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Correspondance : De René Guénon avec le Dr Duby [Dr Fabre]

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Message par Ligeia Mar 19 Mai - 19:37

Je reproduis une partie de cette correspondance en espérant que, comme pour moi, elle vous apportera des éclaircissements sur certains points obscurs de la Tradition. Wink


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Le Caire, 3 décembre 1932


    Monsieur,

     Je m’excuse d’être quelque peu en retard pour répondre à votre lettre ; ma correspondance est toujours extrêmement chargée. Puisque vous avez pris soin de numéroter vos questions, je pense n’avoir qu’à les reprendre dans le même ordre pour y répondre.

    1° – Je n’ai pas encore eu l’occasion de développer la théorie de l’Apûrva ; c’est une des nombreuses choses que j’ai toujours l’intention de faire, mais aurais-je jamais le temps de les réaliser ?

    2° – Je pense qu’il y aurait bien des distinctions à faire dans ce qu’on appelle « folie », mais, en tout cas, il s’agit toujours d’un déséquilibre et d’un défaut de cohésion entre les divers éléments constitutifs de l’individualité ; ce n’est pas l’être intérieur qui est atteint, se sont ses moyens de manifestation qui sont altérés plus ou moins gravement.

    Il n’est pas vraisemblable que Shakespeare ait eu une connaissance quelconque des doctrines hindoues, mais il a certainement connu (lui ou ceux à qui il a servi de porte-parole) les doctrines similaires ou équivalentes qui ont existé en occident au moyen âge, quoique d’une façon toujours assez cachée et dont il subsistait encore bien des vestiges à son époque. Il y a chez lui beaucoup d’indices d’une telle connaissance, autres que ceux que vous citez ; en réalité, il ne s’agit d’ailleurs nullement là de « visions », mais de sciences très positives.

    3° – Il est bien entendu que l’homme ordinaire ne peut pas être pleinement conscient dans tous les états, ou, si vous préférez, y transporter à volonté le centre de sa conscience ; mais, d’un autre côté, il ne faut pas oublier qu’il s’agit là d’état de l’être réel et non pas d’états physiologiques ni même psychologiques. Je ne sais pas ce que c’est que le sommeil profond physiologique, je comprendrais mieux qu’on parle des manifestations physiologiques correspondant au sommeil profond ; et, s’il y a alors une apparence d’inconscience, n’est-ce pas tout simplement parce que l’être s’est retiré à une profondeur telle que la communication avec la modalité corporelle est réduite à presque rien ?

    4° – Je ne saisis pas bien le « défaut de concordance » que vous croyez voir en ce qui concerne l’évolution posthume ; il me semble qu’ici vous cherchez trop à simplifier, en supprimant les étapes intermédiaires qui correspondent aux multiples modalités de l’état subtil.

    5° – Pour la question concernant la procréation, il faut remarquer ceci : d’abord, au point de vue du Principe, le monde de la manifestation tout entier est rigoureusement nul, et ainsi la chose est sans importance ; ensuite, au point de vue de la manifestation, celle-ci, dès lors qu’elle est une possibilité, a sa raison d’être et sa place dans la Totalité, et ainsi sa suppression ne peut pas même être envisagée. D’autre part, l’être qui naît n’est pas un être qui commence à exister (ce qui n’aurait pas de sens) c’est un être qui entre dans un certain état de manifestation par lequel il doit passer aussi bien que par une indéfinité d’autres ; il se peut même que cet état se trouve être précisément celui qui lui servira de point d’appui, ou mieux de « base » pour atteindre la Délivrance.

    6° – Il me semble qu’il y a une équivoque sur les termes « conscience », « connaissance », etc. ; ils doivent tous être transposés analogiquement pour s’appliquer à l’état suprême, et ainsi ce qu’ils désignent n’a plus aucune commune mesure avec les modalités limitées qui, en ce qui concerne les états conditionnés, sont désignés par les même mots pour exprimer une certaine correspondance, qui ne saurait en aucune façon être regardée comme une identité, ni même comme une similitude ; cette question de l’application du sens analogique est extrêmement importante.

    7° – Les siddhis ou pouvoirs du Yogî ne sont bien, comme je l’ai dit, que des conséquences secondaires de son état et qui n’ont pas d’intérêt par eux-mêmes ; ceux qui recherchent de telles choses peuvent être certains de ne jamais atteindre le but qui seul compte. D’autre part, pourquoi vouloir que le jîvan-mukta ait un aspect spécial et un genre de vie particulier ? Étant au-delà des formes, il peut revêtir une apparence formelle quelconque ; étant parvenu au but, il n’a plus aucune règle à suivre, car toute règle n’est qu’un simple moyen, et « il est à lui-même sa propre loi ». On dit que Râmakrishna avait atteint l’état de Parama hamsâ, c’est-à-dire un état spirituel élevé mais encore conditionnel ; il n’avait donc pas réalisé l’Identité suprême qui est obtenue une fois pour toute et dont l’être ne sort pas, quelles que soient les apparences. Il est d’ailleurs très difficile de savoir exactement ce qu’il en est de ce cas de Râmakrishna, tout ce qui le concerne ayant été dénaturé par ses disciples, surtout par Vivékânanda. Quant à Romain Roland, mieux vaut n’en rien dire ; sa sympathie pour l’Orient est sans doute réelle, mais ne procède que d’une sentimentalité niaise et s’adresse à un Orient qui n’a guère de ressemblance avec la réalité ; il ne comprend rien à ces choses et ferait beaucoup mieux de ne pas se mêler d’en parler.

    Je reviens à la suite de votre question : le Suprême Brahma contient la totalité des états, et il n’est aucunement affecté par la manifestation de certains de ces états, le fini ne pouvant pas affecter l’Infini, au regard duquel il est nul ; il n’y a donc là aucune difficulté.

    8° – La question concernant l’intuition intellectuelle ne se pose pas pour nous, car nous ne nous soucions pas de « critique de la connaissance » ; la philosophie profane n’a pas qualité pour s’occuper de ce dont il s’agit ; d’ailleurs, quand je vois le soleil, tous les raisonnements des philosophes ne réussiront pas à me prouver que je ne le vois pas, et c’est la même chose pour l’intuition intellectuelle (qui n’est pas une opération spéciale, mais une connaissance immédiate par identification du connaissant et du connu).

    9° – Voir la réponse à la 7° question : d’ailleurs, comment quelque chose (fût-ce la manifestation) pourrait-il être en dehors de la totalité absolue ? On ne peut pas dire que la Délivrance soit une « impossibilité » de manifestation, puisqu’elle totalise au contraire toutes les possibilités ; elle ne supprime que les limitations parce que celles-ci sont quelque chose de purement négatif.

    10° – La doctrine n’ignore ni l’affectivité ni aucune autre chose de cette sorte, mais elle les mets à leur place relative ; et, si ces choses peuvent dans certains cas être utilisées à titre de moyens préliminaires (c’est là une question de « nature individuelle ») cela ne peut jamais mener bien loin.

    11° – Pour votre dernière question, à laquelle il n’est pas possible de répondre en quelques lignes (d’autant plus qu’il faut d’abord la poser nettement en la débarrassant de toute « littérature »), je ne puis que vous renvoyer à mon dernier ouvrage « Les États multiples de l’Être », je dois d’ailleurs vous avertir qu’il n’est guère possible de le comprendre sans avoir lu d’abord « Le Symbolisme de la Croix » auquel il fait suite directement ; c’est la continuation de la série commencée par « L’Homme et son devenir ».

    Je reconnais qu’une anthologie des Écritures sacrées ne serait pas inutile, mais je n’ai aucun goût ni aptitude pour une besogne de traducteur, et je dois dire franchement que j’ai autre chose à faire ; je ne puis que souhaiter qu’il se rencontre quelqu’un qui puisse faire convenablement ce travail.

    J’ai fait venir le numéro de l’« information » que vous me signaliez car, naturellement, je ne vois pas ici de journaux français et n’ai aucun moyen de les voir, n’ayant pas la moindre relation avec les Européens. J’avoue que l’article en question ne m’a pas paru très clair, surtout dans ses conclusions ; en tout cas, le Japon, quelles que soient ses ambitions, n’est guère qualifié pour prendre la tête des peuples asiatiques, car il n’a jamais fait que copier la civilisation des autres, et sa domination ne serait pas acceptée beaucoup plus volontiers que celle des Occidentaux.

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Message par Ligeia Mar 19 Mai - 19:41

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Le Caire, 15 juillet 1933


    Monsieur,


    Voilà bien longtemps déjà que j’ai reçu votre lettre et je m’excuse de n’avoir pu y répondre plus tôt ; en effet, même en y consacrant tout mon temps, il me devient matériellement impossible de tenir à jour une correspondance qui va sans cesse en augmentant…

    Vous demandiez s’il n’y avait pas quelque inconvénient à parler en mode positif de l’« impensable » : je dirais même qu’il y en a à en parler de quelque façon que ce soit, tout langage étant forcément, à cet égard, imparfait et limitatif. Aussi, ne faut-il prendre tout ce qu’on peut dire à cet égard que comme des « façons de parler », uniquement destinées à suggérer l’inexprimable ; du point de vue absolu, le silence seul conviendrait.

    Pour voir ce qu’il en est au juste de l’« interversion » que vous relevez dans la Chhândogya Upanishad, il faudrait pouvoir se reporter au texte même que je n’ai pas ici à ma disposition. D’autre part, pour ce qui paraît prêter à une interprétation « réincarnationniste », cela est certainement imputable aux traducteurs, dont l’incompréhension matérialise le sens de certaines expressions, en réalité toutes symboliques.

    Ce n’est que du point de vue de la manifestation qu’on peut parler des états multiples d’un être, puisque, en dehors de la manifestation, l’être est au-delà de cette multiplicité. Je ne saisis pas très bien cette objection, car je ne vois pas en quoi la « conscience » peut bien intervenir là-dedans (et encore faudrait-il s’entendre sur le sens précis à donner ici au mot « conscience »). Il ne s’agit pas des apparences mais de la réalité dès lors que tels et tels états sont des manifestations d’un même être, qu’importe que cet être, en tant que situé dans ces états, en ait conscience ou non ? Cela, assurément ne change rien à ce qui est.

    Vous dites n’avoir pas trouvé de réponse au « pourquoi » du caractère douloureux de la manifestation ; il y a à cela une raison bien simple : c’est que, métaphysiquement, la question ne se pose pas. La douleur, le plaisir, etc. ne sont que de simples modifications correspondant à des possibilités comme toutes les autres, et leur cas ne mérite pas d’être envisagé d’une manière spéciale. Il serait peut-être plus intéressant de se demander le « pourquoi » de l’ignorance, car cela est d’une portée plus universelle ; mais ce « pourquoi » au fond, ce n’est pas autre chose que la limitation ; et le mot « délivrance » signifie précisément affranchissement de toute limitation (sans qu’il soit aucunement besoin de parler ici de quelque chose d’« indésirable », car cela se rapporte aussi bien à des états où le désir n’a rien à voir).

    Pour votre question relative au symbolisme musical, on pourrait objecter la part de sentimentalité qui vient à peu près inévitablement se mêler à ce que la musique exprime ou suggère ; mais je dois dire pourtant que cette objection ne vaut que contre la musique occidentale moderne, dans laquelle il y a certainement quelque chose de « faussé ». Sans avoir la prétention d’y connaître quoi que ce soit, je dois dire qu’il m’est à peu près impossible d’y trouver un rythme vrai, tandis que celui-ci se sent immédiatement dans la musique orientale.

    La véritable musique, celle qui peut jouer valablement le rôle que vous envisagez, est en réalité purement mathématique ; cela n’est donc pas si loin du symbolisme géométrique, et ce ne sont que deux formes d’expression reposant sur une même base.

    D’ailleurs, il ne faut pas oublier que tout ce qui se rapporte au symbolisme authentique est « science exacte », au sens le plus rigoureux de cette expression, et ne laisse pas la moindre place à la « fantaisie » ou à la « rêverie » ; et il ne saurait en être autrement dès lors que le symbolisme n’est en aucune façon le produit d’une invention humaine.

    Pour les questions ayant trait à la « réalisation », il est bien évident que le jîvan-mukta n’est plus un individu, quoiqu’il en garde les apparences, puisqu’il est au-delà des limitations qui définissent l’individu comme tel ; mais son état est tout le contraire d’une « extase », car ce mot, étymologiquement, exprime l’idée de « sortie de soi », et alors il n’y a plus rien hors de « soi » ; sous cette réserve ce que vous dites du passage de Tchang-Tseu est exact. Seulement je ne vois pas comment se justifie la conséquence que vous en tirez en ce qui concerne une « absence de rapport » entre le jîvan-mukta et son enveloppe formelle ; il n’est plus affecté par celle-ci, mais il peut s’en servir, suivant la comparaison hindoue, « comme le charpentier se sert de ses outils » ; et il ne faut pas oublier que tout est contenu dans le « soi ».

    Quant à savoir s’il existe réellement des jîvan-mukti, ce n’est pas une question sur laquelle il y ait à discuter, c’est une question de fait ; quand vous voyez le soleil, les plus beaux raisonnements des philosophes ne peuvent rien contre ce fait ; ici, c’est exactement la même chose. Plus généralement, il n’y a pas à discuter sur la possibilité d’un état quelconque ; pour celui qui ne l’a pas atteint, c’est parfaitement inutile, et, pour celui qui l’a atteint, il est si évident que la question ne se pose plus.

    Mais, ce qui m’étonne, c’est que vous parliez d’ouvrages traitant de cas historiques de jîvan-mukti ; comment cela pourrait-il exister, puisqu’il s’agit de quelque chose qui échappe forcément à toute investigation « extérieure » ?

    L’auteur d’un tel ouvrage, n’étant pas lui-même un jîvan-mukta, pourrait toujours se tromper, si bien que cela ne servirait à rien ; et, en allant plus au fond des choses, je dois ajouter que le véritable jîvan-mukta est toujours inconnu quant à ses « pouvoirs », tout ce qu’on peut dire, c’est que, ayant réalisé la « totalité », il a par là même, et « par surcroît », tout ce qui appartient à tous les états ; cette seule considération rend superflue d’entrer dans des détails quelconques à cet égard ; et, notamment, pour ce qui est des « siddhis », je pense que, pour bien des raisons, il est préférable de ne pas s’y appesantir (surtout à cause du côté « phénoménique » qui détourne tant de gens de l’essentiel).

    Le jîvan-mukta étant essentiellement « au-delà du nom et de la forme », il est bien clair qu’il peut revêtir n’importe quelle forme, sans avoir à recourir à aucun moyen « magique » ; n’oublions pas que la magie appartient entièrement au domaine de l’illusion et ne dépasse pas les possibilités (et même les possibilités inférieures) de l’individu. À la vérité, ce n’est pas le centre qui, dans le cas que vous envisagez, doit être transporté ici ou là (vous avez parfaitement raison de le dire non localisable), mais inversement, telle ou telle chose qui est amenée à coïncider avec le centre (quoique ce ne soit là encore, bien entendu, qu’une façon de parler, mais peut-être la moins inexacte).

    La « Voie Métaphysique », la « Voie Rationnelle » et les « Enseignements secrets de la Gnose » n’ont jamais eu d’éditeur à proprement parler et sont depuis longtemps complètement introuvables ; à moins qu’on ne les rencontre dans quelque catalogue d’occasion, mais cela même n’arrive pas bien souvent.

    Si vous voulez étudier le sanscrit, je ne saurais trop vous engager à apprendre les caractères, ce qui ne demande pas un bien grand effort ; il ne peut pas y avoir de transcription qui ne soit pas « déformante », et surtout celle qu’ont inventée les orientalistes est, pour moi du moins, complètement illisible (et leurs signes spéciaux doivent être à peu près aussi difficiles à apprendre que les véritables caractères).

    Quant à la grammaire et au dictionnaire dont vous parlez, je ne puis rien vous en dire, car je ne les connais pas du tout.


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Message par Ligeia Mar 19 Mai - 19:43

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Le Caire, 19 décembre 1933

    Monsieur,

    Me voici, cette fois encore, bien en retard pour vous répondre ; la raison en est que j’ai été assez sérieusement fatigué ces temps derniers, et, cette fatigue s’étant portée surtout sur la vue, je me suis trouvé complètement incapable d’écrire pendant tout un mois ; il en est résulté une telle accumulation de correspondance et de toutes sortes d’autres choses que je ne sais plus comment arriver à remettre tout cela à jour…

    1° – Vous parlez des « êtres (illusoires) de l’Univers », les êtres ne sont pas illusoires ; ce qui est illusoire (ce qui d’ailleurs ne veut pas dire irréel), ce sont seulement les états contingents. D’autre part pour ce qui est de la continuité des états d’un être, il serait inconcevable que cette continuité n’existe pas ; là-dessus, je ne puis que vous renvoyer aux représentations géométriques exposées dans le « Symbolisme de la Croix ».

    Mais qu’importe que ces états s’ignorent entre eux (vous pouvez aussi ignorer, pour l’avoir oublié, ce qui est arrivé dans tel ou tel moment de votre existence et l’état même où vous êtes actuellement) ; ce qui importe, c’est l’être auquel appartient ces états et qui, lui, n’en ignore aucun.

    2° – La question du passage à l’unité et à la multiplicité, c’est la question même des possibilités ; je l’ai traité aussi complètement qu’il se peut dans les premiers chapitres des « États multiples de l’Être ». La Possibilité totale seule est illimitée, une pluralité d’infinis étant contradiction ; les possibilités ne peuvent donc être que limitées.

    3° – Malgré votre explication au sujet de l’emploi que vous avez fait du mot « extase », je continue à penser qu’il est impropre de toute façon : le jîvan-mukta n’est pas sorti du moi, puisque, dans son cas, il n’y a plus de moi ; évidemment on ne peut pas sortir de ce qui n’existe pas… Peut-être est-ce précisément pour cela qu’on ne peut pas parler ici « d’absence », ni d’apparence « phénoménale » spéciale. Tout cela ne peut avoir une raison d’être que dans les cas où l’être a atteint des états encore conditionnés (états qui peuvent même n’être que de simples modalités de l’état humain, ainsi qu’il en est pour les mystiques par exemple). C’est seulement quand on envisage les choses du point de vue d’un état tel que le nôtre que l’état inconditionné paraît être tout ce qu’il y a de plus éloigné ; en réalité, c’est exactement le contraire, par là même qu’il contient tout (c’est d’ailleurs pourquoi il est possible d’y parvenir à partir de n’importe quel état). Les difficultés que vous envisagez proviennent simplement, au fond, de ce qu’on en parle comme d’un état ; il n’est guère possible de faire autrement, sans doute, mais il faut bien comprendre qu’il ne se situe pas dans une série d’états ; le tout n’est pas une des parties.

    Je dois vous faire remarquer aussi que, pour la réalisation suprême, on ne peut pas parler « d’évidence purement interne », parce qu’il n’y a pas d’interne ni d’externe, toute distinction étant dépassée ; j’ajoute que, tant qu’on n’en est pas encore arrivé là, l’interne, en tout cas, vaut toujours plus que l’externe ; et, pour ce qui est du scepticisme des « occidentaux », je pense que vous conviendrez que cela est sans importance !

    Je n’arrive pas à comprendre ce que vous dites d’une « double personnalité » ; c’est là une chose qui ne peut exister pour aucun être, sous quelque état que se soit ; à plus forte raison pour celui qui est au-delà de toute dualité. Il y a sûrement là une équivoque, car vous parlez d’une personnalité « soumise à l’ignorance » ; or, la personnalité n’est jamais soumise à l’ignorance, qui ne concerne que l’individualité. Un « dédoublement de personnalité » est une chose inconcevable, puisque la personnalité est le principe unique de tous les états. D’autre part, pourquoi parler de l’« impossibilité pour le moi de subsister tel quel » dès lors qu’il n’y a pas de moi ? Mais est-il nécessaire que l’auteur croie à l’existence réelle d’un personnage pour en jouer le rôle ? Enfin, aucune possibilité, même « prise particulièrement » ne saurait être interdite à celui chez qui il y a totalisation de l’être ; et, si nous parlons à ce propos de « caprice » ou d’« arbitraire », c’est uniquement parce que le point de vue de la totalité nous échappe (l’expression même de « point de vue » devient d’ailleurs inexacte ici, bien entendu).

    4° – Quant à votre question au sujet des « pouvoirs », lorsque vous dites : « sans possibilité de phénomènes contraires à l’ordre naturel de l’Univers », si vous parlez de l’ordre total, c’est évident, puisque tout y rentre nécessairement ; seulement, je ne sais pas pourquoi on l’appellerait « naturel »…

    Mais il peut s’agir de phénomènes qui soient complètement en dehors de l’ordre habituel d’un certain état, pour qu’ils impliquent l’intervention d’autre chose (qui peut être d’ailleurs très différent suivant les cas, même si les phénomènes comme tels, c’est-à-dire les apparences, sont semblables : cas du saint et du sorcier par exemple. Mais, dès lors qu’il est question de « phénomènes », cela n’a qu’un intérêt bien relatif ; pour l’être qui est parvenu à un certain état, même encore bien éloigné de la Délivrance, l’exercice de tels « pouvoirs » est totalement indifférent ; et, s’il lui arrive de les exercer accidentellement, c’est pour des raisons d’un autre ordre ; c’est là tout ce qu’on peut dire d’une façon générale. Quant il s’agit de jîvan-mukta, je ne pense pas que ses « pouvoirs » soient distingués des attributs de Brahma (en tant que « non suprême », car le « suprême » n’a pas d’attributs, il est « nirguna ») d’une façon autre que nominale ; on en parle aussi comme on parle du jîvan-mukta lui-même et c’est exactement la même chose.

    Enfin je m’étonne que vous puissiez dire que, la totalisation étant réalisée, il n’y a plus de place pour telle ou telle chose, quelle qu’elle soit d’ailleurs ; cela est contradictoire : s’il y a vraiment totalisation, il y a place pour tout.

    Je m’excuse de ces réponses un peu sommaires, et où je ne suis pas sûr de n’avoir pas oublié quelque point ; je dispose de peu de temps, mais je ne voulais pas tarder davantage encore.

    Merci pour l’article joint à votre lettre ; il y a là justement en ce qui concerne l’emploi du mot « extase », un assez bel exemple des confusions si communes à notre époque : « extase naturiste », qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? C’est comme le mot « religion » qu’on applique aujourd’hui à n’importe quoi… Pour ce qui est d’Arniel, d’après ce que j’en connais, il ne s’agit que d’états simplement « psychologiques » ; cela ne va même pas jusqu’au mysticisme. Mais le plus beau dans cet article, c’est l’identification du nirvana au néant (parce qu’il est « suppression de la vie », comme si la « vie » était tout…) : voilà ce que comprennent les occidentaux ! On trouve malheureusement des choses de ce genre un peu partout ; et l’aptitude qu’ont tant de gens à parler de ce qu’ils ignorent est quelque chose d’invraisemblable ; c’est un signe particulièrement frappant du désordre de l’époque actuelle…


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Message par Ligeia Ven 22 Mai - 10:17

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Le Caire, 4 septembre 1934

Monsieur

Des mois se sont écoulés depuis que j’ai reçu votre lettre, et, pendant tout ce temps je me suis trouvé empêché d’y répondre par une série de circonstances indépendantes de ma volonté ; je vous prie de vouloir bien m’en excuser. Croyez bien, d’ailleurs, que vous êtes loin d’être le seul dans ce cas ; il s’est accumulé une telle quantité de correspondance en retard que j’ai peine à m’y reconnaître !

Je vais tâcher de répondre aux questions contenues dans votre lettre en suivant l’ordre indiqué.

1° – Dans le Non-Être, on ne peut envisager réellement ni multiplicité ni même unité ; c’est pourquoi on parle seulement de « non dualité ». Mais, d’autre part, il est bien évident que tout y est en principe, même la distinction des êtres ; il faut seulement remarquer que distinction, ici, ne veut pas dire séparation, cette dernière n’étant que le fait des conditions limitatives inhérentes aux états contingents.

2° – Il est bien entendu que le Non-Être n’est pas affecté par l’Être, ni à plus forte raison par la manifestation dont celui-ci est le principe. Mais l’absence de toute manifestation ne peut pas même être supposée, puisqu’elle reviendrait à supprimer les possibilités de manifestation, c’est-à-dire à les mettre en dehors de la Possibilité universelle, donc à limiter celle-ci. Analogiquement, on ne peut pas exclure un seul point de l’espace, bien que l’étendue du point soit nulle.

L’erreur n’est que la conséquence de l’ignorance, et, par conséquent, elle est forcément négative comme celle-ci ; elle ne peut jamais être positive en réalité, car rien ne peut s’opposer à la vérité, celle-ci étant infinie et identique à Brahma (Satyam Jnânam Anantam Brahma). Plus généralement, tous les attributs des êtres manifestés qui résultent seulement de leurs limitations (dues aux conditions spéciales qui définissent leurs états contingents) sont réellement négatifs, même s’ils prennent pour nous l’apparence de qualités positives. Les choses étant ainsi rectifiées, je ne vois pas qu’il y ait là la moindre difficulté, mais je crois que, en parlant de « contre vérité », vous avez confondu les vérités partielles et contingentes, auxquelles une erreur peut s’opposer en effet, avec la Vérité totale qui est seule à envisager ici.

3° – a) Vous demandez comment on sait qu’il existe en fait des hommes possédant l’état de jîvan-mukta (et je dirai même qu’il en existe toujours) ; on pourrait répondre qu’on le sait par la Tradition, mais ceci, naturellement, exigerait d’autres développements… Cependant, on peut dire aussi que, s’il n’en existait pas, le lien conscient de l’humanité terrestre avec le Principe se trouverait rompu, et qu’alors, cette humanité même cesserait d’exister.

b) Les états de l’être étant en multitude indéfinie, toute classification qui en est donnée ne peut être forcément que schématique ; ce qu’elle indique, ce sont toujours des « ensembles », si l’on peut dire, ou encore des étapes principales si l’on se place au point de vue de la « réalisation ».

c) Il y a effectivement des états où l’être peut présenter l’apparence de celui qui est plongé dans le sommeil profond ; mais le terme d’« extase », qui concerne les « états mystiques », ne convient pas ici, car il signifie « sortie de soi-même », et, s’il s’agit vraiment de réalisation métaphysique à un degré quelconque, l’être est au contraire « concentré en soi-même ».

d) Les états qui ont été réellement acquis par un être le sont une fois pour toutes, et non pas seulement momentanément ni même pour la durée de la vie terrestre (laquelle ne peut d’ailleurs aucunement affecter les états supérieurs).

4º – Les raisons pour lesquelles les êtres parvenus à certains états peuvent exercer « accidentellement » des « pouvoirs » plus ou moins extraordinaires relève de ce qu’on appelle parfois le « gouvernement caché du monde » ; il serait donc bien difficile de s’expliquer là-dessus avec quelque précision.

5º – Les animaux étant, comme nous-mêmes, des êtres dans un certain état de manifestation, il est naturel qu’ils aient comme nous leur « évolution posthume » ; mais leur « voie » est autre que celle des êtres qui passent par l’état corporel en tant qu’individus humains ; il serait donc sans aucun intérêt pour nous de chercher à la connaître en détail.

6º – L’espace et le temps ne sont que des conditions spéciales de l’état corporel ; mais quel rapport nécessaire peut-il bien y avoir entre eux et la causalité ? Cette association me paraît complètement inintelligible… La nécessité de la causalité, d’ailleurs, s’imposant à la raison humaine (en dépit de toutes les discutions artificielles des philosophes), ne saurait être établie par elle, mais relève de ce qui lui est supérieur, c’est-à-dire de l’intuition intellectuelle ; et que pourrait-on demander de plus, puisque l’intuition intellectuelle est la connaissance immédiate et infaillible ?

7º – Non, certes, je n’ai rien d’un « converti », à aucun point de vue ; et je ne conçois même pas que ces choses puissent avoir eu un « commencement » pour moi ; c’est d’ailleurs pourquoi mon « exemple », si je puis dire, ne pourrait être d’aucune utilité pour quoi que ce soit…

La « scission » qui s’est faite entre l’Orient et l’Occident ne peut s’expliquer que comme conséquence des « lois cycliques » ; c’est dire que cette question nous entraînerait bien loin. J’y ai déjà fait allusion dans la « Crise du monde moderne » ; peut-être y reviendrais-je plus explicitement dans un autre ouvrage qui en sera en quelque sorte la suite, et que je me propose d’écrire dès qu’il me sera possible d’en trouver le temps.

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Message par Ligeia Ven 22 Mai - 10:18


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Le Caire, 19 novembre 1934



Monsieur,



J’ai bien reçu vos deux lettres, dont la première s’est croisée avec la mienne. – Merci pour le n° d’« Art et Médecine », qui m’est bien parvenu également, et pour les coupures jointes à votre dernière lettre ; j’ai lu le tout avec intérêt.

Ce que vous dites au sujet du Vêdânta est juste, mais je crois que malheureusement la plupart des occidentaux, de nos jours, sont devenus complètement incapables de réfléchir… – On ne peut pas parler d’« acquérir la buddhi », puisqu’elle est en tous les êtres ; il s’agit seulement de prendre conscience de ce qui est, mais il est bien entendu que tous les individus humains ne sont pas « qualifiés » pour cela.

1° – Il n’entre pas dans mon rôle d’indiquer les moyens « pratiques » de réalisation, ce serait d’ailleurs tout à fait inutile, non pas seulement à cause de l’incompréhension occidentale, mais parce que, sans transmission initiatique régulière, ces moyens sont inopérants ; ce qui peut en être appris par les livres ne sert donc absolument à rien.

2° – On m’avait déjà signalé que Grouont, dans son nouvel ouvrage, avait omis de me citer, et je n’en ai pas été très surpris ; il a dû recevoir à ce sujet des observations du groupe Maritain, qui auront provoqué cette suppression… Il est bien entendu que ses interprétations sont tendancieuses et qu’il faut se garder de les accepter telles quelles et sans examen. Ce qui est exact en ce qui concerne Râmânuja, c’est qu’il y a chez lui une prédominance de la voie « bhakti » ; mais on ne peut dire en aucun cas que cette voie mène au même but que celle de « jnâna » ou de la connaissance : Îshwara n’est pas le suprême Brahma, mais seulement le Non-Suprême.

3° – Si l’homme n’était plus susceptible de l’identité suprême, il ne serait plus l’homme ; ce n’est pas une certaine forme corporelle qui le fait être tel ; il ne pourrait donc plus être question d’humanité. L’existence matérielle n’est d’ailleurs pas quelque chose qui puisse être conçue comme ayant une réalité propre et séparée ; la manifestation, si elle n’était reliée au Principe, n’existerait en aucune façon.

4° – L’humanité occupe le centre d’un certain état de manifestation ; mais celui-ci n’est qu’un état quelconque parmi les autres, lesquels sont en multitude indéfinie, tant du côté des états inférieurs que de celui des états supérieurs (inférieurs et supérieurs par rapport à celui que nous considérons ainsi plus spécialement parce qu’il est le nôtre).

5° – Radam était certainement assez « érudit » pour avoir pu penser à l’« Abîme » des gnostiques en écrivant la phrase que vous citez ; mais le fait de leur avoir emprunté ce terme ne prouve pas qu’il y ait eu de sa part une compréhension réelle, dont il paraît bien avoir été tout à fait incapable.

6° – a) Si je ne parle pas de la doctrine des anciens Égyptiens, c’est que je n’ai pas la prétention de la connaître, et que je pense même que personne actuellement ne peut savoir ce qu’elle était en réalité. La tradition qui est vivante maintenant en Égypte est la tradition islamique et nulle autre ; l’ancienne tradition égyptienne est une chose morte depuis bien des siècles, et personne ici ne s’en occupe (les égyptologues sont tous des Occidentaux). Remarquez que le cas est à peu près le même pour le Druidisme en France ; encore les Français actuels sont-ils en partie de descendance celtique, tandis qu’on ignore totalement ce qu’ont pu devenir les descendants des anciens Égyptiens.

b) J’ai entendu dire que Hegel aurait fait quelques emprunts aux doctrines hindoues, mais sans doute à la façon de Schlyel, Schopenhauer et autres, c’est-à-dire en les dénaturant pour les ramener à sa propre façon de voir. De tous les philosophes allemands, il n’y a que Leibnitz qui a eu quelque connaissance réelle, et encore cela n’allait pas très loin ; du reste, au fond, tout ce qui est « philosophie » n’est qu’une sorte de jeu auquel on aurait bien tort d’attacher une importance réelle ; il peut arriver que ce que dit un philosophe soit vrai ou faux, mais, dans tous les cas, ce n’est jamais que construction en l’air…

c) Je ne connais rien de W. Oken, si ce n’est son nom ; en tout cas, ce qui est bien certain, c’est que la théorie du Zéro métaphysique n’a pas de « créateur », puisqu’elle est traditionnelle, et c’est surtout dans le Taoïsme qu’elle est développée avec le plus de netteté.

7° – L’indifférence des Hindous à l’égard des Occidentaux s’explique simplement par l’absence de tout souci de « propagande » ; quant à moi, pour la même raison je me borne à exposer certaines choses sans intention de convaincre qui que ce soit, et uniquement pour ceux qui peuvent les comprendre… s’il s’en trouve ; en tout cas, dès lors que cela est fait, (peu importe par qui), il est inutile que d’autres le refasse. – Mais pourquoi me qualifier d’« européen » ? Je vous assure bien que je ne me suis jamais senti tel sous aucun rapport !

8° – D’autres que vous m’avaient déjà fait la même remarque au sujet du « Symbolisme de la Croix » ; évidemment, il est toujours possible d’y joindre quelques figures ; il ne m’avait pourtant pas semblé que ce soit nécessaire, car je pensais que chacun pouvait facilement les tracer s’il en éprouvait le besoin ; enfin, ce sera à voir en cas de réédition…

Si, malgré ce que vous dites, vous aviez encore des explications à me demander, ne craignez pas de le faire ; je vous prierai seulement de vouloir bien toujours excuser le retard de mes réponses. Quant à l’offre que vous me faites très aimablement, je vous en remercie, mais il n’est pas dans mes habitudes de recevoir quoi que ce soit en échange de quelques renseignements. Je vous demanderai seulement, lorsque vous rencontrerez quelque chose que vous jugerez susceptible de m’intéresser, de vouloir bien penser à me l’envoyer comme vous l’avez fait cette fois.

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Message par Ligeia Ven 22 Mai - 10:19


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Le Caire, 12 février 1935


Monsieur,


J’ai reçu il y a quelques jours votre lettre et son contenu, ainsi que le paquet contenant le « Monde éthérique » ; merci de tout. En dehors de la traduction du « Tao-Te-King » du P. Wieger, je n’en connais que deux autres dont on puisse tirer quelque chose : l’une est celle qui est incorporée dans la « Voie Rationnelle » de Matgioi ; l’autre est celle d’Alexandre Ular ; mais, malheureusement, je crois bien que ces deux ouvrages aussi sont maintenant tout à fait introuvables.

Pour l’expression « acquérir la buddhi », il y a une différence avec ce que vous me citez : on ne peut dire d’une faculté (qui d’ailleurs est en tout être) ce qu’on peut dire d’un état.

1 – Ce que vous dites en ce qui concerne le cas de l’isolé, et l’application que vous y faites du passage des Brahma-sûtras, est parfaitement exact ; il est d’ailleurs bien entendu que ce ne peuvent être là que de rares exceptions.

2 – Depuis que les vrais Rose-Croix se sont retirés de l’Occident, il semble bien qu’il n’y existe plus aucun centre initiatique réellement vivant. Il y a encore des vestiges, je veux dire quelque chose qui représente bien des organisations initiatiques, mais en fort mauvais état : la Maçonnerie et le Compagnonnage. En dehors de cela, il n’y a que charlatanisme ou fantaisie, en un mot « pseudo-initiation »… et même aussi parfois quelque chose de pire, qui relève de la « contre-initiation ». – Je dois cependant ajouter qu’il est possible qu’il y ait encore ça et là quelques Kabbalistes ; mais ils ne se font pas connaître et doivent être fort difficiles pour accepter des élèves, même parmi les Juifs ; quant aux non Juifs, cela leur est pratiquement inaccessible.

3 – Ce que vous dites des limitations de Râmânuja est tout à fait exact : sa doctrine vaut pour un certain point de vue relatif, mais non au-delà. On pourrait dire qu’il est hétérodoxe « négativement », quand il se mêle de nier ce qui dépasse son propre point de vue ; il en est d’ailleurs de même de quiconque, étant compétent pour un certain domaine seulement, prétend juger de ce qui est au-delà ; et vous pourriez en faire l’application aux docteurs des religions exotériques, quelles qu’elles soient, qui ont la prétention de formuler une appréciation quelconque sur ce qui relève de l’ésotérisme.

Je connais la « Philosophie comparée » de Masson-Oursel, et aussi l’auteur ; sympathie à l’égard des doctrines orientales, ou du moins de ce qu’il croit qu’elles sont, cela n’est pas douteux ; mais compréhension ? Je puis bien vous assurer que non ; le pauvre garçon qui a le malheur d’être à la fois agrégé de philosophie et élève des orientalistes, est bien incapable de sortir jamais de ses cadres universitaires ! Il a écrit sur mes livres dans le « Mercure de France » et je ne sais plus où encore, des comptes rendus qui sont parmi les plus remarquables par leur complète incompréhension… – La sympathie ne suffit pas et peut porter à faux ; il ne faut pas oublier que, sans même parler des théosophistes chez qui la chose est poussée jusqu’à la caricature, il y a des gens qui se sont pris de sympathie pour un Orient fantaisiste qu’ils ont rêvé et qui font le plus grand tort au véritable Orient ; Keyserling et Romain Rolland en sont des exemples assez typiques.

Je ne puis vous parler cette fois du livre de Wachsmuth, car je n’ai pas eu le temps de le voir encore.

Le passage d’Oken est en effet assez curieux, mais très confus ; il y a certainement ce que vous dites : confusion entre le zéro mathématique et le Zéro métaphysique ; au fond, il n’arrive pas à sortir du domaine de la quantité, et il est visible qu’il ne sait pas faire les transpositions nécessaires. Quant à Paul Valéry, je me demande toujours ce qu’il veut dire, et s’il n’y a pas chez lui une sorte de « jeu » pseudo-intellectuel plutôt qu’une pensée sérieuse ; il est bien à craindre que l’influence dont vous parlez, si elle existe, ne soit purement verbale. Autrefois, le malheureux Alfred Jarry s’était emparé de quelques formules des Upanishads qu’il répétait à tort et à travers au milieu de ses divagations ; en avait-il jamais compris un seul mot ? Celui-là était devenu fou, ce qui n’est certes pas le cas de Valéry ; mais je vous le cite pour montrer qu’il ne faudrait pas se laisser illusionner par des emprunts extérieurs qui n’impliquent pas forcément une assimilation quelconque.

À un autre point de vue, je me méfie aussi beaucoup de ce qu’on peut trouver chez les philosophes ; il faut toujours craindre de trop leur prêter, car au fond ils sont terriblement bornés. Sans doute, il peut bien y avoir chez eux quelques lueurs, surtout à leur insu ; mais ils ont vite fait de se reprendre et de noyer cela dans l’amas de leurs théories « rationnelles » !

Un des articles du « Temps » concerne le livre de Granet ; vous aurez vu, par ailleurs, celui qui lui est consacré dans le « Voile d’Isis » de janvier. J’ai le livre lui-même devant moi depuis plusieurs mois déjà ; mais il ne m’a pas encore été possible de trouver le temps de le lire !

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Message par Ligeia Jeu 28 Mai - 11:48

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Le Caire, 5 mai 1935


    Monsieur,
   

    J’ai bien reçu votre lettre il y a une dizaine de jours déjà, mais je n’ai pu trouver le temps d’y répondre plus tôt.

    Pour votre remarque au sujet du « Monde éthérique », c’est Steiner lui-même qui a placé son organisation « anthroposophique » sous le patronage de Goethe, puisqu’il a donné le nom de « Goetheanum » à son institut de Dornach ; au fond, je crois que la seule raison qu’on puisse trouver à cela, c’est que Goethe a toujours passé, à tort ou a raison, pour avoir appartenu à quelque groupement plus ou moins « rosicrucien ». – J’avais entendu souvent faire de grands éloges du second Faust ; mais je dois dire que, quand j’ai eu l’occasion de le lire (en traduction, il est vrai, puisque je ne sais pas l’allemand), j’en ai été très déçu ; je ne sais si c’est parce qu’il y a là une forme d’expression à laquelle je ne suis pas habitué, mais je n’y vois qu’un symbolisme très vague et nébuleux, que je comparerais volontiers à celui du « Peer Gynt » d’Ibsen. Je ne crois pas qu’on puisse trouver là une dérivation gnostique ; à vrai dire, la légende de Faust a bien une origine initiatique, mais la question serait de savoir jusqu’à quel point Goethe en a conservé le caractère primitif…

    1° – Il est bien difficile de parler de la « contre-initiation » plus nettement que je l’ai fait dans quelques-uns de mes articles ; elle répond à un dessein proprement « satanique », c’est-à-dire qu’elle tend à développer l’être dans un sens allant à rebours de la spiritualité ; quant à son action générale dans le monde, elle prétend aller à l’encontre de la réalisation du plan divin, ce qui est d’ailleurs forcément illusoire, car rien ne peut s’y opposer réellement, et même tout y contribue bon gré mal gré.

    2° – Votre représentation arithmétique pour les trois gunas me paraît très acceptable ; mais il faut remarquer qu’il y a d’autres cas où le « positif » et le « négatif » sont pris pour représenter, non pas le « supérieur » et l’« inférieur » comme ici, mais seulement deux termes corrélatifs et complémentaires ; il faut donc avoir bien soin d’éviter toute confusion entre ces différentes applications.

    3° – Le symbole dont il s’agit est la figure de Ganêsha, symbole hindou de la Connaissance.

    4° – Pour le passage de « L’Homme et son devenir » que vous faites remarquer, il n’y a pas réellement de contradiction : l’« âme vivante » est une chose, et la « conscience véritable de l’être » en est une autre qui ne lui est pas indissolublement liée ; cette conscience peut fort bien être transférée à un degré plus profond, comme il arrive déjà, pendant la vie, dans le sommeil profond, qui est aussi véritablement un état informel, donc supra-individuel ; mais il est bien évident que l’« âme vivante » individuelle n’est pas détruite pour cela.

    5° – La participation à la doctrine peut évidemment comporter bien des degrés, et elle peut n’être qu’indirecte et virtuelle ; l’initiation même peut demeurer virtuelle quant à ses effets ; à plus forte raison en est-il ainsi quand il s’agit de la participation « exotérique » des profanes. Cependant, dès lors qu’il y a un rattachement réel à la tradition, même indirectement, ce n’est pas quelque chose de simplement théorique ; c’est donc d’un autre ordre qu’une adhésion rationnelle à une « croyance » ; et il faut bien prendre garde que ce ne sont pas là des choses qui peuvent s’interpréter en termes « psychologiques ». Quant à savoir si ce lien est vraiment rompu dans le cas de « conversions » dont vous parlez, la question n’est pas si simple : il se peut qu’il en soit parfois ainsi, mais non pas forcément toujours ; il faudrait pour s’en rendre compte, pouvoir constater ce qui se passera à la mort de l’être considéré, et, si l’on peut dire, de quel côté il se dirigera alors.

    6° – Je ne suis pas étonné que l’ouvrage dont vous parlez vous ait déçu quant à ce que vous pensiez y trouver ; du reste, jusqu’à quel point les « néo-Thomistes » comprennent-ils saint Thomas ? En tout cas, il est certain que les citations même de saint Thomas peuvent toujours être intéressantes et utiles ; le passage que vous citez est remarquable en effet, et on pourrait sans doute en trouver d’autres du même genre. À cause de cela, j’accepte bien volontiers votre offre de m’envoyer le livre, lorsque toutefois vous n’en aurez plus besoin vous-même. – Je ne sais pas si on peut établir un rapport direct avec le Tao partout où il est question de « voie » ; il n’en est pas moins vrai qu’il y a là tout au moins l’emploi d’un même symbolisme. D’autre part, il est tout à fait certain que c’est par l’intermédiaire des Arabes qu’Aristote a été connu en Europe au moyen-âge ; les traductions latines ont été faites alors sur les traductions arabes, et non pas directement sur le texte grec. – Albert le Grand et saint Thomas étaient rattachés à une organisation hermétique ; mais il est possible que la dénomination de « Rose-Croix » n’ait pas été encore en usage à cette époque ; je ne crois pas qu’elle ait pu apparaître en fait avant le 14° siècle.

    7° – Pour les « fulgurations » de Leibnitz, votre rapprochement avec Râmânuja n’est peut-être pas sans fondement, mais il y en a encore un autre plus frappant avec le symbolisme thibétain du « Vajra » ; je l’ai indiqué dans un article du « Voile d’Isis » sur les « Pierres de foudre », que je n’arrive pas à retrouver en ce moment. – Quant au rapport des « perceptions confuses » et des « perceptions distinctes » dans la monade, il est dérivé de la théorie aristotélicienne de la puissance et de l’acte, mais avec des complications assez curieuses. – Ce qui est absurde, c’est, comme vous le dites, le « choix » de Dieu parmi les mondes possibles ; il faut dire d’ailleurs que l’idée leibnitzienne du « Meilleur des mondes » est tirée de considérations mathématiques exactes en elles-mêmes, mais mal appliquées.

    8° – Sûrement, les événements actuels ne me donnent que trop raison ; j’aurais bien préféré qu’ils ne le fassent pas aussi complètement, ni surtout d’une façon aussi rapide !

    J’ai déjà entendu parler du nouveau livre sur la « méditation bouddhique » ; d’après ce qu’on m’en a dit, il semble qu’il s’agit d’une présentation passablement « occidentalisée ». Je me demandais s’il en serait fait un service pour le « Voile d’Isis » ; rien n’étant encore venu, c’est peu probable maintenant. Là encore, je me permets donc d’accepter votre offre, mais toujours, bien entendu, sous la réserve que vous ne teniez pas à garder le volume vous-même ; merci d’avance.

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Message par Ligeia Jeu 28 Mai - 11:49

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Le Caire, 31 mai 1935

Monsieur,


Les livres me sont arrivés quelques jours après votre lettre, ainsi que cela se produit d’ailleurs souvent pour les imprimés ; merci de cet envoi ainsi que des coupures.

Il est entendu que je vous retournerai l’« Intuition intellectuelle » ; je vous en parlerai quand j’aurai lu cela. Pour le moment, j’ai pu seulement jeter un coup d’œil sur les deux autres volumes. Cette adaptation de la Bhagavad-Gîtâ est, en effet, encore un bel exemple de l’incompréhension occidentale ; et je me demande vraiment comment on peut se permettre d’écrire et de publier quelque chose sur un sujet qu’on ignore aussi complètement ; la façon de procéder de l’auteur me rappelle les traductions de Salet… – Quant à la « Méditation bouddhique », c’est une sorte de résumé plutôt élémentaire, où on sent la préoccupation constante de choisir ce qui peut convenir aux Occidentaux ; cela ne peut sûrement pas mener bien loin, mais du moins c’est assez inoffensif, et cela vaut toujours mieux que les fantasmagories des théosophistes !

Je ne connais le livre de L. Suali que par un compte rendu très élogieux que j’ai vu dans un journal italien, mais qui ne m’a pas beaucoup renseigné sur le fond ; si vous voulez bien me le communiquer, je vous le renverrai en même temps que l’autre volume.

La réponse que vous avez reçue de L. Lavelle est bien, en somme, celle qu’on pouvait attendre d’un « universitaire » tel que lui ; on ne peut même pas espérer éveiller un intérêt quelconque chez ces gens-là, ni les sortir de leurs pseudo-problèmes… Je me demande toujours, d’autre part, jusqu’à quel point des philosophes tels que ce Jaspers (que j’ignorais tout à fait) comprennent eux-mêmes ce qu’ils disent, et si l’influence orientale, quand elle existe, va plus loin qu’un simple emprunt de formules qui restent pour eux purement verbales.

J’espère que le « Voile d’Isis » vous intéressera, je regrette de n’avoir pas pensé à vous en parler plus tôt…

1° – On a bien souvent reproché aux Bouddhistes la contradiction que vous relevez, et, en effet, on ne voit pas trop ce que peut être pour eux l’être qui passe d’un état à un autre ; sans doute cela prouve-t-il tout simplement l’impossibilité de pousser logiquement jusqu’au bout la théorie de l’« impermanence ».

2° – Je ne vois pas pourquoi l’acquisition de la connaissance ne se poursuivrait pas dans le « vie prolongée », surtout si elle a déjà été préparée d’une certaine façon pendant l’existence terrestre ; l’être n’est jamais « fixé » tant que le but final n’est pas atteint.

3° – On peut sans doute parler d’hérédité pour certains éléments psychiques, mais il y a aussi des ressemblances qui s’expliquent plutôt par « affinité ». L’individu est en quelque sorte la résultante de la rencontre d’un certain être avec un certain milieu, et il doit forcément y avoir une « convenance » de ce milieu avec cet être. – L’article de Maeterlinck exprime bien, comme vous le dites, la conception occidentale, qui, là comme ailleurs, ne tient compte que du « sens horizontal » représenté ici par le milieu, et ignore totalement le « sens vertical », c’est-à-dire ce qui appartient proprement à l’être réel. – J’ajoute que, dans une époque comme la nôtre, les affinités sont certainement moins nettes et les cas d’exception plus nombreux que dans une période plus régulière.

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Message par Ligeia Lun 1 Juin - 18:30

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Le Caire, 2 juillet 1935

Monsieur,


J’ai reçu votre lettre la semaine dernière, en même temps qu’un numéro d’« Art et Médecine » ; les reproductions qu’il contient sont intéressantes, mais c’est dommage que le texte s’en tienne à des points de vue si « profanes » et extérieurs. – Les livres me sont arrivés quelques jours plus tard ; merci du tout. – Je ne savais pas que celui de Suali avait été traduit en Français. J’ai celui de Mukerji, assez « mélangé » en effet ; enfin, je vous renverrai le tout en même temps.

Depuis que je vous ai écrit, j’ai lu la brochure de R. Jolivet, et je dois avouer que, en dehors des citations de saint Thomas, je n’y ai pas trouvé grand-chose d’intéressant ; toutes ces subtilités « à côté » et toutes ces histoires d’« abstrait » et de « concret » ne correspondent pour moi à rien de réel ; je me demande d’ailleurs jusqu’à quel point saint Thomas lui même ne peut être rendu responsable du rôle fantastique attribué à l’« abstraction » par les scolastiques modernes… Quoi qu’il en soit, j’ai remarqué une chose qui me paraît très importante : c’est que, presque partout où on traduit par « esprit », le texte latin porte en réalité le mot « mens », ce qui, évidemment, n’est pas du tout la même chose. Alors les passages qui semblent nier l’intuition intellectuelle s’expliquent d’eux-mêmes, puisque c’est en ce qui concerne « mens » qu’ils la nient : cela revient à dire que « Buddhi » n’est pas incluse dans « manas », ce qui est exact ; et il est vrai aussi, d’ailleurs, que « Buddhi » n’est pas une faculté humaine (individuelle). En somme cela suffirait à résoudre toutes les difficultés ; seulement, ces gens sont loin de se douter que l’être qui est humain est aussi tout autre chose.

M. Fleury, qui est à la fois spirite et panthéiste, m’accablait jadis de lettres qui n’étaient pleines que de « discutailleries » philosophiques dont son article peut vous donner une idée ; voyant qu’il était impossible de lui faire comprendre quoi que ce soit, j’ai fini par cesser de lui répondre. Encore cet article du « Mercure » est-il plutôt moins mauvais qu’un autre qu’il a fait paraître il y a quelques années dans une revue intitulée l’« Esprit français », qui, je crois, a cessé sa publication depuis lors.

L’article sur l’« oraison » n’est pas de moi, mais de F. Schuon ; cela n’empêche pas, d’ailleurs, que j’en approuve tout à fait le contenu.

Je viens justement de lire la « Pensée chinoise » de Granet, n’en ayant pas eu le temps jusqu’ici ; il y a là-dedans une documentation intéressante, surtout en ce qui concerne les nombres ; mais il est bien évident qu’au fond il ne comprend pas, et ses interprétations « sociologiques » renversent les choses en donnant comme origine ce qui n’est qu’une simple application.

L’article de ce Docteur Naame, que je ne connais pas du tout, est assez intéressant en effet ; seulement, je me demande ce que c’est que cette histoire d’un ouvrage perdu de saint Augustin, qui aurait été intitulé « Beauté et Convention » ; ce titre me paraît bien « anachronique »…

Je ne connaissais pas les passages de Nietzsche et de Shakespeare que vous me citez, et qui sont effectivement assez curieux, ce dernier surtout. – quant à Malbranche, je ne crois pas qu’il ait rien eu d’un ésotériste, car alors il n’aurait pas été influencé par Descartes comme il l’a été ; ce qui peut parfois en donner l’illusion chez lui, c’est tout simplement ce qu’il a emprunté au platonisme (ou au néo-platonisme), que d’ailleurs il a dû connaître surtout à travers saint Augustin.

Je passe maintenant à vos différentes questions.

1° – Il faut bien comprendre que cette « prolongation indéfinie de la vie individuelle » n’est pas quelque chose que l’homme obtient par lui-même, mais une conséquence de sa participation à une Tradition ; et il est clair que la raison n’en est pas tant de le maintenir dans son individualité, ce qui en soi n’aurait aucun intérêt, que de lui permettre d’obtenir, dans ce prolongement et d’une façon en quelque sorte « différée », ce qu’il n’avait pas pu atteindre pendant sa vie terrestre.

2° – Le passage à un état plus élevé (en tant qu’état) n’implique pas forcément que l’être doive « y naître » dans une condition « centrale » comme l’est celle de l’homme dans notre état ; dans celui-ci, il y a aussi des animaux, des végétaux, etc., et, dans les autres états, il y a naturellement quelque chose qui correspond à tout cela ; un être peut donc, tout en étant dans un état plus élevé, s’y trouver dans des conditions moins avantageuses. – Quant à la « chute des anges », il faut y voir surtout un symbolisme, qui est d’ailleurs loin d’être parfaitement clair. Dans les doctrines orientales, il n’est jamais question de « chute » à proprement parler, mais seulement d’un éloignement du Principe dans le processus de la manifestation (ceci pour le développement de chaque état envisagé en lui-même et isolément).

3° – La « naissance » et la « mort » n’apparaissent comme des modifications exceptionnelles qu’autant qu’on se place dans le cycle même dont elles marquent le commencement et la fin ; autrement il n’y a pas de différence entre elles et les autres modifications ; l’explication que vous envisagez à ce sujet est donc tout à fait exacte, et c’est bien là ce que j’ai voulu dire.

4° – De même, au sujet de l’espèce, la réponse à l’objection dont vous parlez est bien en effet que l’espèce n’a de réalité que dans le sens « horizontal » exclusivement. Il y a longtemps que je me propose de traiter la question de l’espèce et de ses conditions, d’une façon plus développée ; je ne sais si j’aurai quelque jour l’occasion de réaliser ce projet…


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Message par Ligeia Lun 1 Juin - 18:31


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Le Caire, 26 août 1935

Monsieur,

J’ai bien reçu, voici déjà une dizaine de jours, votre lettre du 2 août, puis votre paquet dont je vous remercie.

Je ne connaissais que de réputation les « Propos de table » de Luther, n’ayant jamais eu l’occasion de les lire (je ne sais pas l’allemand), mais ce que vous m’en dites ne m’étonne pas ; quoi qu’il en soit je ne serais pas fâché de voir cela de plus près…

J’ai lu le livre de L. Suali ; comme vous me l’aviez dit, c’est bien présenté ; un reproche qu’on pourrait lui faire c’est d’employer assez souvent des expressions spécifiquement chrétiennes qui peuvent donner lieu à de fausses assimilations.

Si vous n’êtes pas trop pressé d’avoir vos livres, j’attendrai encore quelque temps avant de vous les renvoyer, afin de pouvoir y joindre le « Buddha » d’Oldenberg quand je l’aurai vu, puisque vous voulez bien me le communiquer également. – J’y joindrai aussi votre exemplaire de la « Méditation bouddhique », car j’en ai reçu un autre qui a été envoyé, assez tardivement du reste, comme service au « Voile d’Isis ».

Je vous remercie de l’offre que vous me faites si aimablement de m’envoyer la « Mythologie asiatique », que je ne connais pas du tout. On peut très bien m’adresser un colis postal ; cela est déjà arrivé plusieurs fois, et ils me sont toujours très bien parvenus ; je trouve en ce cas un avis à la poste.

On m’avait déjà parlé de ce livre sur le « culte de Çiva » ; la citation suffit à en indiquer l’esprit ; c’est véritablement inouï, et d’ailleurs bien anglais…

L’histoire de la mandragore est une chose vraiment bien curieuse ; j’en ai vu autrefois une qui figurait très nettement un homme, une femme et un enfant. Ceux qui prétendent que les racines qui présentent de telles formes ont été travaillées n’en ont certainement jamais vu, car, par leur contexture même, c’est là une chose tout à fait impossible.

Au sujet du passage de Shakespeare, l’expression « maturité » est tout à fait exacte en effet ; elle est d’ailleurs employée régulièrement dans l’Inde dans un sens identique ; quant aux vers de Leconte de Lisle, je ne les connaissais pas, ou tout au moins je n’en avais aucun souvenir ; j’avoue que j’en suis un peu étonné, car il ne m’a jamais semblé qu’il ait pu atteindre une compréhension bien profonde ; peut-être est-ce comme il arrive très souvent, quelque chose qu’il s’est approprié sans y saisir beaucoup plus que les mots ; en tout cas, ce ne peut pas être l’effet d’une simple coïncidence…

F. Schuon est bien le véritable nom de l’auteur de l’article sur l’« oraison » ; il est d’origine alsacienne, mais habite actuellement la Suisse ; il a même formé, à Bâle et à Lausanne, deux groupes de jeunes gens qui étudient fort sérieusement les doctrines métaphysiques ; je crois que c’est là une chose qu’il serait plus difficile à réaliser en France !

Rivand me paraît, d’après ce que je connais de lui, moins étroitement « borné » que beaucoup d’autres universitaires ; mais lui aussi est bien pris par le préjugé de tout rapporter aux Grecs ; et, même chez ceux-ci, il y a sûrement bien des choses qui lui échappent ; sa confusion au sujet des nombres le montre bien. Il est vrai qu’on voit souvent, à notre époque, des gens qui vont encore bien plus loin en ce sens, jusqu’à confondre le nombre avec le chiffre !

À propos des nombres, je ne vois pas qu’il y ait, dans le symbolisme chinois, la différence que vous pensez y trouver : le Tao « sans un nom » est le Zéro métaphysique, indiqué peut-être même encore plus nettement là que partout ailleurs ; c’est seulement le Tao « avec un nom » qui peut être identifié à la « Grande Unité » (Tai-i), représentée par le Pôle ; mais je me demande si Granet a quelque idée de cette distinction tout à fait essentielle ; quant au deux, il représente bien partout la « polarisation » : les couples « Ciel-Terre », « Yin-Yang », etc., sont bien toujours au fond, des aspects de la dualité Purusha-Prakriti (contenue dans l’unité d’Îshwara ou de l’Être). Et c’est au trois que commence proprement la manifestation : « un a produit deux, deux a produit trois, trois a produit tous les nombres » (qu’on a tous en effet dès qu’on a quatre, puisque 1 + 2 + 3 + 4 = 10 ; et c’est pourquoi, dans les idéogrammes chinois, le signe + = 10, et 10 puissance 4 =10000 désigne l’indéfinité de tous les êtres).

Dans le diagramme du Tai-Ki, il n’y a pas réellement d’axe vertical, car il doit être regardé comme tracé dans un plan horizontal ; on pourrait seulement dire qu’un des axes joue un rôle « relativement vertical » par rapport à l’autre ; mais alors pourquoi serait-ce le diamètre plutôt que la demi-circonférence (ou mieux l’ensemble des deux demi-circonférences) ? Je ne vois rien qui l’indique, et même la figure telle qu’elle est disposée habituellement (voir page 280 du livre de Granet) semble bien indiquer tout le contraire. Vous voudrez bien me dire si vous avez vu autre chose qui vous ait fait penser cela ; en tout cas, même si ce que vous dites se rencontrait quelquefois, ce ne serait encore pas une difficulté insurmontable, car il ne faudrait y voir qu’un cas particulier de cet échange des nombres et des symboles que Granet lui-même signale à plusieurs reprises (échange des nombres pairs et impairs entre le Ciel et la Terre, attribution de l’équerre à Fo-hi et du compas à Niu-Koua, etc.), mais dont, d’ailleurs, sa manie des explications « sociologiques » l’empêche de comprendre le véritable sens, car, satisfait de ce qu’il croit avoir trouvé à ce point de vue, il n’a même pas l’idée de chercher plus loin…

Comme à l’habitude, je termine par vos questions numérotées :

1° – La phrase que vous me signalez dans le « Cadeau » ne peut pas avoir de sens panthéistique, à cause de ces mots : « au point de vue absolu », qui impliquent nécessairement que l’ensemble des êtres est envisagé comme totalité principielle ; ce qui précède, c’est à dire l’affirmation de la différence « au point de vue relatif » (qui est celui de toute manifestation), écarte précisément toute conception panthéiste ou immanentiste.

2° – La limitation comme telle n’est que quelque chose de purement négatif ; elle n’a donc pas d’existence principielle, si l’on peut dire ; il ne peut être question de limitation que du point de vue des êtres contingents (je pense que c’est bien ce que vous voulez dire quand vous parlez des possibilités de manifestation considérées comme « effectuées ») ; l’erreur de point de vue, chez ces êtres, consiste à prendre la limitation (ou ce qui en résulte, et qui est par conséquent aussi négatif qu’elle-même) pour une attribution positive. En somme la limitation ne procède pas d’autre chose que de la « distinctivité » : chaque possibilité particulière, si on l’envisage séparément des autres, devient par là même exclusive (ou négative) de celle-ci ; mais, si on la rapporte au contraire à la totalité, la limitation disparaît par là même puisque, pour la totalité, il ne peut évidemment y avoir aucune limitation.

3° – a) Les états de manifestation autres que l’état humain sont bien représentés par les spires de l’hélice se suivant dans des plans différents ; il n’y a d’ailleurs pas lieu de limiter cette correspondance dans le sens ascendant à la seule modalité corporelle, chaque état comprenant naturellement des modalités multiples, aussi bien que l’état humain lui-même.

b) La difficulté que vous signalez, en ce qui concerne les spires horizontales qui s’éloignent du centre en s’élargissant, correspond seulement à une imperfection du symbolisme géométrique, qu’on ne peut corriger que par la considération du « sens inverse » : dans ce qu’il s’agit de représenter, c’est au contraire ce qui est le plus étendu (c’est-à-dire le moins limité) qui est le plus près du centre. Cette difficulté se présente aussi quand on veut représenter les « cieux », suivant Dante par exemple : on ne peut les figurer que par des cercles allant en s’agrandissant du plus bas au plus élevé, mais, en même temps, c’est le plus élevé qui est le plus proche du centre divin ; cela est facilement concevable, mais il est impossible d’en obtenir une figuration correcte.

c) Je ne vois pas pourquoi, dans la « remontée » d’un état à un autre, les modalités iraient nécessairement en s’éloignant du centre, puisqu’il y a dans chaque état des modalités qui correspondent à celles des autres. Tout ce qu’on peut dire, c’est que, la multiplicité des états étant indéfinie, la « remontée » continuerait indéfiniment, si l’être, dans un certain état (qui peut d’ailleurs être quelconque), n’arrivait à atteindre de façon effective le centre même, ce qui lui permet dès lors de s’échapper par l’axe, au lieu de continuer à tourner indéfiniment autour du cylindre (dans la rotation du « samsâra »).

4° – Si la liberté de l’être humain individuel est de l’ordre des quantités infinitésimales, c’est que l’individualité elle même l’est aussi, quand on la rapporte à l’ensemble ; il ne se peut pas que cela ne soit pas rigoureusement proportionné. D’autre part, il est bien évident que, si l’on parle de la liberté qui appartient proprement à l’individu humain comme tel, elle ne peut s’appliquer qu’à l’intérieur de son cycle de manifestation humain, ce qui revient à dire qu’elle apparaît comme nulle dès qu’on sort de ce cycle ; mais, bien entendu, elle n’est pas nulle quand on s’en tient à la considération de l’activité de l’homme individuel.


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