolisme du cuivre qui en a tiré son nom, toutes choses que nous ne pouvons, pour le moment, que signaler sans nous y arrêter.

De même, à propos de l’obligation imposée aux « Fidèles d’Amour » d’employer dans leurs écrits la forme poétique (p. 155), il y aurait lieu de se demander pourquoi la poésie était appelée par les anciens la « langue des Dieux », pourquoi vates en latin était à la fois le poète et le devin ou le prophète (les oracles étaient d’ailleurs rendus en vers), pourquoi les vers étaient appelés carmina (charmes, incantations, mot identique au sanscrit karma entendu au sens technique d’« acte rituel ») (81), et aussi pourquoi il est dit de Salomon et d’autres sages, notamment dans la tradition musulmane, qu’ils comprenaient la « langue des oiseaux », ce qui, si étrange que cela puisse sembler, n’est qu’un autre nom de la « langue des Dieux » (82).

Avant de terminer ces remarques, il nous faut encore dire quelques mots de l’interprétation de la Divine Comédie que M. Valli a développée dans d’autres ouvrages et qu’il résume simplement dans celui-ci : les symétries de la Croix et de l’Aigle (pp. 382-384), sur lesquelles elle est basée entièrement, rendent certainement compte d’une partie du sens du poème (d’ailleurs conforme à la conclusion du De Monarchia) (83) ; mais il y a dans celui-ci bien d’autres choses qui ne peuvent trouver par là leur explication complète, ne serait-ce que l’emploi des nombres symboliques ; l’auteur semble y voir à tort une clef unique, suffisante pour résoudre toutes les difficultés.

81 Rita, en sanscrit, est ce qui est conforme à l’ordre, sens que l’adverbe rite a gardé en latin ; l’ordre cosmique est ici représenté par la loi du rythme.
82 La même chose se trouve aussi dans les légendes germaniques.
83 Cf. Autorité spirituelle et pouvoir temporel, chap. VIII.


D’autre part, l’usage de ces « connexions structurales » (p. 388) lui paraît être personnel à Dante, alors qu’il y a au contraire dans cette « architecture » symbolique quelque chose d’essentiellement traditionnel, qui, pour ne pas avoir fait partie peut-être des modes d’expression habituels aux « Fidèles d’Amour » proprement dits, n’en existait pas moins dans des organisations plus ou moins étroitement apparentées à la leur, et se reliait à l’art même des constructeurs (84) ; il semble pourtant y avoir une intuition de ces rapports dans l’indication de l’aide que pourrait apporter aux recherches dont il s’agit « l’étude du symbolisme dans les arts figuratifs » (p. 406). Il faudrait d’ailleurs, là comme pour tout le reste, laisser de côté toute préoccupation « esthétique » (p. 389), et on pourrait alors découvrir bien d’autres points de comparaison, parfois fort inattendus (85).

Si nous nous sommes étendu si longuement sur le livre de M. Valli, c’est qu’il est de ceux qui méritent vraiment de retenir l’attention, et, si nous en avons surtout signalé les lacunes, c’est que nous pouvions ainsi indiquer, pour lui-même ou pour d’autres, de nouvelles voies de recherches, susceptibles de compléter heureusement les résultats déjà acquis.
Il semble que le temps soit venu où le vrai sens de l’œuvre de Dante se découvrira enfin ; si les interprétations de Rossetti et d’Aroux ne furent pas prises au sérieux à leur époque, ce n’est peut-être pas parce que les esprits y étaient moins bien préparés qu’aujourd’hui, mais plutôt parce qu’il était prévu que le secret devait être gardé pendant six siècles (le Naros chaldéen) ; M. Valli parle souvent de ces six siècles pendant lesquels Dante n’a pas été compris, mais évidemment sans y voir aucune signification particulière, et cela prouve encore la nécessité, pour les études de ce genre, d’une connaissance des « lois cycliques », si complètement oubliées de l’Occident moderne.

84 Nous rappellerons l’expression maçonnique de « morceau d’architecture » ; elle s’applique, au sens le plus vrai, à l’œuvre de Dante.
85 Nous pensons notamment à certaines des considérations contenues dans le très curieux livre de M. Pierre Piobb sur Le Secret de Nostradamus, Paris, 1927.



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Message par Ligeia Dim 19 Juil - 10:34

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Chapitre V : Le langage secret de Dante et des "Fidéles d'Amour"


Partie II


Nous avons consacré le précédent chapitre à l’important ouvrage publié en 1928, sous ce titre, par M. Luigi Valli ; en 1931 nous apprîmes la mort soudaine et prématurée de l’auteur dont nous espérions d’autres études non moins dignes d’intérêt ; puis nous parvint un second volume portant le même titre que le premier, et contenant, avec les réponses aux objections qui avaient été faites à la thèse soutenue dans celui-ci, un certain nombre de notes complémentaires (86).

86 Il Linguaggio segreto di Dante e dei « Fedeli d’Amore », vol. II (Discussione e note aggiunte) ; Roma, Biblioteca di Filosofia e Scienza, Casa editrice « Optima ».

Les objections, qui témoignent d’une incompréhension dont nous n’avons pas lieu d’être surpris, peuvent, comme il était d’ailleurs facile de le prévoir, se ramener presque toutes à deux catégories : les unes émanent de « critiques littéraires » imbus de tous les préjugés scolaires et universitaires, les autres de milieux catholiques où l’on ne veut pas admettre que Dante ait appartenu à une organisation initiatique ; toutes s’accordent en somme, quoique pour des raisons différentes, à nier l’existence de l’ésotérisme là même où il apparaît avec la plus éclatante évidence. L’auteur semble attacher une plus grande importance aux premières, qu’il discute beaucoup plus longuement que les secondes ; nous aurions été tenté, pour notre part, de faire exactement le contraire, voyant dans ces dernières un symptôme bien plus grave encore de la déformation de la mentalité moderne ; mais cette différence de perspective s’explique par le point de vue spécial auquel M. Valli a voulu se placer, et qui est uniquement celui d’un « chercheur » et d’un historien.

De ce point de vue trop extérieur résultent un certain nombre de lacunes et d’inexactitudes de langage que nous avons déjà signalées dans le chapitre précédent ; M. Valli reconnaît, précisément à propos de celui-ci, qu’« il n’a jamais eu de contact avec des traditions initiatiques d’aucun genre », et que « sa formation mentale est nettement critique » ; il n’en est que plus remarquable qu’il soit arrivé à des conclusions aussi éloignées de celles de la « critique » ordinaire, et qui sont même assez étonnantes de la part de quelqu’un qui affirme sa volonté d’être « un homme du XXe siècle ». Il n’en est pas moins regrettable qu’il se refuse de parti pris à comprendre la notion de l’orthodoxie traditionnelle, qu’il persiste à appliquer le terme déplaisant de « sectes » à des organisations de caractère initiatique et non religieux, et qu’il nie avoir commis une confusion entre « mystique » et « initiatique », alors que précisément il la répète encore tout au long de ce second volume ; mais ces défauts ne doivent point nous empêcher de reconnaître le grand mérite qu’il y a, pour le « profane » qu’il veut être et demeurer, à avoir aperçu une bonne partie de la vérité en dépit de tous les obstacles que son éducation devait naturellement y apporter, et à l’avoir dite sans crainte des contradictions qu’il devait s’attirer de la part de tous ceux qui ont quelque intérêt à ce qu’elle reste ignorée.

Nous noterons seulement deux ou trois exemples typiques de l’incompréhension des « critiques » universitaires : certains ont été jusqu’à prétendre qu’une poésie qui est belle ne peut être symbolique ; il leur paraît qu’une œuvre d’art ne peut être admirée que si elle ne signifie rien, et que l’existence d’un sens profond en détruit la valeur artistique ! C’est bien là, exprimée aussi nettement que possible, [58] cette conception « profane » que nous avons signalée dernièrement en plusieurs occasions, à propos de l’art en général et de la poésie en particulier, comme une dégénérescence toute moderne et comme contraire au caractère que les arts aussi bien que les sciences avaient à l’origine et qu’ils ont toujours eu dans toute civilisation traditionnelle. Notons à ce propos une formule assez intéressante citée par M. Valli : dans tout l’art médiéval, par opposition à l’art moderne, « il s’agit de l’incarnation d’une idée, non de l’idéalisation d’une réalité » ; nous dirions d’une réalité d’ordre sensible, car l’idée est aussi une réalité, et même d’un degré supérieur ; cette « incarnation de l’idée » dans une forme, ce n’est pas autre chose que le symbolisme même.

D’autres ont émis une objection vraiment comique : il serait « vil », prétendent-ils, d’écrire en « jargon », c’est-à-dire en langage conventionnel : ils ne voient évidemment là qu’une sorte de lâcheté et de dissimulation. À vrai dire, peut-être M. Valli lui-même a-t-il insisté trop exclusivement, comme nous l’avions déjà noté, sur la volonté qu’avaient les « Fidèles d’Amour » de se cacher pour des motifs de prudence ; il n’est pas contestable que cela ait existé en effet, et c’était une nécessité qui leur était imposée par les circonstances ; mais ce n’est là que la moindre et la plus extérieure des raisons qui justifient l’emploi qu’ils ont fait d’un langage qui n’était pas seulement conventionnel, mais aussi et même avant tout symbolique. On trouverait des exemples analogues dans de tout autres circonstances, où il n’y aurait eu aucun danger à parler clairement si la chose avait été possible ; on peut dire que, même alors, il y avait avantage à écarter ceux qui n’étaient pas « qualifiés », ce qui relève déjà d’une autre préoccupation que la simple prudence ; mais ce qu’il faut dire surtout, c’est que les vérités d’un certain ordre, par leur nature même, ne peuvent s’exprimer que symboliquement.

Enfin, il en est qui ont trouvé invraisemblable l’existence de la poésie symbolique chez les « Fidèles d’Amour », parce qu’elle constituerait un « cas unique », alors que M. Valli s’était attaché à montrer que, précisément à la même époque, la même chose existait aussi en Orient, et notamment dans la poésie persane. On pourrait même ajouter que ce symbolisme de l’amour a parfois été employé également dans l’Inde ; et, pour s’en tenir au monde musulman, il est assez singulier qu’on parle toujours presque uniquement à cet égard de la poésie persane, alors qu’on peut facilement trouver des exemples similaires dans la poésie arabe, d’un caractère non moins ésotérique, par exemple chez Omar ibn El-Fârid. Ajoutons que bien d’autres « voiles » ont été employés également dans les expressions poétiques du Soufisme, y compris celui du scepticisme, dont on peut citer comme exemples Omar El-Khayyam et Abul-Alâ El-Maarri ; pour ce dernier surtout, bien peu nombreux sont ceux qui savent qu’il était en réalité un initié de haut rang ; et, fait que nous n’avons vu signalé nulle part jusqu’ici, il y a ceci de particulièrement curieux, pour le sujet qui nous occupe présentement, que sa Risâlatul-Ghufrân pourrait être regardée comme une des principales « sources » islamiques de la Divine Comédie.

Quant à l’obligation imposée à tous les membres d’une organisation initiatique d’écrire en vers, elle s’accordait parfaitement avec le caractère de « langue sacrée » qu’avait la poésie ; comme le dit très justement M. Valli, il s’agissait de tout autre chose que de « faire de la littérature », but qui n’a jamais été celui de Dante et de ses contemporains, lesquels, ajoute-t-il ironiquement, « avaient le tort de n’avoir pas lu les livres de la critique moderne ». À une époque très récente encore, dans certaines confréries ésotériques musulmanes, chacun devait tous les ans, à l’occasion du mûlid du Sheikh, composer un poème dans lequel il s’efforçait, fût-ce au détriment de la perfection de la forme, d’enfermer un sens doctrinal plus ou moins profond.

Pour ce qui est des remarques nouvelles faites par M. Valli et qui ouvrent la voie à d’autres recherches, l’une d’elles concerne les rapports de Joachim de Flore avec les « Fidèles d’Amour » : Fiore est un des symboles les plus usités dans la poésie de ceux-ci, comme synonyme de Rosa ; et, sous ce titre de Fiore, une adaptation italienne du Roman de la Rose a été écrite par un Florentin nommé Durante, qui est presque certainement Dante lui-même (87). D’autre part, la dénomination du couvent de San Giovanni in Fiore, d’où Giocchino di Fiore prit son nom, n’apparaît nulle part avant lui ; est-ce lui-même qui la lui donna, et pourquoi choisit-il ce nom ?

87 Dante n’est en effet qu’une contraction de Durante, qui était son véritable nom.

Chose remarquable, Joachim de Flore parle dans ses œuvres d’une « veuve » symbolique, tout comme Francesco da Barberino et Boccace, qui appartenaient l’un et l’autre aux « Fidèles d’Amour » ; et nous ajouterons que, de nos jours encore, cette « veuve » est bien connue dans le symbolisme maçonnique. À ce propos, il est fâcheux que des préoccupations politiques semblent avoir empêché M. Valli de faire certains rapprochements pourtant très frappants ; il a raison, sans doute, de dire que les organisations initiatiques dont il s’agit ne sont pas la Maçonnerie, mais, entre celle-ci et celles-là, le lien n’en est pas moins certain ; et n’est-il pas curieux, par exemple, que le « vent » ait, dans le langage des « Fidèles d’Amour », exactement le même sens que la « pluie » dans celui de la Maçonnerie ?

Un autre point important est celui qui concerne les rapports des « Fidèles d’Amour » avec les alchimistes : un symbole particulièrement significatif à cet égard se trouve dans les Documenti d’Amore de Francesco da Barberino. Il s’agit d’une figure dans laquelle douze personnages disposés symétriquement, et qui forment six couples représentant autant de degrés initiatiques, aboutissent à un personnage unique placé au centre ; ce dernier, qui porte dans ses mains la rose symbolique, a deux têtes, l’une masculine et l’autre féminine, et est manifestement identique au Rebis hermétique. La seule différence notable avec les figures qui se rencontrent dans les traités alchimiques est que, dans celles-ci, c’est le côté droit qui est masculin et le côté gauche féminin, tandis qu’ici nous trouvons la disposition inverse ; cette particularité semble avoir échappé à M. Valli, qui pourtant en donne lui-même l’explication, sans paraître s’en apercevoir, lorsqu’il dit que « l’homme avec son intellect passif est réuni à l’Intelligence active, représentée par la femme », alors que généralement c’est le masculin qui symbolise l’élément actif et le féminin l’élément passif.

Ce qui est le plus remarquable, c’est que cette sorte de renversement du rapport habituel se trouve également dans le symbolisme employé par le tantrisme hindou ; et le rapprochement s’impose plus fortement encore lorsque nous voyons Cecco d’Ascoli dire : « onde io son ella », exactement comme les Shâktas, au lieu de So’ham, « Je suis Lui » (le Ana Hoa de l’ésotérisme islamique), disent Sâ’ham, « Je suis Elle ».
D’autre part, M. Valli remarque que, à côté du Rebis figuré dans le Rosarium Philosophorum, on voit une sorte d’arbre portant six couples de visages disposés symétriquement de  chaque côté de la tige et un visage unique au sommet, qu’il identifie avec les personnages de la figure de Francesco da Barberino ; il semble bien s’agir effectivement, dans les deux cas, d’une hiérarchie initiatique en sept degrés, le dernier degré étant essentiellement caractérisé par la reconstitution de l’Androgyne hermétique, c’est-à-dire en somme la restauration de l’« état primordial » ; et ceci s’accorde avec ce que nous avons eu l’occasion de dire sur la signification du terme de « Rose-Croix », comme désignant la perfection de l’état humain. À propos de l’initiation en sept degrés, nous avons parlé, dans notre étude sur L’Ésotérisme de Dante, de l’échelle à sept échelons ; il est vrai que ceux-ci, généralement, sont plutôt mis en correspondance avec les sept cieux planétaires, qui se réfèrent à des états supra-humains ; mais, par raison d’analogie, il doit y avoir, dans un même système initiatique, une similitude de répartition hiérarchique entre les « petits mystères » et les « grands mystères ».
D’autre part, l’être réintégré au centre de l’état humain est par là même prêt à s’élever aux états supérieurs, et il domine déjà les conditions de l’existence dans ce monde dont il est devenu maître ; c’est pourquoi le Rebis du Rosarium Philosophorum a sous ses pieds la lune, et celui de Basile Valentin le dragon ; cette signification a été complètement méconnue par M. Valli, qui n’a vu là que des symboles de la doctrine corrompue ou de « l’erreur qui opprime le monde », alors que, en réalité, la lune représente le domaine des formes (le symbolisme est le même que celui de la « marche sur les eaux »), et le dragon est ici la figure du monde élémentaire.

M. Valli, tout en n’ayant aucun doute sur les rapports de Dante avec les Templiers, dont il existe des indices multiples, soulève une discussion au sujet de la médaille du musée de Vienne, dont nous avons parlé dans L’Ésotérisme de Dante ; il a voulu voir cette médaille, et il a constaté que ses deux faces avaient été réunies postérieurement et avaient dû appartenir tout d’abord à deux médailles différentes ; il reconnaît d’ailleurs que cette étrange opération n’a pas dû être faite sans quelque raison. Quant aux initiales F.S.K.I.P.F.T. qui figurent au revers, elles sont pour lui celles des sept vertus : Fides, Spes, Karitas, Justitia, Prudentia, Fortitudo, Temperantia, bien qu’il y ait une anomalie dans le fait qu’elles sont disposées en deux lignes par quatre et trois, au lieu de l’être par trois et quatre comme le voudrait la distinction des trois vertus théologales et des quatre vertus cardinales ; comme elles sont d’ailleurs jointes à des rameaux de laurier et d’olivier, « qui sont proprement les deux plantes sacrées des initiés », il admet que cette interprétation n’exclut pas forcément l’existence d’une autre signification plus cachée ; et nous ajouterons que l’orthographe anormale Karitas, au lieu de Charitas, pourrait bien avoir été nécessitée précisément par ce double sens. Du reste, nous avions signalé par ailleurs, dans la même étude, le rôle initiatique donné aux trois vertus théologales, et qui a été conservé dans le 18e degré de la Maçonnerie écossaise (88 ) ; en outre, le septénaire des vertus est formé d’un ternaire supérieur et d’un quaternaire inférieur, ce qui indique suffisamment qu’il est constitué selon des principes ésotériques ; et enfin il peut, tout aussi bien que celui des « arts libéraux » (divisé, lui aussi, en trivium et quadrivium), correspondre aux sept échelons auxquels nous faisions allusion tout à l’heure, d’autant plus que, en fait, la « Foi » (la Fede Santa) figure toujours au plus haut échelon de l’« échelle mystérieuse » des Kadosch ; tout cela forme donc un ensemble beaucoup plus cohérent que ne peuvent le croire les observateurs superficiels.

D’un autre côté, M. Valli a découvert, au même musée de Vienne, la médaille originale de Dante, et le revers de celle-ci présente encore une figure fort étrange et énigmatique : un cœur placé au centre d’un système de cercles qui a l’apparence d’une sphère céleste, mais qui n’en est pas une en réalité, et que n’accompagne aucune inscription (89).

88 Dans le 17e degré, celui de « Chevalier d’Orient et d’Occident », on trouve aussi une devise formée de sept initiales, qui sont celles d’un septénaire d’attributs divins dont l’énumération est tirée d’un passage de l’Apocalypse.
89 Ce cœur ainsi placé nous rappelle la figure, non moins remarquable et mystérieuse, du cœur de Saint-Denis d’Orques, représenté au centre des cercles planétaire et zodiacal, figure qui fut étudiée par M. L. Charbonneau-Lassay dans la revue Regnabit.


Il y a trois cercles méridiens et quatre cercles parallèles, que M. Valli rapporte encore respectivement aux trois vertus théologales et aux quatre vertus cardinales ; ce qui nous donnerait à penser que cette interprétation doit être exacte, c’est surtout la justesse de l’application qui est faite, dans cette disposition, du sens vertical et du sens horizontal aux rapports de la vie contemplative et de la vie active, ou de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel régissant l’une et l’autre, auxquels correspondent ces deux groupes de vertus, qu’un cercle oblique, complétant la figure (et formant avec les autres le nombre 8 qui est celui de l’équilibre), relie en une parfaite harmonie sous l’irradiation de la « doctrine d’amour » (90).

Une dernière note concerne le nom secret que les « Fidèles d’Amour » donnaient à Dieu : Francesco da Barberino, dans son Tractatus Amoris, s’est fait représenter dans une attitude d’adoration devant la lettre I ; et, dans la Divine Comédie, Adam dit que le premier nom de Dieu fut I (91), le nom qui vint ensuite étant El. Cette lettre I, que Dante appelle la « neuvième figure » suivant son rang dans l’alphabet latin (et l’on sait quelle importance symbolique avait pour lui le nombre 4), n’est évidemment autre que le iod, bien que celui-ci soit la dixième lettre dans l’alphabet hébraïque ; et, en fait, le iod, outre qu’il est la première lettre du Tétragramme, constitue un nom divin par lui-même, soit isolé, soit répété trois fois (92).
C’est ce même iod qui, dans la Maçonnerie, est devenu la lettre G, par assimilation avec God (car c’est en Angleterre que s’opéra cette transformation) ; ceci sans préjudice des autres significations multiples qui sont venues secondairement se concentrer dans cette même lettre G, et qu’il n’est pas dans notre propos d’examiner ici.

Il est à souhaiter vivement, tout en déplorant la disparition de M. Luigi Valli, qu’il trouve des continuateurs dans ce champ de recherches aussi vaste que peu exploré jusqu’ici ; et il semble bien qu’il doive en être ainsi, puisque, lui-même nous apprend qu’il a déjà été suivi par M. Gaetano Scarlata, qui a consacré un ouvrage (93) à l’étude spéciale du traité De vulgari eloquentia de Dante, livre « plein de mystères » aussi, comme Rossetti et Aroux l’avaient bien vu, et qui, tandis qu’il semble parler simplement de l’idiome italien, se rapporte en réalité à la langue secrète, suivant un procédé également en usage dans l’ésotérisme islamique, où, comme nous l’avons signalé en une autre occasion, une œuvre initiatique peut revêtir les apparences d’un simple traité de grammaire.

90 On pourra, à ce propos, se reporter à ce que nous avons dit au sujet du traité De Monarchia de Dante dans Autorité spirituelle et pouvoir temporel.
91 Paradis, XXVI, 133.
92 Est-ce par une simple coïncidence que le cœur de Saint Denis d’Orques, dont nous venons de parler, porte une blessure (ou ce qui paraît tel) en forme de iod ? Et n’y aurait-il pas quelques raisons de supposer que les anciennes figurations du « Sacré-Cœur » antérieures à son adoption « officielle » par l’Église, ont pu avoir certains rapports avec la doctrine des « Fidèles d’Amour » ou de leurs continuateurs ?
93 Le origini della letteratura italiana nel pensioro di Dante, Palermo 1930.


On fera sans doute encore bien d’autres découvertes dans le même ordre d’idées ; et, même si ceux qui se consacrent à ces recherches n’y apportent personnellement qu’une mentalité « profane » (à la condition qu’elle soit pourtant impartiale) et n’y voient que l’objet d’une sorte de curiosité historique, les résultats obtenus n’en seront pas moins susceptibles en eux-mêmes, et pour ceux qui sauront en comprendre toute la portée réelle, de contribuer efficacement à une restauration de l’esprit traditionnelle : ces travaux ne se rattachent-ils pas, fut-ce inconsciemment et involontairement, à la « recherche de la Parole perdue », qui est la même chose que la « queste du Graal » ?


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